Revue du projet, juin 2013

L’intellectuel, le clown et l’expert

Le « silence des intellectuels » est un marronnier, un de ces sujets récurrents qui refont la Une régulièrement. Cette expression, ce constat sont généralement contestés. Pourtant des commentateurs appuient l’idée, parlent d’épuisement de l’espace démocratique, de la fin d’un modèle culturel français. Etat des lieux.

Sur internet, le thème du « silence des intellectuels » renvoie à plus de deux millions d’occurrences. L’expression n’est pas nouvelle, elle date de 1983, elle est de Max Gallo, alors porte parole du gouvernement de gauche. Mais elle revient volontiers chaque fois que se profilent de grands enjeux, des conflits, des événements politiques marquants ; on parle par exemple du silence des intellectuels à propos des révolutions arabes, de la Syrie ou encore des dernières élections présidentielles. Le couplet est rodé : mais où sont nos Voltaire, nos Zola, où sont passés les enfants des Lumières, où sont les Malraux, Sartre, Camus, Foucault, Bourdieu d’aujourd’hui ? Il existe une définition franco-française de l’intellectuel. En l’occurrence ici, il s’agit moins de l’individu raisonnant, comprenant, goûtant aux choses de l’esprit que de gens, comme le disait Jean-Paul Sartre, “qui, ayant acquis quelque notoriété par des travaux qui relèvent de l’intelligence” sortent de leur domaine pour “se mêler de ce qui ne les regarde pas”. Albert Camus ajoutait : “Notre seule justification, s’il en est une, est de parler, dans la mesure de nos moyens, pour ceux qui ne peuvent le faire”. Zola, et l’affaire Dreyfus, en fut le prototype. Un philologue allemand disait qu’en France, « prétendre avoir de l’influence sur la vie publique est inutile, aussi longtemps que l’on ne s’est pas rendu maître du mot parlé et écrit ». Bien sûr la chose n’est pas exclusivement française ; voir le Sud-africain Breyten Breytenbach face à l’apartheid ou le Palestinien Edward Saïd contre l’occupation israélienne.
Parler de silence est discutable. Si on prend les dernières présidentielles, l’intelligentsia s’est manifestée. Nicolas Truong, dans Le Monde (5/5/2012), doit en convenir : « Jacques Attali, Raymond Aubrac, Elisabeth Badinter, Ulrich Beck, Ernesto Laclau, Françoise Héritier, Jean-Luc Nancy, Michel Wieviorka, Alain Touraine, Philippe Raynaud, Ezra Suleiman, Charles Taylor... la liste est longue des intellectuels qui ont donné leur point de vue sur ce scrutin attendu. Les écrivains ne sont pas en reste. Annie Ernaux a dénoncé la récupération du 1er mai par le candidat de l’UMP. Quant à Yves Simon, Jean d’Ormesson, Renaud Camus, Alexandre Jardin et des adeptes du roman noir emmenés par Jérôme Leroy, ils se sont clairement engagés derrière des candidats ». On pourrait ajouter Edgar Morin, Régis Debray, Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, avec une mention particulière pour le très attachant Stéphane Hessel...

En même temps n’y a-t-il pas une part de vérité dans cette histoire de silence ? Le politologue Alain-Gérard Slama, évoquant les années 70 ou 80, note : « Si on regarde aujourd’hui les signatures des pétitions en faveur de Sarkozy ou de Hollande, comme le paysage a changé ! On y relève peu de grands noms, peu d’écrivains, romanciers ou essayistes, mais beaucoup de professeurs, d’experts en sciences sociales, et même des économistes. Par comparaison avec les débuts du règne de François Mitterrand, la comparaison est cruelle. » Ce fait n’est pas dû à une baisse de niveau de la pensée française, les romanciers, créateurs, inventeurs, nobelisables sont toujours aussi nombreux. Il n’est pas dû non plus à une disparition des enjeux ; au contraire, les injustices n’ont jamais été si criantes, les ingérences jamais aussi obscènes, les besoins de solidarité et d’égalité jamais aussi forts. Alors ? Il se dit souvent que la faute en revient au système médiatique. C’est ce que pense par exemple le psychanalyste Roland Gori, de l’Appel des appels. Interrogé par Marianne2, il estime que « le silence ou l’apathie des intellectuels s’explique par l’épuisement de l’espace démocratique dans lequel la dignité de penser a été confisquée d’une part par la technocratie, avec le pilotage des chiffres, d’autre part par la gestion des émotions collectives, avec une propagande spectaculaire envahissante, ce qui aboutit à faire apparaître ces ralliements aussi pathétiques qu’insignifiants ». Comme si, entre les clowns et les technos, l’intellectuel ne trouvait plus sa place. C’est en partie juste. Il y a encore autre chose. Tout se passe comme si la mondialisation influençait, et refaçonnait, le modèle culturel français. Slama, déjà cité, et qui est bien payé pour le savoir, écrit : « Depuis la fin des années 1980, la ruine des idéologies a détrôné l’intellectuel en le renvoyant à son ignorance. Le souffle de la mondialisation a achevé de balayer le modèle littéraire français en portant au premier rang l’expert-spécialiste des sciences sociales, juriste ou politologue. Notre pays a importé des Etats-Unis ces laboratoires de l’expertise collective que sont les fondations. Les seuls intellectuels qui aient sauvé une partie de leur prestige sont les historiens et les philosophes mais on ne les perçoit plus comme des généralistes. On attend d’eux des consultations » (Le Figaro, 23 mai 2012).

