Kanapa vu par Roger Hillel

De la part de Roger Hillel, journaliste "Travailleur catalan"

J’ai lu ton ouvrage avidement. J’en ai fait l’acquisition après avoir longuement consulté ton blog, ceci suite à la lecture de plusieurs de tes polars. J’ai retrouvé dans ton texte, le style mordant et ironique que tu affectionnes et qui peut surprendre pour l’écriture d’un ouvrage hautement politique. Pour peu que je me souvienne de tes écrits dans l’Humanité à l’époque où tu as été le correspondant du quotidien à Moscou (1982-1987 ?) et de tes articles dans Révolution puis dans Regards, je ne te savais pas à ce point iconoclaste. Excuse moi pour cette notation critique mais elle a un rapport avec ce qui va suivre. Mais d’emblée, c’est bien la dimension iconoclaste qui me convient d’autant qu’elle n’est pas gratuite et est mise au service d’une documentation considérable et authentifiée dont je découvre l’essentiel à la lecture de ton mémoire de thèse. J’en suis stupéfait.

Et pourtant, je ne suis pas né de la dernière pluie.
Je suis adhérent du PCF depuis 1962, après avoir fait mes premières armes durant 2 ans à l’UEC. J’ai eu la chance d’être universitaire, responsable du SNE-Sup dans le Rhône et à ce titre d’avoir participé à des réunions nationales de ce secteur. J’ai été longtemps élu au comité fédéral du Rhône, en conflit régulier avec le secrétaire départemental (jusqu’en 1977), Jean Capiévic, un thorézien-stalinien autoritaire et omnipotent, auquel rien n’échappait. J’ai eu l’occasion de participer à plusieurs réunions de l’IRM où j’ai connu entre autres, Serge Wolikow, Roger Martelli, Yves clot, Alain Bertot. J’ai en plusieurs occasions rencontré des dirigeants du premier cercle, en particulier entre 80 et 89, Francette Lazare et Charles Fiterman. Certes, je n’ai pas « fréquenté les maréchaux » et encore moins eu accès à « la tente de l’empereur », mais j’estime que j’ai eu par rapport à de nombreux camarades de mon entourage une place privilégiée pour au moins deviner l’existence de discussions conflictuelles qui se déroulaient dans le tout premier cercle. Et effectivement, par la bande, par diverses indiscrétions, (surtout du fait de mes activités au sein du SNESup) j’ai pu apprendre un certain nombre de choses mais dont il était difficile de s’assurer de l’authenticité d’autant qu’elles étaient reprises dans la presse « bourgeoise ».

« Le parti des profondeurs » tenu dans l’ignorance
Dans ton mémoire tu mets l’accent sur la culture du secret au sein du PC : les hommes de l’ombre en particulier Jean Kanapa, » le conseiller du prince », les échanges de notes, les rapport destinés à quelque uns ou restés secrets. Je soupçonnais des choses, mais, je ne me doutais pas qu’elle faisait à ce point système. Et j’insiste encore sur le fait que je n’étais pas le plus mal loti, bien que très modestement, pour accéder à certaines informations. Alors, il faut imaginer ce qu’il en était des adhérents lambda, ceux que tu nommes de façon un peu désobligeante, les « fidèles », qui appartenaient au « parti profond », à la « famille communiste », le « parti des profondeurs ». Comment pouvait-il en être autrement alors que la plupart ne disposaient pas des informations nécessaires. Et qu’il ne me soit pas dit qu’ils avaient tout loisir de les trouver dans la presse non communiste. Pour accomplir cette démarche, il fallait une sacrée habitude de la lecture critique et surtout ne pas se laisser intimider par les injonctions du sommet. Cela se faisait un peu chez les intellectuels communistes dont les professions les rendaient plus portés à ce genre d’exercice mais « un peu » car très vite l’écart avec les autres adhérents devenait si profond qu’ils finissaient par perdre leur crédibilité. C’est ce qui a poussé nombre d’intellectuels communistes à rompre avec le PCF et à entrer en dissidence ouverte.

