Chaudun

Article publié dans le numéro 90 de 1895, Revue d’histoire du cinéma, printemps 2020 pp 262/264

« La fleur de l’âge » : le film maudit de Prévert et Carné

Il est toujours délicat de faire son choix dans une rentrée littéraire qui charrie invariablement ses 500 romans. En cet automne 2019, pourtant, je n’ai pas hésité, je me suis précipité sur « L’île des enfants perdus » de Nicolas Chaudun (Actes Sud). Pourquoi ? parce qu’il parle d’un film maudit, « La fleur de l’âge » (1947), film inachevé, pire : film disparu, pourtant signé par deux monstres, Jacques Prévert et Marcel Carné ; parce qu’il évoque une histoire terrible, celle des bagnes pour enfants qui ont fleuri il n’y a pas si longtemps en France ; et accessoirement parce que je connais un peu un des lieux du drame, notamment le domaine de Bruté/Souverain à Belle-Ile-en-mer ; j’ai d’ailleurs fabriqué un petit roman jeunesse sur cet épisode.

Au commencement, donc, il y a un bagne d’enfants. A Belle-Ile-en-mer, qui est bien le décor aimable chanté par Laurent Voulzy (« Belle-Ile-en-mer, Marie Galante ») mais pas que. Depuis la fin du 19è siècle, et jusqu’aux années 70 du siècle dernier, des établissements pénitenciers ont « accueilli » des enfants de dix à seize ans, petits délinquants peut-être mais pour beaucoup simples vagabonds ( le vagabondage fut longtemps un délit). Sur l’île, on trouvait deux prisons, l’une appelée Haute Boulogne, près du fort Vauban (elle « formait » des pêcheurs), la seconde sise à Bruté/Souverain, dite colonie agricole. Le
régime carcéral y était particulièrement sévère, voire sadique. Au point qu’à la fin août 1934, à Haute Boulogne, suite au comportement vicieux d’un surveillant, les enfants se révoltent, et un quart des jeunes prisonniers, cinquantaine d’individus, s’évade. L’administration entend mobiliser la population de l’île (et les estivants, gens plutôt fortunés, les congés payés n’existent pas encore) en leur promettant une prime de 20 frances pour chaque enfant attrapé. Les fuyards, au nombre de cinquante-cinq, seront retrouvés et remis au cachot sauf l’un d’eux, disparu à jamais. Cette
« chasse à enfant » est vite connue dans le pays, elle émeut, elle scandalise et Jacques Prévert y consacre un poème fameux : « Bandit ! voyou ! voleur ! chenapan ! », mis en musique par Joseph Kosma, chanté par Marianne Oswald en 1936 puis par les Frères Jacques.

Dès cet instant, Jacques Prévert rêve d’en faire un film qui s’appellerait « L’île des enfants perdus ». Le sujet est dans l’air, des reportages, des livres paraissent sur ces bagnes. La question mobilise d’autant plus que plusieurs faits-divers tragiques défraient l’actualité, de nouvelles évasions ou l’agonie sordide du jeune Roger Abel dans les cachots de la colonie d’Eysses. On attend du Front populaire qu’il se soucie de l’enfance, qu’il fasse bouger la législation (ce qu’il ne fera pas, il faudra attendre février 1945 pour que changent les choses, pour que le ministère de l’Education prenne la place de la Justice).

Le scenario de Prévert est directement inspiré de la mutinerie de Belle-Ile-en-mer. Une jeune fille, Danielle (on pensait à Danielle Darieux), séjourne sur l’île entre ses parents, un couple d’industriels, et son soupirant, un héritier aussi riche qu’ennuyeux ; elle croise de jeunes colons et s’éprend de l’un d’eux, Jean-Louis. Au même moment, une fille de paysans, Paulette, s’éprend d’un détenu, un ado fragile, Pierrot, qui se suicide. Cette mort provoque une mutinerie ; suit la chasse à l’enfant. A son tour, la fille du paysan se tue alors que Jean-Louis est repris. Carné est sollicité, motivé. Mais le film ne se fait pas.

Arrive la guerre. Prévert et Carné accumulent les chefs-d’œuvre… sans renoncer à l’idée de ce film. Les pages consacrées au cinéma français sous l’Occupation sont remarquablement documentées, et perspicaces.
A la Libération, Jacques Prévert reprend le scenario, sur l’insistance du producteur (Nicolas Vondas) qui, sans doute dans l’air du temps, demande un traitement plus léger du sujet. Prévert s’agace (« On ne peut tout de même pas mettre une boîte de nuit dans un pénitencier ! ») mais s’exécute.
La jeune Danielle du premier scenario devient une Florence élégante (Arletty, 48 ans), entourée par une clique de parisiens oisifs à bord d’un yacht. La double intrigue est maintenue : Florence s’éprend du Petit-Louis ( Serge Reggiani), Barbara (ex-Paulette) meurt après le suicide de Pierrot ; et Jean-Louis est repris. La même issue fatale, donc.
Malgré les obstacles (la censure, l’opposition persistante de l’administration pénitentiaire)le projet se concrétise et une
équipe prestigieuse, la bande à Carné (ou bande à Prévert) débarque au printemps 1947 sur l’île. Il y a là Trauner aux décors, Mayo aux costumes, Kosma pour la musique (lui reste à Paris), Roger Hubert, chef opérateur. Une pléiade d’acteurs de renom, Arletty, Serge Reggiani, Julien Carette, Jean Tissier, Anouk Aimé, Paul Meurisse, Martine Carol, ainsi qu’une centaine de techniciens.

