L’eurocommunisme

L’eurocommunisme

Rappel historique

Août 2007

Note à paraître

La notion d’eurocommunisme étant évoquée ici ou là, rappelons ce que fut ce météore politique, qui brille de mille feux quelques mois seulement et essentiellement au cours de l’année 1977.

1) Trois éléments constitutifs

Dès son apparition dans le débat public , la notion s’impose très vite dans la vie politique française et européenne. Elle répond alors à une forte attente, perceptible à la fois dans l’aggiornamento communiste en cours, dans la recherche d’une nouvelle coopération progressiste en Europe et dans la critique montante des réalités de l’Est.

Le communisme occidental, après 1968, est travaillé par des interrogations productives. En France, prolongeant le travail amorcé par Waldeck Rochet puis gelé (1969-1973), Georges Marchais avec Jean Kanapa (notamment) entreprennent une redéfinition du communisme à la française. La raison de cette relance est liée à la fois à la politique unitaire (rééquilibrer une dynamique qui profite surtout au PS) et au besoin de renouveler le projet communiste : "Le défi démocratique" en 1973, la condamnation du stalinisme (1975), le 22è congrès en 1976 ( abandon de la dictature du prolétariat, réformes démocratiques vers un socialisme aux couleurs nationales).

Le PCF, dont la place est désormais reconnue au sein du Parlement européen (1973), commence à mieux prendre en compte la réalité de la communauté européenne. Il cherche à développer la coordination entre PC de l’ouest européen : rencontre de janvier 1974 à Bruxelles.
Dans la foulée, il entame une concertation accrue avec le PCItalien. Rencontre de novembre 1975 Marchais / Berlinguer donnant lieu à un long communiqué commun faisant état d’une certaine analyse commune et d’un calendrier d’initiatives de masse, qui vont connaître un grand succès (meeting à la Villette notamment).
Cette même réflexion se retrouve peu ou prou dans d’autres PC ( en Europe : Espagne, Grande Bretagne, Belgique, et au-delà : Japon, Mexique...).

Moscou n’apprécie pas cette "régionalisation" de la concertation communiste. Les relations entre le Pcf et le Pcus, contrariées en 1968 ( Tchécoslovaquie), s’étaient normalisées (1969-1972) ; depuis 1973 (et l’arrivée de Kanapa à la polex), elles se tendent à nouveau. Moscou s’agace de la rencontre de Bruxelles, tente de s’y inviter (sera présente via la revue NRI) puis tente une reprise en main avec la préparation (interminable) de la Conférence des PC de toute l’Europe à Berlin en (juin) 1976. Le PCF en limite la teneur, les objectifs (désarmement) et Marchais dans son intervention salue les convergences entre pc de l’Ouest, y voyant "un important facteur de succès de nos luttes dans cette partie du monde".

Voilà donc les trois ingrédients de l’eurocommunisme : un travail de redéfinition du communisme ; une convergence nouvelle au niveau ouest-européen ; une volonté de différenciation avec l’Est.

2) Une gloire spectaculaire (et éphémère)

En politique, comme dans bien d’autres domaines, est entendu ce qui est attendu. Fin 1976, début 1977, l’idée d’un nouveau communisme, d’un eurocommunisme est dans l’air. Elle va se matérialiser avec la rencontre de Madrid de trois pc, l’espagnol, le français et l’italien. L’idée, de Paris et de Rome, est d’apporter un appui officiel, spectaculaire aux communistes espagnols qui sortent péniblement de la clandestinité, la dictature franquiste étant moribonde. Cette rencontre (2 et 3 mars 1977) va engendrer une véritable explosion d’articles, commentaires, analyses globalement favorables sur le thème de la naissance de l’eurocommunisme.
Pour Pierre-Vianson Ponté du Monde, "nul ne conteste l’apparition d’une nouvelle image du communisme en France" et l’historien JJ Becker écrira : "On put avoir le sentiment que Georges Marchais avait la tentation de se mettre à son compte, de jouer les Tito à la française".

