Dossier 1917/Lénine/CAUSE COMMUNE

Grandeur et misère du leninisme
(Lénine, Staline, (presque) même combat)

Gérard Streiff (20 juin 2017)

Que faire de Lénine ?
De Vladimir Illitch Oulianov, on retiendra une formidable intelligence politique qui va lui permettre, dans les conditions les plus insensées ( chef de parti clandestin, puis acteur majeur dans une Russie en fusion et enfin architecte d’une révolution socialiste), d’apporter des réponses appropriées à des défis inédits.

Un peu plus de quarante ans après la Commune de Paris, il sut faire vivre le premier Etat socialiste au monde ( la Commune était alors la référence obligée, et on se souvient que Lénine, constatant que sa révolution avait d’ores et déjà duré plus longtemps que l’exemple parisien, avait fêté comme il se doit cette victoire…)

Vladimir Illitch Oulianov pilota le pays durant à peine un septennat et jeta les bases d’une restructuration politique et sociale radicale. Dans l’histoire bouleversée de l’URSS, cette période (1917/1924) est tout à fait singulière. Elle se distingue de l’arbitraire stalinien ultérieur. Pour autant Lénine (et le « léninisme ») porte en germe la fatale dérive autoritaire qui conduira l’URSS à impasse.

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Un débat traversa un temps les communistes français sur les différences entre Lénine et Staline. L’idée assez partagée alors était la suivante : si le stalinisme était synonyme de répression et de régression, Lénine incarnait une phase plus « libérale » de la révolution.

Apparemment, la révolution russe première manière, d’octobre 1917 à la fin des années vingt (Lénine meurt en 1924, mais il semble cliniquement mort dès la moitié de 1923) se différencie de l’enrégimentement des années qui vont suivre. Dans des conditions politiques invraisemblables ( séquelles de la grande guerre, misère massive, puis guerre civile et intervention étrangère), Lénine installe un pouvoir politique basé sur une alliance entre une classe ouvrière fragile et une paysannerie pauvre. Rien à voir avec le contexte espéré par les marxistes de l’époque. De plus, la révolution n’intervient que dans un seul pays : cela non plus n’était pas au programme.

En quelques mois, le nouveau régime bénéficie d’une popularité incontestable en tenant ses promesses, c’est à dire en apportant la paix ( Lénine a le courage de signer une paix « honteuse »), en distribuant la terre, en redonnant sa dignité aux damnés. Le pays résiste à l’agression de quatorze pays, bat les armées blanches, remet sur pied une manière d’administration ( les anciennes élites s’étaient débinés). Vaste programme en un temps record et dans un cadre politique imprévu : le parti bolchevik se retrouve seul, le parlementarisme est hors-jeu, les socialistes gauche sont dans l’opposition.
Le pays connaît un état d’urgence permanent. Après un moment baptisé « communisme de guerre » (rationnement, centralisme) est expérimentée une nouvelle politique économique (NEP) plus ouverte. L’heure est à l’industrialisation, à l’électrification, à la planification.

L’ambiance de cette Russie soviétique première manière est volcanique. Pourtant, cette phase n’est pas la plus sanglante. On n’enregistre « que » quelques dizaines de morts à Pétrograd en novembre 1917 par exemple ( sans commune mesure avec les 30 000 victimes de la répression versaillaise ou les milliers de morts spartakistes en Allemagne).

« A ses débuts, ce pouvoir soviétique (…) a été sans doute un des gouvernements révolutionnaires de l’Histoire qui s’est le plus appliqué à ménager les vies et toutes les valeurs intellectuelles et artistiques » peut-on lire dans l’ouvrage collectif « L’Urss et nous », 1978, p 41.

Alors que les affrontements armés ne vont jamais vraiment cessé, le parti n’encourage pas une politique de terreur. Au 6è Congrès pan-russe des soviets, fin 1918, sont adoptés des décrets sur « la légalité révolutionnaire » et sur la protection des citoyens. Lénine semble hostile aux violences indiscriminées qui se manifestent ici ou là, à l’attitude vexatoire de Staline et d’Ordjonikidzé en Géorgie en 1921, ou à la mise au pas des syndicats par Trotski.

Soljénytsine accuse à tort Lénine d’être le créateur du Goulag (l’administration des camps) dès 1918 alors que la répression des spéculateurs alors, dans les campagnes notamment, est limitée, et sans commune mesure avec l’entreprise concentrationnaire ultérieure.

C’est l’époque du parti unique mais « on » parle ( Boukharine, Radek, Gorki, Pavlov) d’un possible retour du pluralisme. En 1920 et 1921, des mencheviks sont encore élus dans différents soviets. Un seul procès politique est signalé ces années-là. Avec la NEP, une presse autonome et critique peut se manifester. On encourage le retour des émigrès, on donne des responsabilités à des intellectuels sans obligation d’adhésion au bolchevisme.

