Rubrique/revue/n°18

De la technostructure

Caractérisant le pouvoir macronien, le dernier congrès communiste parlait de « la montée en force d’une technostructure au service des actionnaires ». Retour sur cette expression.

Certains attribuent le terme de technostructure à l’économiste américain Galbraith et le Petit Robert en donne la définition suivante : « ensemble des technocrates de l’administration, des techniciens et spécialistes travaillant dans des commissions, des cadres dirigeants des grandes entreprises participant au processus de prise de décision ». Le phénomène n’est pas vraiment nouveau. On se souvient de la « synarchie » du temps de Pétain, de la technocratie qui va prospérer sous la cinquième république gaulliste, notamment dans les années 60. On pense à l’essai polémique sur « L’énarchie ou les mandarins de la société bourgeoise » de Jacques Mandrin, pseudo de JP Chevènement (1967) et bien sûr aux travaux de Pierre Bourdieu, qui écrivit en 1989 (Editions de Minuit) « Noblesse d’Etat : grandes écoles et esprit de corps » (voir l’encadré). La technostructure macroniste est en partie héritère de cette histoire. En même temps l’appareil de direction actuel présente quelques caractéristiques bien marquées.

La technostructure de 2020 est totalement libérale. Cet alignement sur la doxa ordolibérale, comme on dit, s’est amplifié à partir des années 80. Il n’en a pas toujours été ainsi. Rappelons que la création de l’ENA, aux lendemains de la guerre, s’est faite sous le double parrainage du général de Gaulle et de Maurice Thorez, ministre d’Etat. Après la faillite de la haute administration sous Vichy, il s’agissait de mettre sur pied un encadrement républicain soucieux de l’intérêt général, du sens de l’Etat, de la planification démocratique, etc. Ces valeurs vont progressivement s’effacer, à tel point que Frederic Thiriez - chargé par Macron du projet de réforme de l’ENA, un dessin aujourd’hui mis en sommeil mais qui ne manquera pas de resurgir -, un haut fonctionnaire pourtant très « dans les clous », regrettait dernièrement « l’effarant conformisme idéologique des candidats » à l’ENA et de la plupart des énarques.

Cette machinerie d’Etat fonctionne en complète symbiose avec les hautes sphères capitalistes. Là non plus ce mécanisme n’est pas nouveau. Ce qu’on appelle le « pantouflage » est une vieille pratique française. Mais comme le mot l’exprimait assez bien, et douillettement si l’on ose écrire, il désignait à l’origine la trajectoire de hauts fonctionnaires qui finissaient leur carrière dans les conseils d’administration de grands groupes privés, leur faisant partager un savoir-faire contre de riches dotations. Aujourd’hui, de jeunes hauts cadres de l’Etat, à peine formés, « passent » au privé, au point qu’il est question de légiférer pour leur imposer un temps minimum de pratique dans le service public. A l’inverse de hauts cadres de la finance notamment nichent, par divers biais, dans l’appareil d’Etat et cumulent sans vergogne. L’énarque Benoit Ribadeau-Dumas, directeur de cabinet du premier ministre Edouard Philippe, vient de Thales, groupe d’électronique spécialisé dans l’aérospatiale, la défense, la sécurité et le transport terrestre.

Cette caste, c’est une autre de ses singularités, est au service d’un pouvoir hyperconcentré. Là aussi, on dira : rien de neuf sous le soleil ! Cependant l’imbrication actuelle des différents lieux de pouvoir, cette interpénétration des prérogatives politiques, économiques, financières, médiatiques est sans précédent. C’est un phénomène qui a accompagné la concentration des richesses depuis les années 70 en France et en Occident. Cette endogamie marque profondément ce personnel dirigeant. C’est net, mais non exclusif, dans le monde des médias. L’épouse de l’ancien secrétaire général de l’Elysée sous François Hollande est à la direction du groupe Lagardère où elle côtoie Nicolas Sarkozy (et Isabelle Juppé) alors que Nicolas Bazire, ancien chef de cabinet de Balladur, est à la tête du groupe Arnault et les rapports étroits entre le clan Chirac et le groupe Pinault sont notoires.

