Môquet ou la revanche sociale

Chateaubriant

Comme une revanche contre le Front Populaire

Gérard Streiff,

auteur de « Guy Môquet. Chateaubriant, le 22 octobre 1941 » aux éditions
Le Temps des Cerises (2007).

Le drame des 27 de Chateaubriant est largement un drame franco-français.
C’est l’Etat français qui donne la chasse aux députés PCF, dès octobre
1939. C’est un député français, François Chasseigne, qui le 16 janvier
1940, demande la peine de mort contre les communistes. Ce sont des
policiers français qui arrêtent Guy Môquet gare de l’Est, ce sont des
juges français qui le maintiennent en prison et des gendarmes français
qui le gardent au camp de Chateaubriant. Enfin, et surtout, c’est un
ministre de l’Intérieur français, Pierre Pucheu, qui désigne à
l’occupant les otages à fusiller.

A Chateaubriant, en octobre 1941, les Allemands veulent du chiffre ; ils
exigent 50 otages, histoire d’impressionner l’opinion ; ils ne se
soucient guère de l’identité des victimes ; c’est Pucheu qui va établir
la liste fatale. Son choix ne doit rien au hasard et il n’est nullement
improvisé. Ce crime ressemble à s’y méprendre à un règlement de compte,
à un crime de classe.

Pour mieux en comprendre l’enjeu, il faut sans doute revenir cinq ans en
arrière. Le Front populaire, avec ses élus comme Môquet père ou Michel,
ses syndicalistes comme Timbaud, ses usines occupées, ses augmentations
de salaires, ses 40 heures et ses congés payés, fait valser la France
des salariés. Mais pour la bourgeoisie, cette période est un cauchemar.
Une droite radicalisée, toute habitée du slogan « Plutôt Hitler que le
Front populaire », rêve de revanche.

C’est le cas notamment de Pierre Pucheu. Le personnage est exemplaire de
ces jeunes cadres modernistes (il est né 1899), très liés au patronat,
très engagés aussi dans la mouvance fasciste. Patron enrichi dans
l’import-export, cet économiste proche de la banque (Worms, Leroy
Ladurie) est un idéologue admiratif des méthodes économiques du Reich.
Il donne volontiers des conférences très écoutées ( à X Crises
notamment). Il est un des animateurs de la « Société d’études et
d’informations économiques », avec André-François Poncet et Jacques
Bardoux, qui agrège une flopée grands patrons. Bref, c’est un des hommes
clés de la « synarchie », mouvement où le patronat tente de tirer les
enseignements de la crise et de 1936 dans un sens antirépublicain et
technocratique. Réputé pour son anticommunisme farouche, il est en même
temps un dirigeant du PPF de Doriot, un vrai parti fasciste.

Le drame de Chateaubriand remet face à face, cinq ans après, les anciens
protagonistes de 1936.

Pucheu se retrouve ministre de l’Intérieur de Vichy. Il est payé pour
savoir que les prisons françaises regorgent de communistes et de
syndicalistes. Dès l’été 1941, il prémédite son coup et demande à son
chef de cabinet, un certain Chassagne, qui avait été un syndicaliste
tendance « jaune », d’inspecter le camp de Chateaubriant. Ce dernier
fait le tour des baraquements, reconnaît nombre de détenus ; il fait mine
d’écouter leurs doléances. En vérité, quelques jours après sa visite, il
adresse à la direction du centre une liste des militants les plus
responsables, exige qu’on les isole dans une baraque à part, la célèbre
baraque 19. Pucheu dispose là d’un vivier de cadres politiques et
syndicaux ; il lui suffira d’aller y piocher au cas où... C’est
exactement ce qui va se passer courant octobre. Répondant à la pression
allemande, il fournit à l’occupant sa liste d’otages. Selon les
archives, il s’en explique peu après au conseil des ministres de Vichy.
Il a voulu, dit-il, « éviter de laisser fusiller 50 bons Français et a
donc sélectionné des communistes ».

Qui sont en effet ces sacrifiés ? Il y a bien sûr Guy Môquet qui a le
« malheur » d’être le fils d’un député PCF du Front Populaire. Et puis
Charles Michel, député du Front Populaire du 15e arrondissement,
secrétaire de la Fédé CGT des Cuirs et peaux ; Jean Poulmarch, membre de
la Commission administrative de la CGT ; Jean-Pierre Timbaud, que Môquet
et d’autres surnommaient « Tintin », responsable du syndicat CGT des
Métaux de la Région parisienne ; Jules Vercuysse, secrétaire de la
fédération CGT du Textile ; Désiré Granet, secrétaire de la Fédération
CGT du Papier-carton ; Maurice Gardette, élu PCF du XIé arrondissement ;
Jean Grandel, secrétaire de la Fédération postale CGT et maire de
Gennevilliers ; Jules Auffret, syndicaliste et maire adjoint de Bondy.
Mais il faudrait les citer tous. C’est eux que Pucheu envoie à la mort.
Lui et les siens avaient personnellement cotoyé certains de ces otages
au temps des grandes batailles du Front Populaire. C’est le cas par
exemple de Désiré Granet qui connaissait Chassagne par exemple.

Tout s’est donc passé comme si une large fraction de la bourgeoisie,
revancharde, livrait ses ennemis de l’intérieur au bourreau nazi. Elle
se soumettait sans peine à l’occupant, profitant de l’aubaine pour
régler ses comptes. L’histoire heureusement ne s’arrête pas là. Pucheu
est exécuté en 1944 par la Résistance, au moment même où s’élabore, avec
la participation communiste, le programme du CNR, lequel, sur bien des
points, relançait en grand les réformes de 1936.

Publié dans L’Humanité Dimanche, octobre 2007



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