La notion a tout pour séduire une large partie de la gauche non-acquise à la ligne d’Epinay. Les enquêtes d’opinion montrent alors la popularité de ce projet. Un sondage Sofres d’avril 1977, pour les quotidiens de province, indique qu’une nette majorité de Français (52% contre 19) voit "de grandes différences" entre le socialisme du PCF et celui des pays de l’Est ; dans une même proportion, (50 contre 18), les sondés estiment que le projet du PCF est plus proche de celui de Mitterrand que de Moscou. Même si, pour l’heure, les Français ne sont pas encore convaincus de la pleine indépendance du PCF (34 contre 36 et 30 sans opinion).
Selon Alain Duhamel, " c’est un élément d’information important pour l’année préélectorale qui commence : les Français distinguent de plus en plus l’eurocommunisme du socialisme tel qu’il existe dans les pays de l’Est. Pour eux, le rideau de fer commence à tomber aussi entre partis communistes européens selon qu’ils vivent à l’Ouest ou à l’Est. Cela retentit naturellement sur l’image du PCF et, bien sur, positivement. Voilà l’indication essentielle - et précieuse- qui ressort de ce sondage".

Le concept d’"eurocommunisme", apparu à la charnière de 1976 et 1977, s’est imposé au PCF. Des communistes demeurent méfiants et trouvent qu’on leur force la main mais une partie de la direction, avec Marchais et Kanapa, estime que la notion peut correspondre à leur projet ; elle n’en reste pas moins prudente dans son expression publique, use de formule comme " ce que certains appellent" ou "ce que l’on nomme eurocommunisme", etc. Bref, elle est sur la réserve ; on parle très peu de cette novation dans la presse communiste (les articles de L’Humanité de Roland Leroy courant 1977 se comptent sur les doigts d’une main !). Quasiment aucun papier avant l’article "Peut-on parler d’eurocommunisme ?", fin février 1977, dans l’hebdomadaire France Nouvelle . L’attaque est prudente :" A lire une certaine presse, un nouveau spectre hanterait l’Europe : le spectre de l’eurocommunisme. Ce n’est pas nous comme on sait qui avons inventé le mot et il ne fait pas partie de notre vocabulaire politique. Nous ne pensons pas en effet qu’il existe de "modèles" universels ou régionaux de socialisme. C’est à chaque parti communiste qu’il appartient de déterminer en toute indépendance sa politique ; en outre notre solidarité est indivisible : elle va à l’ensemble des PC, de toutes les forces démocratiques et progressistes. Cela dit, le terme d’eurocommunisme, si impropre qu’il soit, désigne-t-il quand même une réalité ? Et dans ce cas quelle réalité ?"
Après ce préambule, l’article rappelle que la notion en question ne vise pas tant la rencontre de Bruxelles des PC d’Europe, en 1974, et ses suites que la convergence stratégique de certains d’entre eux. Pour preuve, les déclarations communes, de l’été 1975 au début de 1977, des PC italien, espagnol, français, japonais, britannique. Le papier pointe six grandes caractéristiques communes (et donne de larges citations à l’appui) concernant : la crise de la société capitaliste ; ses conséquences (régression sociales et démocratiques) ; une voie démocratique au socialisme ; un socialisme qui égale liberté ; une politique de larges alliances ; la pleine indépendance des PC.
Il y a donc là, de fait, une première définition du concept. En conclusion, l’article fait observer que le 22è congrès du Pcf n’est "pas un phénomène marginal ni le fruit d’une réflexion isolée" ; il faut y voir "les contours réels de l’approfondissement des stratégies d’une série de PC de pays hautement développés". C’est un "fait nouveau".

On observera que cette définition est large, qu’elle se garde de parler frontalement des pays de l’Est, si ce n’est cette phrase :" Les problèmes se posent dans des conditions très éloignées de celles que rencontraient les révolutionnaires russes voici 60 ans". Mais le mot est "reconnu" ; il est "porteur" ; sa gloire semble assurée.

