La revue du projet, février 2011 (n°5)

La pensée noire ou les mutations du Front national

L¹arrivée de Marine Le Pen à la tête du Front National incarne à sa manière l¹installation d¹un « nouveau » FN. Ce parti a bien changé depuis sa création en 1972. Il est toujours d¹extrême droite, certes, mais il a adapté son propos à un monde changeant. On peut notamment retrouver dans ces mutations l¹influence discrète du G.R.E.C.E. d¹Alain de Benoist.

En 1972, le tout jeune Front National regroupe un quarteron de nostalgiques de l¹OAS, des racistes patentés, des boutiquiers inconditionnels du libre marché et des atlantistes totalement pro-américains (Reagan sera longtemps LE modèle de Le Pen). Le F.N. actuel s¹est opposé aux deux guerres d¹Irak ( tout en soutenant mordicus le sinistre Saddam Hussein), il parle « d¹égalité des cultures (raciales) » dans le monde, fustige l¹ultra-libéralisme et l¹Amérique. C¹est qu¹entre-temps, le monde a changé, l¹Est s¹est effondré et une place était à prendre dans l¹imaginaire populaire. Et puis le FN a su suivre, finalement, les conseils d¹un groupuscule de penseurs d¹ultra-droite, le G.R.E.C.E., Groupe de recherche
et d¹étude pour la civilisation européenne. Ce groupe est fondé en mars 1968 par le philosophe Alain de Benoist. Mesurant alors le total discrédit de l¹extrême droite française, depuis la guerre et la collaboration, il tente
de donner une nouvelle légitimité à sa famille politique. Et avance notamment trois thèmes fondateurs : à la place du racisme ou du racialisme, il propose le « différentialisme ». Pour obtenir d¹être respectés ici, chez nous, Blancs et Chrétiens, il faut qu¹on respecte l¹Autre là bas, le Noir,
le Musulman. Il faut une « égalité des cultures » ( le mot « cultures » étant devenu l¹autre terme pour dire les races) dans le monde. Pas question que ces « cultures » se mélangent chez nous, mais à distance, ça peut marcher... D¹autre part, le libéralisme économique est dénoncé pour son matérialisme, il est considéré comme portant atteinte à l¹intégrité spirituelle de l¹Occident. Enfin, autre piste très importante du G.R.E.C.E., l¹extrême droite n¹est plus
« la caricature de la droite » comme on disait souvent, elle ne se contente plus d¹en rajouter sur les positions de la droite classique, elle est ailleurs, elle n¹est ni de gauche, ni de droite. L¹air de rien, ces trois idées vont faire un malheur et assurer, ultérieurement, la prospérité du FN.
Au début, entre le G.R.E.C.E. et le FN, les rapports ne sont pas au beau fixe. Et si le mouvement de de Benoist a, semble-t-il, disparu, ses idées finiront par s¹imposer à
l¹extrême droite ces quinze dernières années pour former l¹actuel argumentaire frontiste.

