La revue du projet, janvier 2011 (n°4)

A quoi pense le MEDEF ?

A quoi pensent les patrons, en effet ? Au profit, dira t-on. Certes. Mais pour mieux assurer ce gain, et son pouvoir, le patronat a changé certaines de ses méthodes, il s’est remis aux études. Un temps, vers la fin des années 90, il a même fait la leçon, politique, idéologique, à une droite déconfite avant que Sarkozy ne reprenne la main.

En septembre dernier, le MEDEF tenait une université d¹été très médiatisée sur le thème de « L¹étrangeté du monde, mode d¹emploi ». On y a débattu de tout, aussi bien du poids de la Chine que d’une question comme « Faut-il donner de l¹argent de poche aux enfants ? »
Sujets consensuels, pour être dans l¹air du temps ? Pas seulement. Lors de ses « universités », le patronat souhaite « se faire entendre sur des thèmes qu¹on n¹a pas l¹habitude de traiter au cours de l¹année », dit-il ; des mois durant, ses équipes répertorient « des questions que se posent les intellectuels » et qui seront au programme de sa réunion de rentrée, très courue aujourd¹hui par des milliers de patrons. Derrière un apparent éparpillement des sujets, on retrouve des lignes directrices simples et libérales. Mme Parisot de ce point de vue n¹invente rien, elle reprend la ligne de
son prédécesseur, le baron Ernest Antoine Seillière. L’Université 2010, en effet, a été la onzième du genre, la série ayant été lancée en 2000, par deux intellectuels, deux larrons, Denis Kessler et François Ewald. Petit retour en arrière.

Patronat mondialisé

En 1998, le CNPF fait place au MEDEF. C¹est plus
qu¹un changement de sigles. Adieu le patronat de papa, oscillant entre autoritarisme et paternalisme, entretenant une vieille complicité avec un appareil d’Etat traditionnel ; bonjour le patronat moderne, celui du temps de la mondialisation, de l¹ardeur libérale et des lobbies sans frontière. Le changement d¹organisation va de pair avec une rénovation idéologico-politique. Encouragé par Seillière, l¹animateur de cette mutation est Denis Kessler, un surdoué, surdiplômé,
longtemps intime de Dominique Strauss-Kahn à l¹Université Paris 10, avec lequel il co-signe plusieurs ouvrages. On les surnommait, ces deux-là, dans les années 70, les Dupont et Pondu. Assez vite, le savoir ne suffit pas à Kessler, il veut l¹argent et le pouvoir. Le voici promu dans le monde de l¹assurance, où il bouscule toutes les règles sociales, déstructure, restructure et gagne ses galons de patron. En 1995, il est à la vice
présidence du CNPF puis co-créateur en 1998 du MEDEF auquel il donne une cohésion idéologique. Une sorte d’intellectuel organique à sa manière. Kessler, avec son compère François Ewald, ex mao devenu universitaire, et spécialiste du risque, donne une certaine pompe à cette relance intellectuelle avec la création des Universités d’été. Leur propos est foisonnant mais l¹argumentaire est précis : il faut refonder un libéralisme à la française, s¹en prendre à l¹Etat colbertien, militer pour le désengagement de l’acteur public du champ social ; il ne faut recourir à la loi que si la
société civile est d¹accord et si les négociations ont échoué. Bref il faut détricoter toute une histoire française, notamment celle de l¹après guerre. C’est ce que Kessler illustrera plus tard (en 2007) dans un article de la revue « Challenge » qui fera un certain bruit : « Adieu 1945, raccrochons notre pays au monde. »
Il faut en finir avec tous le CNR, tout ce fatras hérité d’une ère « gaullo-communiste », le « modèle français », etc... Ce n’est pas un retour au régime des corporations que prône Kessler mais un alignement sur les standards du marché mondial.
Ce projet politique s’accompagne d¹un propos philosophique sur le risque. Cet aspect de l’offensive patronale est théorisé par François Ewald. Pour lui, il faut penser le risque non plus comme « une prérogative de l¹entrepreneur justifiant le profit mais en l¹étendant à la société toute entière ». Le risque, c’est la vie ; vive donc le risque partout, dans l¹ensemble des relations humaines. En commençant par le monde du travail. Foin des statuts, protections, règlements, codes, lois, et bienvenue dans un monde de compétition permanente, de challenge, de concurrence, de conflits. Bienvenue dans la barbarie. Vivent les risquophiles, décoiffants, créateurs, libres, à bas les risquophobes, installés, pétrifiés, morts-vivants. Derrière cette rhétorique, ce qui se profile, pour le monde salarial, c’est tout simplement l’extrême fragilisation de l’individu, sa précarisation permanente, son désarmement.