Nous sommes au printemps 1977. Les municipales sont un triomphe pour la gauche ; désormais tout le monde s’attend à la victoire annoncée de la gauche aux législatives du printemps suivant.
Le PC Italien représente près d’un tiers de l’électorat ; le renouveau des communistes espagnols marquent le retour de la démocratie.
Dans ce contexte, la notion d’eurocommunisme enregistre une popularité foudroyante. La couverture de presse est considérable. Des livres sortent, celui de François Fontvielle-Alquie, celui de Fernando Claudin ("L’eurocommunisme"). La droite s’énerve. Pour le Figaro, "c’est à Moscou qu’est né l’eurocommunisme". Chirac dit que "c’est une plaisanterie, les communistes sont des vassaux fidèles du Kremlin". Mitterrand s’impatiente : il se dit " pas très sensible à la définition eurocommuniste".
Le phénomène a naturellement une dimension internationale ; les colloques se multiplient sur le sujet (notamment en Allemagne de l’Ouest).
Moscou réagit ; ses relations avec les PC français, italien et espagnols s’enveniment. Toutes ces vélléités d’autonomie sur une ligne démocratique dérangent. Mais pour l’heure la polémique reste limitée à des cercles restreints. Les revues satellites, genre "Temps nouveaux", dépendant du secteur international du PCUS (Ponomariev, Zagladine), se montrent agressives (mais qui les lit ?). Le romancier François Salvaing raconte dans "Parti" comment, passant alors ses vacances à l’Est, il trouve chaque matin, avec son petit déjeuner, des brochures de propagande contre l’eurocommunisme. Le ton monte donc , cette opposition était attendue et le PCF espère faire l’économie d’une polémique trop publique.
Le problème, c’est que l’eurocommunisme à peine née va s’affaisser "de l’intérieur".

3) Le soufflé retombe vite

Tout se passe en effet comme si les vecteurs de cette novation eurocommunise ne portaient pas vraiment leur projet.
Le parti espagnol est vite occupé par de vives divisions internes. Les Italiens affrontent une situation nationale dramatique ; alors qu’une large partie de la jeunesse et du monde ouvrier se radicalise, la seule option que prône le pc est le "compromis historique" avec la droite DC.
Au PCF, les "eurocommunistes" de la direction finissent, durant l’été, par se diviser sur les enjeux de politique intérieure ( alliance, renégociation du programme commun).
Cette séquence montre par parenthèse la fragilité des liens entre PC occidentaux.
A l’automne 77, le cœur n’y est plus.
Certes l’eurocommunisme continue de faire parler de lui. En septembre 1977, les commentaires sont encore nombreux dans la presse à l’occasion de la parution de "L’eurocommunisme et l’Etat" de Santiago Carillo, mais ils portent plus sur les tensions entre Moscou et Carillo que sur le projet lui même.
Fin octobre, nouvel article, toujours dans France Nouvelle :"L’eurocommunisme fait parler de lui". Il y est dit :" Cette gêne (de droite ou de gauche, de l’Est ou de l’Ouest, NDR) n’est pas étrangère au fait que l’eurocommunisme traduit à sa manière la profonde aspiration des travailleurs au socialisme dans la liberté et leur intérêt croissant pour les soutiens préconisées, dans divers pays occidentaux, par les communistes".
Mais le sujet est marginalisé par la lourde actualité intérieure (débats PC-PS).
Fin 1977, Kanapa poursuit ce travail de définition d’un nouveau communisme en précisant la critique de l’Est (une différence de "conception" du socialisme, dixit Paul Laurent, à Moscou, en novembre 1977). En décembre, dans une conférence à l’école centrale sur l’histoire du MCI, puis lors d’une rencontre à Sciences Po à l’invitation de Lily Marcou, Kanapa reformulera encore le projet eurocommuniste et la différence de "conception" entre ce projet et l’Est. Mais ce travail reste alors confidentiel. La notion d’"eurocommunisme" a vécu ; elle sera absente de la campagne des législatives de 1978 (et la critique de l’Est mise en sourdine, voir l’épisode de la brochure des législatives avec la photo Juquin-Plioutch, retirée).

Le terme sera encore un peu évoqué à l’automne 78, lors du débat interne du PCF (sera publiée alors, avec un an de retard, la conférence de Kanapa sur le MCI) ; sort également "L’Urss et nous" mais ces textes semblent à contre-courant. La notion est totalement absente de la première campagne des élections européennes de 1979.

Bref, le projet eurocommuniste, pourtant intensément "attendu", échoue parce qu’il est mal défini et mal défendu.
On pourrait lui appliquer cette réflexion de Bossuet : " entre le temps où je n’étais pas et celui où je ne suis déjà plus, que j’occupe peu de place dans le grand abîme des temps".



Site réalisé par Scup | avec Spip | Espace privé | Editeur | Nous écrire