La revue du projet, décembre 2010 (n°3)

La crise et la fiction

Le monde en crise, l’entreprise, le travail s’invitent volontiers dans la fiction ces temps-ci : romans, BD, cinéma, téléfilms. Il y a toujours eu des créateurs pour installer leur oeuvre dans la société. Le théâtre , le roman noir ont peut-être un petit temps d’avance de ce point de vue. Mais la manière dont la fiction s’ancre aujourd’hui dans le réel paraît assez nouvelle. Retour de l’engagement ? Air du temps critique, voire anticapitaliste ? Ou message biaisé ?

L’écrivain de science-fiction Serge Lehman, parlant des romans d’anticipation actuels, a eu récemment cette phrase formidable : « La nouveauté, c’est peut-être l’impression que l’apocalypse a déjà commencé » . Cette hypersensibilité à la crise ne vaut pas, bien évidemment, pour l’ensemble des oeuvres de création. Cependant, l’actualité sociale et le monde de l’entreprise sont présents par exemple dans de très nombreux romans de la rentrée 2010. Déjà, au printemps, un ouvrage comme celui de Flore Vasseur, « Comment j’ai liquidé le siècle », annonçait la couleur, offrant une plongée étonnante dans le monde des traders. Septembre et son avalanche de nouveaux romans ont permis à quantité d’auteurs de se coltiner avec le réel, comme ont dit. Cela n’a pas échappé à de nombreux critiques. « Le Monde des livres » ou L’Humanité Dimanche ont consacré de bons dossier au sujet. Restructurations, plans sociaux, délocalisations, isolement, harcèlement, suicides, précarité, déshumanisation : ces thèmes provoquent les romanciers, nourrissent des intrigues solides et suscitent des personnages attachants. C’est le cas de Philippe Claudel (« L’enquête »), de Thierry Beinstingel (« Retour aux mots sauvages », voir l’encadré), de Natalie Kuperman (« Nous étions des êtres vivants »), de Jean-Claude Lalumière (« Le front russe »), de Maylis de Kerangal (« Naissance d’un pont »), de Philippe Vasset (« Journal intime d’une prédatrice »), de Romain Monnery (« Libre, seul et assoupi »), etc. On peut lire aussi « La carte et le territoire » de Michel Houellebecq en partie comme le « formidable récit d’un déclin programmé », selon l’expression de Jean-Claude Lebrun .
Thierry Beinstingel, justement, à qui on demandait si cette littérature sur le travail marquait un retour du « roman contre », du « roman engagé » répondait : « Il y a une grande réticence des écrivains par rapport au terme d’engagement au sens sartrien. Force est de constater cependant qu’ils s’engagent de plus en plus pour refuser cette chose abstraite et fantasmée qu’est devenu le travail ».

Le nouveau méchant

Il en est un peu de même au cinéma, européen ou américain. On a pu voir, en octobre, à Nanterre, un festival de films sur le travail, la souffrance au bureau, la perte de l’emploi ; A retenir notamment « Les miettes » (2008) de Pierre Pinaud, César du meilleur court-métrage en 2009 ; ou le prochain long-métrage -à venir- de Cédric Klapisch, « Ma part du gâteau » (2011) sur la crise financière et la rencontre d’une ouvrière au chômage et d’un trader. Le cinéma américain n’est pas en reste. Là, écrit un chroniqueur du Figaro , « pour les spectateurs lassés des espions russes et des fourbes chinois, le financier est le nouveau méchant ». Film culte, « Wall Street » d’Oliver Stone ( sur les délits d’initié, avec Michael Douglas dans le rôle de Gordon Gekko) voit sa version DVD toujours très demandée ; le tout nouveau « Wall Street 2 » ou « L’argent ne dort jamais » creuse le même sillon du krach financier. L’excellent « Cleveland contre Wall Street » du suisse Jean Stéphane Bron, sur la crise américaine des subprimes, pourtant sorti à la mi-août, marche bien. Autre film d’animation très hollywoodien, début octobre, « Moi, moche et méchant » représente notamment un directeur de « la banque du mal, ex-Lehman Brothers ». Les téléfilms abordent également ces thématiques : les huit épisodes de « Les vivants et les morts » de Gérard Mordillat narrant la fermeture d’une usine en est le plus bel exemple. Dans un tout autre genre, la série de M6 « Caméra café » traque, depuis quelque temps déjà, et avec plus ou moins de subtilité, les tares de l’entreprise.
La bande dessinée est de la partie. « Dans mon open space » de James, une série ( c’est le troisième volume) chez Dargaud, est une chronique plutôt grinçante sur la vie au travail. « Largo Winch » de Jean Van Hamme connaît un succès ahurissant en mettant en scène un financier sexy, se débattant entre FMI, LBO, BCE et OPA. Même Picsou, dit-on, est de retour : ce milliardaire avaricieux de Walt Disney, a retrouvé une cote d’enfer ; un bimestriel et un collector annuel lui sont consacrés.