Il est vrai que la figure de « l’expert » est médiatiquement omniprésente. Depuis un quart de siècle, à toutes les étapes de l’aiguisement de la crise, l’expert a toujours été là, sans que son expertise calme aussi peu que ce soit la dite-crise. L’explication donnée par l’expert est relative, souvent fausse, généralement opportuniste. Ses insuffisances participent en dernière instance du discrédit général de la vie publique et du désarroi du politique. Mais surtout, aucun expert n’a jamais été en mesure de dire un projet, de donner une ambition, de fixer des repères. Ce que pouvait, et peut faire l’engagement de l’intellectuel, à côté du politique. Lui, il peut intervenir sur l’imaginaire, mobiliser des énergies, rameuter des rêves, ce qu’aucun expert-comptable jamais ne fera. C’est un peu comme si L’Aurore, en 1898, au lieu d’ouvrir ses colonnes au tonitruant Zola, pour son « J’accuse », avait fait appel à un expert pour nous parler des arcanes singulières de la haute administration militaire. Gageons que dans ce cas, Dreyfus aurait été irrémédiablement condamné ! Rallumer les étoiles, ça passera aussi par le retour des intellectuels dans le débat public.

Gérard Streiff

Encadré

Dany Laferrière condamne le silence des intellectuels.
L’écrivain haïtien réside au Québec ; il s’exprime ici dans « La Presse » (extraits).
Celui qui ne prête allégeance ni au prince, ni même au peuple, c’est l’intellectuel. Quand tout va bien, l’intellectuel devient sujet de moquerie. Mais quand la barque se trouve prise en pleine tempête, c’est vers lui que tous les regards se tournent avec un seul cri : « Mais où sont passés nos intellectuels ? » (…) L’intellectuel diffère du journaliste en allant plus loin que le constat. Le journaliste est un sismographe qui fournit des éléments précieux à l’intellectuel. Celui-ci réfléchit, consulte les livres d’histoire, regarde autour de lui, écoute la rumeur de la cité pour finalement sonner le tocsin, s’il y a lieu. Quitte à déplaire parfois, ou à mettre en danger son confort personnel, l’intellectuel doit aussi intervenir à contre-courant, sans se croire obligé de le faire contre toute logique. J’ose le dire : la première qualité d’un intellectuel c’est le courage. Et c’est ce qui manque le plus souvent de nos jours. Le courage intellectuel, c’est celui de faire face à un problème en l’analysant sous tous les angles possibles, sans chercher à l’édulcorer au moment de l’écriture. L’intellectuel doit avoir aussi le courage physique de se mouiller, même quand une situation ne semble pas, à première vue, le concerner. Or que remarquons-nous ces jours-ci face à nos problèmes de société ? Nos intellectuels brillent par leur absence. (…) La classe intellectuelle s’est couchée dernièrement. Elle s’est couchée devant Bush, en ne protestant pas assez fort lors du « Patriot Act » qui a fait reculer une démocratie qui faisait déjà l’objet de grande suspicion. (…) Elle s’est couchée au Québec devant cette montée de la droite qui, comme d’autres ailleurs, sait exciter le peuple avec la menace de l’immigration. (...) Si l’intellectuel ne doit faire taire personne, il doit tenter d’éviter que le débat ne tourne en un lynchage social. C’est en ouvrant les fenêtres pour aérer la maison que l’intellectuel devient d’utilité publique. Qu’il devient cet empêcheur de penser en rond si nécessaire dans une démocratie. Qu’il devient enfin un véritable intellectuel. (2007)



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