C’est peu dire que le tournage va être compliqué. Une vraie série noire. La météo est maussade, les temps morts sont incessants, les conflits entre techniciens et direction se multiplient, des incidents avec les îliens aussi.
Le budget explose. Arletty, dont c’est le retour au cinéma après le blâme qui l’a frappée pour ses relations (persistantes) avec un officier allemand, a du mal à entrer dans le film.
Et surtout de mauvaises tensions minent les relations entre Marcel Carné et Jacques Prévert. Pour dire vite, le film est à l’origine un projet cher à Prévert, dix ans plus tard il est devenu la chose de Carné, Prévert prenant ses distances.

Après plusieurs semaines chaotiques, il faut rentrer à Paris. Le film est en suspens.
N’empêche, un tournage a bel et bien eu lieu, un bout de film est mis en boîte. De quelle importance ? Les témoignages varient mais on s’accorde à dire qu’un quart du film est monté. Les quelques privilégiés qui auront l’occasion de voir ces extraits parlent aussitôt de « chef d’œuvre »…

La série noire continue pourtant. Dans les mois qui suivent on parle de relancer le tournage mais Prévert est ailleurs, Carné démotivé. Et puis, où sont les bobines ? Normalement elles sont la propriété du producteur. Mais il semble que Carné en dispose. Dernière étape de ce calvaire, selon les mémoires de Marcel Carné : en 1954, Christine Gouze-Rénal, qui avait brièvement dirigé l’Idhec peu après la Libération, organise une projection du film au Centre national du cinéma, rue de Lübeck. Vingt-cinq minutes du film ont été montées. (« Par quel laboratoire ? A partir de quels rushes ? Et détenus par qui ? » s’interroge l’auteur, p 158). Une projection organisée en l’honneur de François Mitterrand, beau-frère de l’organisatrice. En présence de Carné. Lequel oublierait de récupérer les bobines le soir même et lorsqu’il s’en inquiète, le lendemain, les bobines ont disparu ! Fermez le ban !

On pourrait presque croire à un film fantôme. Heureusement qu’il y avait à Belle-Ile un photographe de plateau, Emile Savitry (il avait déjà photographié « Portes de la nuit »). Savitry prit plusieurs centaines de photos ( seules quelques dizaines pour l’heure ont été mises en circulation).

Incroyable mais vraie cette histoire de disparition. Mais justement, est-ce vraiment vrai ? faut-il prendre le témoignage de Marcel Carné au sérieux ?

Nicolas Chaudun, plume allègre, décrit avec bonheur le monde du cinéma de ces années-là, la guerre et l’après-guerre, les collabos et les résistants, les rapports compliqués entre Prévert et Carné. S’il n’est pas le premier à s’attaquer au sujet, il a, lui, la bonne idée d’interroger le dernier témoin du film. En 1947, cette actrice était alors à peine une ado. Son visage sublime la couverture du roman, Nicole Dreyfus alias Anouk Aimée, caressant le chaton mascotte du tournage, Tulipe.

Chaudun narre (il est formidablement drôle) sa première rencontre avec l’héroïne ; ensuite il fabule un peu (mais on est dans un roman, pas un essai). Son texte alterne l’histoire du film et ses rencontres –rélles et imaginaires-avec l’actrice et il propose une fin de fait très romanesque.
N’empêche qu’il soulève, l’air de rien, une hypothèse à laquelle on a très envie de croire : et si Marcel Carné n’avait pas « oublié » les bobines comme il le prétend dans ses mémoires ? s’il avait ainsi caché ce bout de film maudit en le confiant par exemple à un proche ? et si ce film demain pouvait ressortir de l’enfer ? C’est une version que semble partager Serge Bromberg.

L’ouvrage se termine par la filmographie commune à Marcel Carné et Jacques Prévert ( Jenny, Drôle de drame, Le quai des brumes, Le jour se lève, Les visiteurs du soir, Les enfants du paradis, Les portes de la nuit, La fleur de l’âge et La Marie du port : dans ce dernier, Prévert adapte les dialogues mais n’est pas crédité)
et une bibliographie sélective à laquelle nous nous permettrons d’ajouter notre modeste opus jeunesse : « Bal à Belle-Ile », éditions du bout de la rue, 2017.

Gerard Streiff



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