« En somme, jusqu’à la fin des années vingt, on peut vivre en Russie soviétique en ne cachant pas des idées sensiblement différentes de celles professées par le pouvoir » (ibidem).
La composition de l’Académie des sciences est inchangée ; il n’y a pas d’épuration à l’université. Les communistes sont minoritaires dans des structures administratives comme le Gosplan.
Des membres du parti occupent des postes dirigeants malgré un passé d’opposant à la ligne officielle. Le meilleur exemple en est Trotski mais on citera aussi Lounartcharski, Zinoviev, Kamenev… Dans le parti, les fractions sont interdites mais l’expression de divergences est possible.

Dans le même temps, des libertés nouvelles
apparaissent. Les capitalistes sont dépossédés de leurs privilèges, les salariés gagnent des droits nouveaux, la liberté de circulation intérieure est instaurée et surtout, c’est l’heure de l’égalité hommes/femmes, phénoménale avancée pour l’époque ( divorce, contraception). Droits nouveaux aussi pour les peuples « colonisés » et droit de vote généralisé.

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En même temps, et sans prétendre que le stalinisme est l’enfant du léninisme, les dérives antidémocratiques qui suivront dès les années trente sont en germe dans les premières années de la Révolution.

Non seulement parce qu’on connaît tôt des phases répressives (contre les cosaques ou les anarchistes ou encore l’exil forcé de philosophes « dissidents »), que les conditions de guerre peuvent en partie expliquer sans les justifier.
Mais surtout parce que les léninistes témoignent d’un mépris à peu près total pour toute forme institutionnelle de démocratie. Comme s’ils partaient de l’idée que les notions de droit, de vote, de libertés légales (et d’État) étaient des valeurs « bourgeoises ». L’usage que les possédants avaient pu en faire auparavant était interprété comme sorte de mascarade. Le parlementarisme était purement supprimé. L’Etat précédent mis à terre ne fut pas remplacé par de nouveaux codes institutionnels ou juridiques. Un arbitraire « de classe » s’installe. Un temps des tribunaux peuvent juger sans code, à l’instinct de classe si l’on peut dire. Le droit de vote est certes généralisé mais modulé selon les circonstances. Il n’y a pas de codification du droit de manifestation ni de droit de grève.
« On partait de l’idée que le socialisme allait rapidement unifier les intérêts de la société, détruire les racines des conflits du travail. Donc si, dans une phase transitoire, on pouvait dans la pratique donner une réponse libérale à la question des différences d’opinion et des conflits du travail, il n’y avait aucune raison de donner une forme institutionnelle à ces réalités destinées à dépérir. »

Au nom de la lutte contre le juridisme bourgeois, on ouvrait la voie « à la tentation volontariste et autoritaire et à l’idée que le consensus démocratique lui-même était une donnée relative qu’on pouvait manipuler (… et on encourageait) une orientation purement gestionnaire et éventuellement autocratique de la politique où le fonctionnement démocratique ne serait plus que convention. » (ibidem)
Bref, à la phase léninienne de la révolution, prodigieuse et rapide mutation, marquée tout de même par un certain souci du dialogue, succèdera, naturellement, au temps de la collectivisation, un régime de parti unique, de culte de la personnalité et d’arbitraire.
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L’attitude de Vladimir Illitch Oulianov à l’égard de la culture offre un exemple de cette dérive autoritaire qui était en germe dans le léninisme. Dans les premières années de la révolution ( et cela va durer tout au long des années vingt), le parti laisse libre cours aux diverses tendances artistiques et littéraires. C’est une période de créativité extrême ( poésie, prose, théâtre, cinéma, architecture, peinture). Pourtant, dès 1920, Lénine, dans sa « Lettre du comité central sur les proletkult », entend changer la donne. « Proletkult » était une abréviation de « culture prolétarienne », une organisation très populaire qui prônait l’appropriation de la culture par les ouvriers et les masses. Inquiet de la force du mouvement, Lénine modifie de manière autoritaire l’organisation du « proletkult » et règle au passage ses comptes avec les futuristes. Vladimir Illitch Oulianov donnait la priorité à un travail d’éducation populaire massive et se méfiait de toute forme de rénovation culturelle, assimilée à du gauchisme et repoussée aux calendes grecques. Cette lettre de 1920 « donne en fait le prototype des mesures dirigistes (et administratives) ultérieures »

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Le léninisme existe-t-il ? Il n’y a pas à proprement de corps de doctrine. Des scribes dogmatiques, dans les années staliniennes et post-staliniennes, vont inventer un ensemble de règle qui donneront lieu au « marxisme léninisme », catéchisme soviétisé et infantilisant des textes de Marx et Engels. Le PCF prendra officiellement ses distances avec le « marxisme-léninisme » à son 23è congrès, en 1979. Et il a bien fait.



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