Le système se défend

On peut trouver derrière toutes ces fictions – si dissemblables pourtant- et derrière l’attrait considérable qu’elles suscitent, une envie de comprendre le monde. L’inquiétude des contemporains est un puissant stimulant.
On dira ensuite, sans trop forcer le trait, que la tonalité de ces oeuvres est plutôt critique, parfois même anticapitaliste. La banque, l’argent, la finance sont montrés du doigt. C’est une donnée nouvelle, importante, probablement significative d’un air du temps durable. Certaines de ces fictions sont d’une redoutable efficacité ; on pense au roman de Claudel ; à la série de Mordillat ; au film « Cleveland contre Wall Street », pur chef d’oeuvre de démontage d’un des aspects majeurs de la crise, le subprime, mais qui montre aussi, via l’attitude du jury et son vote final, les limites de la seule colère populaire. Toutes les oeuvres évoquées dans cet article ne sont évidemment pas aussi radicalement lucides. Le système sait se défendre, même en s’autoflagelant. Souvent, on trouve, aux côtés du méchant financier par exemple un jeune capitaliste adepte des énergies renouvelables... Classique. Exemple parfait de cette récupération : Largo Winch, le bon milliardaire. On peut aussi penser que la popularité inoxydable d’un Picsou est ambivalente, à la fois rejet et attrait. Et puis, dans certains films américains notamment, on peut détecter un message subliminal, de soumission en fait. Ce « message » dit en somme au spectateur : mieux vaut vivre honnêtement de son travail qu’être riche et malheureux. Pour Emmanuel Ethis , sociologue, spécialiste de la réception du cinéma par le public ( Université d’Avignon), « Que dit-on au public ? Le bonheur est celui que vous avez. Voyez comme la vie de ce salaud est terrible. Vous, vous n’avez pas ces problèmes. Votre vie est enviable, vous êtes le vrai héros ! ».

Gérard Streiff

Encadré
L’entreprise est un roman

Dans « Retour aux mots sauvages » (Fayard), Thierry Beinstingel place son récit dans un « centre d’appel téléphonique ». Mots creux pour vendre du vide, robotisation des employés, suicidés du travail : comment tenir ? Un superbe roman, à l’écriture fluide, sur le travail à la chaîne version 2010. Extraits (pp 147/148) :

« Sur l’article, sur une double page, on voit la photo du directeur général devant un pupitre de conférencier qui porte le logo démesuré de la boîte. Il agite une main décidée devant les deux microphones, sa bouche est tordue par l’élan des paroles. Mais il paraît presque petit, dans l’ombre face à l’énorme slogan éclairé par une batterie de projecteurs et qui occupe tout le fond d’une salle grande comme un gymnase. On peut lire : AU SERVICE DE NOS CLIENTS ET DE NOS ACTIONNAIRES. Puis sur la ligne du dessous, en caractères larges : ENCORE PLUS EFFICACES. L’adjectif est écrit en plus gros que le reste. Et sur la dernière ligne : ENCORE PLUS REACTIFS. Le dernier mot est formé de lettres aussi grandes que l’orateur. A qui s’adresse ce slogan ? Qui l’a pensé ? Quel directeur, quel cerveau, non pas brumeux, mais au contraire brillant, ayant tout retenu des hautes études commerciales, théories, pratiques, circonvolutions ? Pour quelle promotion espérée ? Pour plaire à qui ? Clients, actionnaires. Mais on sait bien que c’est le mot « actionnaires » qui importe ici, « clients » est juste placé là parce qu’on n’a pas encore trouvé par quoi remplacer celui qui assure la trésorerie, celui à qui l’on dit bonjour d’une voix préenregistré. Et pourquoi a-t-on mis les adjectifs en plus gros sur les lignes du dessous ? A qui s’adresse « efficaces » ? Qui doit être « plus réactifs » ? »

Voir aussi le sondage : les cantonales, la gauche, la droite.

http://projet.pcf.fr/5660



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