Mon entrée dans la famille communiste en 1960
ne m’a pas permis d’apprécier la lourdeur de la chape de plomb qui pesait dans le PCF car j’y étais venu essentiellement (exclusivement ?) pour protester contre la guerre en Algérie Je n’avais pas à l’époque la capacité politique pour goûter aux subtilités de certaines problématiques : indépendance, paix, insoumission, pouvoirs spéciaux... Ce qui m ’importait, c’était de ne pas participer à cette guerre, c’était que la France retire son armée de l’Algérie, en laissant aux algériens le soin de décider du sort de leur pays . J’ai très vite été convaincu de la pertinence de la démarche « populaire » et de la riposte « de masse » du PCF a contrario de celles de groupuscules dont je m’étais d’abord rapprochés. Ce n’est qu’à partir de 1964 à la mort de Thorez, disparition qui ne m’avait pas plus marqué que cela, que j’ai commencé à m’intéresser aux grandes questions idéologiques qui agitaient le mouvement communiste et dont nous n’avions que les données soigneusement filtrées par la direction du PCF. Heureusement (sic) que nous étions confrontés à l’entrisme chinois qui nous déstabilisait et nous obligeait à polémiquer en affurant nos arguments. C’est ce qui s’est produit plus tard avec le PCI. Mais, sur la nature profondément terroriste du stalinisme, la direction a tout occulté de 56 à 68, et par la suite, tout fait pour amoindrir la criminalité du système et la réduire au culte de la personnalité, à des erreurs.

Tout cela est soigneusement analysé dans ton livre.
Les pages 388 à 394 sur le « double langage » sont effrayantes. Tu décryptes ce qui se dit et ne s’écrit pas, ce qui varie dans ce qui s’écrit. Je pense en particulier à cette « réprobation » devenue « désapprobation » puis « désaccord » et « divergence » s’agissant de l’intervention des troupes soviétiques en Tchéco en août 68. Il faut rappeler que les rapports présentés au Comité central n’étaient pas portés à la connaissance des adhérents et encore moins les discussions qui s’y déroulaient. Les articles de l’Huma étaient rédigés en langue de bois, les comptes-rendus oraux dans les comités fédéraux étaient généralement caviardés, nous ne savions que le peu que l’on voulait bien nous dire et pour en savoir plus, il nous fallait nous reporter, avec des pincettes, au Monde. Les revues communistes plus savantes, La Nouvelle critique, et France Nouvelle, puis plus tard Révolution laissaient un peu entrevoir quelques unes des problématiques en débat mais seulement entrevoir et c’est en ce sens que j’ai évoqué ton rôle au sein de ces revues. Ceux qui comme toi savaient au moins une partie des choses et n’étaient pas dupes auraient dû avoir le courage politique de braver les interdits et ruer dans brancards.

Cela n’a pas été fait et a duré des décennies.
Il y a eu le terrible drame de la tchéco, Jaruzelski en Pologne, l’intervention soviétique en Afghanistan, le bilan globalement positif, et pour finir la pitoyable implosion des pays dit socialistes. Dans tous ces moments tragiques, la réaction du PCF a été concoctée dans le secret de Fabien, et pour l’essentiel, les dirigeants, les analystes et journalistes communistes nous ont laissé dans l’ignorance. Beaucoup de ceux qui ont tiré les ficelles, ont commis ensuite des livres autobiographiques pour s’excuser ou s’exonérer de leurs responsabilités ou pire encore pour accuser l’autre. Je pense spécialement à Roland Leroy et Charles Fiterman. Je n’ai pas fait l’inventaire de ces palinodies. Il faudra bien que des historiens s’y attèlent et décryptent, comme tu l’as fait magistralement avec ton livre, ce qu’il en a été exactement.