Redynamiser la droite

Si cet aggiornamento patronal s¹opère en 1998, c¹est aussi parce qu¹à l¹époque, la droite est dans les choux. Chirac est à l¹Elysée mais il déçoit les siens. On ricane dans les salons sur le roi-fainéant. Où est son
programme, son projet ? C¹est en quelque sorte le patronat qui donne le signal de la reconquête idéologique ; et Kessler mène le train. C¹est
l¹époque où le chroniqueur Alain Duhamel peut écrire dans Libération : « Le MEDEF est aujourd¹hui le seul parti de droite qui fonctionne bien en France ».
Il faudra attendre au moins 2004 pour voir l¹UMP, capturé et relancé par Sarkozy, se mettre au travail idéologique et creuser le sillon ouvert par le MEDEF ; on connaît la suite.

La venue de Laurence Parisot en 2005 finalement ne change pas la donne. Elle bouscule peut-être les égos et les positions personnelles de Denis Kessler dans l¹organisation mais la vulgate patronale est construite, elle est sur les rails. Interrogé dernièrement par L¹Express, Kessler, comme tout bon libéral, semble n¹avoir rien retenu de la crise financière récente et continue d¹afficher un aplomb formidable. Pour lui la crise n¹est qu¹une manifestation normale des cycles qui gouvernent les marchés depuis toujours ; tous ceux qui prétendent encadrer, réguler, limiter, contrarier
ces cycles d¹une façon ou d¹une autre ( marxistes, keynesiens, altermondialistes...) sont des
graines de tyran. La crise, dit-il encore, a eu au moins l¹avantage d¹éliminer les mauvais (gestionnaires) ; il regrette que les banques et les traders soient devenus des « boucs émissaires commodes ». Ce qu’il faut à présent, c’est un « programme contraignant de réduction des déficits » et une « intensification des réformes », le laïus sarkozyste de base.
Prospère patron du monde de l¹assurance, l¹intellectuel Denis Kessler semble en réserve de la « république patronale ». On l’a dit tenté de disputer la place à Parisot. Pour l’heure, il fait sa pelote, on le retrouve au conseil d¹administration de Paribas et de Dexia, de
Dassault et d¹Invesco. Et puis il a présidé, de 2008 à 2010, le club le plus célèbre de la place de Paris, Le Siècle. C¹est là que se côtoie en effet l¹« élite » du patronat, d’un certain monde politique (UMP et PS) et des grands médias. Selon un rituel immuable, ces gens se retrouvent chaque dernier mercredi du mois dans les salons parisiens de l¹Automobile club, place de la Concorde. Une façon plutôt agréable faire passer les messages, d¹ajuster un discours dominant, d¹assurer une
convivialité de classe à laquelle les patrons tiennent beaucoup. De son côté, François Ewald est membre du Conseil scientifique de la Finpol, la fondation
pour l¹innovation politique liée à l¹UMP. Le monde est petit.

Gérard Streiff

Encadré

L’individu laissé à lui-même

Le sociologue Robert Castel décrypte très bien cette société de risquophiles et de risquophobes que recherche le MEDEF. Ci-dessous, extrait de son intervention à l’émission de Pascale Fourier, « Des sous et des hommes », sur AligreFM 93.1 : « On commence à prendre conscience que, finalement, la grande transformation à laquelle on assiste dans l’ordre de l’organisation du travail, c’est cette sorte de mise en mobilité généralisée. On a d’abord été conscient des effets de cette crise du travail que sont le chômage de masse, la précarisation des relations de travail, ce qui effectivement est dramatique. Je crois qu’en dessous de cela, il y une sorte de processus de mise en mobilité des situations de travail, qui tient à des causes comme la concurrence exacerbée ou les nouvelles technologies. C’est une mise en crise du système classique d’organisation du travail qui s’était faite sous la forme de collectifs de travail, et aussi associée à des syndicats assez puissants, à des protections sociales assez collectives, un droit collectif. Il me semble que c’est tout cela qui est remis en question actuellement. La tendance est, si on est optimiste, la responsabilisation de l’individu, mais en même temps, l’individu est laissé à lui-même. Il n’est plus supporté par ces régulations collectives. »

Voir aussi le sondage : Les jeunes et la politique

http://projet.pcf.fr/7461



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