Cette technostructure enfin est normée comme jamais par l’actuelle mondialisation (volontiers montrée du doigt aujourd’hui avec la crise sanitaire). Ces cadres affichent un joli cursus international, qui chamboule d’ailleurs leur formation. Les enfants de la bourgeoisie rêvaient hier de faire l’ENA et de briller en culture générale. Ils aspirent aujourd’hui à une grande école de commerce avec la perspective d’un diplôme d’une université américaine. Dans ces lieux de savoir, en principe, on leur demande surtout deux choses : maîtriser l’art du management et tisser un solide carnet d’adresses. L’ENA forme (formait ?) moins de 100 lauréats par an. On évalue à 200 le nombre de jeunes français qui, chaque année, fréquentent Harvard ou le MIT, ces écoles où sont passés les Kennedy, Obama et autre Bill Gates, et où il faut tout de même sortir 65 000 dollars d’inscription en première année. Exemples de cette technostructure mondialisée : Axel Dumas, PDG d’Hermès, qui a fait Harvard après sciences-po ; ou Henri Poupat Lafarge, PDG d’Alstom, revenu des écoles du Massachussets après Polytechnique et l’école des ponts.

ENCADRE
La noblesse d’Etat

« Pour parler aujourd’hui non des puissants, comme certaine histoire, ou du pouvoir, comme certaine philosophie, mais des jeux sociaux, les champs, où se produisent les différents enjeux de pouvoir et les différents atouts, les capitaux, nécessaires pour y triompher, il faut mobiliser toutes les ressources de la statistique, de la théorie anthropologique et de l’histoire sociale. Comment s’est constituée la configuration singulière de pouvoirs, intellectuels, politiques, bureaucratiques, économiques, qui domine les sociétés contemporaines ? Comment ces pouvoirs, notamment ceux qui s’autorisent de l’autorité conférée par l’École, obtiennent-ils notre reconnaissance ? Qu’est-ce que la compétence dont se réclament les technocraties ? Le travail de consécration qu’accomplit l’institution scolaire, notamment à travers les grandes écoles, s’observe dans l’histoire, à des variantes près, toutes les fois qu’il s’agit de produire une noblesse ; et les groupes socialement reconnus, en particulier les grands corps, qui en sont le produit, fonctionnent selon une logique tout à fait semblable à celle des divisions d’Ancien Régime, nobles et roturiers, grande et petite noblesse. La noblesse d’État qui dispose d’une panoplie sans précédent de pouvoirs, économiques, bureaucratiques et même intellectuels, et de titres propres à justifier son privilège, titre d’écoles, titres de propriété et titres de noblesse, est l’héritière structurale – et parfois généalogique – de la noblesse de robe qui, pour se construire comme telle, contre d’autres espèces de pouvoirs, a dû construire l’État moderne, et tous les mythes républicains, méritocratie, école libératrice, service public.
Grâce à une écriture qui alterne l’humour de la distance avec la rigueur du raisonnement statistique ou de la construction théorique, Pierre Bourdieu propose une réalisation accomplie d’une anthropologie totale, capable de surmonter l’opposition entre l’art et la science, l’évocation et l’explication, la description qui fait voir et le modèle qui fait comprendre. Déchirant l’écran des évidences qui protègent le monde familier contre la connaissance, il dévoile les secrets de la magie sociale qui se cache dans les opérations les plus ordinaires de l’existence quotidienne, comme l’octroi d’un titre scolaire ou d’un certificat médical, la nomination d’un fonctionnaire ou l’institution d’une grille des salaires. »

Présentation du livre de Pierre Bourdieu, La Noblesse d’Etat, Grandes écoles et esprit de corps, 1989



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