Le FN accentue son discours social

L¹extrême droite de tout temps a été obsédée par la question identitaire. Les Français « de souche » ont en commun une identité commune sur un mode ethnique et culturel et tout ce qui pouvait troubler, contaminer cette « pureté » originelle, que ce soit l¹étranger ou encore toute idéologie qui diviserait la communauté nationale, comme « l¹égalitarisme », le socialisme ou même plus généralement les questions sociales, tout cela n¹avait guère leur place dans la rhétorique frontiste et était mis de côté. Au milieu des années quatre-vingt, ce culte de l¹identité ( et un discours anti-élite) n¹a pas été sans écho dans une partie de la classe ouvrière qui s¹est sentie trahie ou abandonnée par la gauche ( et le PCF). Lors de la présidentielle de 1995, 30% des ouvriers votent FN, ils sont 24% aux législatives de 1997 et le FN devient le principal parti ouvrier ! C’est dans la foulée qu’il accentue son discours social afin de fidéliser cet électorat populaire. Il investit
désormais ces thématiques avec d¹autant moins de scrupules qu¹éloigné de toute participation gouvernementale, il peut tout promettre sans risque.
C¹est l¹époque où il se met à dénoncer les clivages de classe et surtout le libéralisme économique, accusé de pervertir les valeurs françaises. Le Pen n¹est pas devenu anticapitaliste ni égalitaire ; simplement , il y a derrière son propos « social », l¹obsession identitaire qui rode. Par
exemple, quand le FN, au nom d¹une démarche souverainiste et protectionniste, condamne Maastricht ou la constitution européenne, ce n¹est pas tant la machine de guerre capitaliste et antisociale ou autoritaire qu¹il fustige, c¹est la menace pour l¹intégrité de l¹identité
française que cela représenterait. On peut dire la même chose concernant la mondialisation : le FN joue des inquiétudes légitimes qui sont dans l¹air ( voir le sondage, page suivante) pour se montrer très critique (la mondialisation est « totalitaire » dit-il) tout en plaidant pour « l¹égalité entre les cultures » . Mais ici aussi, lorsqu¹on creuse son discours, ce n¹est pas le triomphe du tout-privé qu¹incarne la mondialisation ni l¹effondrement de l¹intérêt public qui est à l¹oeuvre un peu partout, qui le gênent ; son principal argument, c¹est, face à la mondialisation, la préservation du caractère spirituel de la nation, sa cohésion ethnique. De même quand il parle d¹égalité entre les cultures, cela pourrait laisser entendre qu¹il reprend à son compte un propos de nature démocratique (l¹égalité) ; il n¹en est rien ; cette égalité, dès qu¹on évoque le terrain national, n¹existe plus pour lui ; ne sont citoyens à ses yeux que ceux qui partagent une même communauté d¹origine et la citoyenneté, donc, ne peut résulter que d¹une filiation ethnique ; c¹est le domaine de l¹inégalité par excellence.
Pour le FN, la vie politique ne se résume pas à un conflit gauche ¬ droite mais à une opposition entre nationalistes et cosmopolites. D¹un côté il y a les Français, attachés à la particularité de leur civilisation et de l¹autre les « mondialistes », les lobby « pro-immigration » ou les « euro-fédérastes », jeu de mot ultra où l¹on imagine sans peine l¹étranger violeur. Bref le brassage culturel, la mixité ethnique, le métissage, voilà l¹ennemi. Un argumentaire assez pauvre mais dont la force est à la fois d¹avoir su jouer en permanence sur la question du rapport à l¹Autre, qui est une question lancinante dans le débat public depuis dix ans au moins (immigration, islamisme, intégration, etc) et d¹avoir systématiquement brandi le drapeau du « ni gauche ¬ ni droite », une idée partagée par une proportion
croissante de concitoyens. Le repli sur la communauté, sur l¹identité, en ces temps de mondialisation ravageuse, lié au sentiment du « tous pourris », cela peut être vécu comme une réponse. C¹est sans doute là que réside le principal ressort de l¹extrême droite.

Gérard Streiff

Encadré
Lire Sylvain Crépon
On lira avec intérêt, sur le site « Fragments sur les Temps Présents » (FTP), plusieurs études sur l¹extrême droite, et notamment « Le tournant anti-capitaliste du FN. Retour sur un renouveau idéologique des années 1990 » -auquel cet article doit beaucoup - de l¹universitaire Sylvain Crépon,
sociologue, auteur de plusieurs ouvrages sur la question. Extraits.

« Si peu de doutes peuvent être émis sur le fait que le Front national est effectivement un parti d¹extrême droite dont l¹idéologie s¹applique à saper les fondements démocratiques, son adaptation aux problématiques économiques et politiques actuelles contribue sans aucun doute à rendre légitime une partie de son discours auprès d¹un électorat précarisé qui, ne se reconnaissant plus dans l¹offre politique traditionnelle, est susceptible de se sentir abandonné par les instances tant politiques que publiques. Ne se voyant manifestement pas proposer des outils susceptibles de se situer politiquement par rapport aux nouveaux enjeux utilitaristes de la mondialisation, cet électorat peut dès lors être tenté de se tourner vers
les identités communautaristes les plus grégaires. Avec le risque qu¹elles soient perçues comme l¹ultime alternative efficace face à un monde où le règne d¹une dérégulation toujours plus grande, en plus d¹accentuer la paupérisation, déstructure effectivement les liens sociaux, qu¹ils soient
culturels ou politiques. C¹est donc de leur capacité à mobiliser cet électorat déshérité, principal perdant des nouvelles formes de l¹utilitarisme marchand, que dépendront les succès ou les échecs des mouvements progressistes attachés aux valeurs démocratiques, face à la double menace de la globalisation effrénée et de l¹irrédentisme identitaire. »

Voir aussi le sondage : Recul du libéralisme et confusion politique

http://projet.pcf.fr/7919



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