Comment « les communistes en bas »auraient-ils pu acquérir la moindre autonomie de réflexion ?
Tu esquisses cette question dans le tome 2 : page 41 et suite : « la direction décideuse et elle seule ; page 90 : la direction « ne donne pas au parti tous les éléments du débat, ni aux militants la possibilité d’avoir une juste appréciation des choses » et page 97 « les militants sont tenus hors-jeu » Je dis que tu esquisses car cette mise à l’écart du militant aurait mérité une analyse spécifique et approfondie pour évaluer les dégâts considérables que cela a provoqués. Cela reste à faire. Les conséquences ont été terribles et sont encore très loin d’être toutes surmontées.

En fait, ce long texte était destiné à te faire ce reproche.
Je sais qu’il s’agit d’un travail universitaire, que Kanapa était la figure centrale de ton étude, mais comment évaluer son rôle sans intégrer cette dimension qui n’est pas accessoire, or c’est ce que tu donnes à penser compte tenu du peu d’insistance que tu lui accordes.
Aussi loin que je me souvienne, mon militantisme très actif (anti : fasciste, capitaliste, colonialiste, impérialiste comme tant d’autres militants, avec des degrés divers ) durant 50 ans a été jalonné de désaccords réguliers plus ou moins accentués, pour lesquels je n’ai pas hésité à intervenir au sein du parti, notamment du CF 69. Mais pour quels résultats ? 1968 lorsque le parti s’en est pris aux gauchistes désignés comme des ennemis de classe (Cohn-Bendit « l’anarchiste allemand ». J’avais protesté à l’époque sur l’adjonction de « allemand ». et L’Humanité avait publié, ce qui fut à ma connaissance la seule et unique protestation publique !) 1968 : après l’intervention soviétique en Tchéco, je demande une « condamnation » et la rupture des liens avec le Pcus. 78 : bilan globalement positif : J’ai participé à la rencontre nationale des 400 intellectuels communistes : un choc ! Fin 79-début 80 : intervention soviétique en Afghanistan (ma protestation a été curieusement utilisée par l’Huma), puis 81 : Pologne, Jaruzelski ; 89 : un comble avec une direction totalement désemparée devant l’effondrement du système soviétique. Curieusement, je note une sorte de périodicité de 10 ans. Mais, peut-être ai-je eu d’autres divergences moins notoires, avec une périodicité plus courte. Il me prends souvent de rêver à ce que nous aurions pu devenir aujourd’hui, si la masse de communistes avaient pu au cours de ces années accéder aux informations connues du seul sommet et mis en situation d’y réfléchir, d’en discuter et de se prononcer en connaissance de cause.

19 août 2011

Roger, encore merci de ton attention ; cette recherche ne fut pas facile ; d’un côté j’étais historien, à l’écoute des meilleurs profs, nourri de belles archives, et donnant à voir des faits que j’ignorais pour l’essentiel ; d’un autre côté, j’étais un militant, j’avais été un dirigeant ( membre du CC de 1979 à 1994) et j’assumais mon passage à la direction (même si la période de kanapa ne correspondait pas tout à fait avec la mienne) ; bref je n’ai pas "cherché" pour justifier ou jouer l’iconoclaste mais pour (me) comprendre, dévoiler. Exercice difficile car on ne gagne ainsi ni la reconnaissance de l’adversaire (qui attend plus), ni celle des amis parfois désorientés (et qui n’en attendent pas tant...). N’empêche, je crois avoir gagné mon pari et ton texte me le confirme.

Cordialement
Gérard


Sciences Po - Centre d’histoire

Présentation du contenu du fonds Kanapa/Streiff composé de documents qui ont servi à l’élaboration de la thèse de doctorat d’histoire soutenue par Gérard Streiff à l’IEP de Paris en 2000, sous la direction de Jean-Noël Jeanneney.

Des archives sont également disponibles aux Archives Départementales de Seine-St-Denis (Bobigny).



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