Silure immercurien

La nouvelle "Silure immercurien" est sortie dans le recueil "Polar à la plage. 12 nouvelles noires" (novembre 2012) à l’initiative de l’association Les ancres noires, animée par Anne Dutilloy et Dominique Delahaye (Bateau Atalante). En compagnie de Patrick Bard, Thierry Crifo, Dominique Delahaye, Jean-Bernard Pouy et Marc Villard.

Silure immercurien

« Fouchtra, je rêve ? » s’étonne Anne. Alors qu’elle arrose une longue rangée d’asparagus sur la coursive de sa péniche Andante, une agitation inhabituelle l’intrigue sur l’autre rive du canal. Une vedette de la brigade fluviale, petite embarcation bleue nuit, longe lentement la berge opposée puis s’immobilise ; un marinier a dû repérer quelque chose car il jette à l’eau une bouée de signalisation. A la proue de la vedette, un scaphandrier s’apprête à plonger. Il vient de revêtir sa combinaison, fixe ses bouteilles, installe son masque. Du pont avant, Anne, grands yeux bruns cadrés par des lunettes magistrales, fait signe à Dominique qui, dans la cabine-salon du bateau, prépare le concert apéritif du soir. Force tranquille, il chantonne « Dans le sac à dos de mon frérot » et se demande s’il ne pourrait pas ouvrir la soirée avec ce vieux tube.

Leur embarcation, un vrai nid d’amour, est arrivée la veille à la base nautique de Saint Laurent Blangy, à deux pas d’Arras.
Dominique remarque à son tour les mouvements divers, de l’autre côté du canal.
« Ils ont peut-être trouvé du pétrole ?! » dit-il.
Anne apprécie moyennement. Surtout, elle ne comprend pas comment il peut rester si placide alors qu’un événement, à l’évidence, se déroule sous leurs yeux. Elle hausse les épaules et, les mains en visière pour mieux distinguer, elle reprend son observation. Elle suit à présent la progression et l’arrivée d’un remorqueur, hérissé de treuils et de cabestans, tout près de la vedette. Le scaphandrier, lui, a disparu ; on peut cependant deviner son itinéraire car un long tuyau, une ligne de vie comme on dit, le relie au petit bateau de la brigade. Sur la berge, des gens, venus de la bibliothèque voisine ou des installations sportives, commencent à s’approcher. L’attente n’est pas longue ; le plongeur réapparaît, brandissant l’extrémité de sangles que récupère un marin du remorqueur ; ce dernier fixe les courroies à une grue hydraulique. Le temps pour le scaphandrier de prendre ses distances et l’appareil se met à tracter. Les sangles se tendent, un bouillonnement agite la surface de l’eau, une carcasse peu à peu émerge.

C’est une voiture, une vieille Renault 4 blanche, enfin blanche, façon de parler, de type utilitaire. Les sangles traversent la fourgonnette ; on ne voit plus à présent que le dessous noir du châssis ; l’eau dégueule de partout ; l’élévateur pivote lentement puis dépose la Renault ruisselante sur la berge, non loin des grandes tentes où doit se tenir ce soir le concert de Polaroïds rock.

Anne est estomaquée.
« Tu prends pas ton petit dej ? lui demande Dominique. Cet homme est invraisemblablement blasé, se dit-elle. Il se passe sur l’autre rive des choses incroyables et lui pense au petit déjeuner ; alors qu’il recommence à jouer, elle, elle ne veut pas rater le spectacle ; elle traverse la passerelle, remonte le chemin le long du canal jusqu’à un pont tout proche puis revient sur l’autre rive. Tout en se déplaçant, elle ne quitte pas des yeux le véhicule : quelque chose la tracasse, elle se dit qu’elle a déjà vu cet engin. Mais où ?

La camionnette continue de dégorger son eau sale ; une voiture de police est déjà là. Un agent, un homme de haute taille, les bras en croix, l’air jovial, malgré lui sans doute, tente de maintenir à distance un groupe de jeunes gens, distraits de leur pratique du kayak, par cet incident. Le flic est trop grand ou son costume trop petit, de toute évidence le personnage est à l’étroit dans son uniforme. Avec son côté un peu Tati, on dirait un acteur qui tend un rideau imaginaire pour cacher le décor. Un autre policier s’efforce d’ouvrir la porte du conducteur. « Il y a quelqu’un dedans » s’énerve-t-il. La carrosserie est toute cabossée, il doit s’acharner sur la tôle. On l’entend marteler la portière. Elle finit par céder, un corps s’affaisse à moitié dans le pré. Il semble maintenu à l’intérieur du véhicule. Les voisins d’Anne poussent un « Ooohhh » de surprise. Elle s’est approchée d’assez près pour remarquer que la main droite du conducteur est en effet retenue au volant par une paire de menottes. On appelle à la rescousse un monteur qui s’occupait du chapiteau du concert rock. Il casse la chaîne emprisonnant le noyé.
Pendant qu’il opère, le hayon de la fourgonnette se redresse, tout seul, comme par magie. Glisse sur l’herbe un impressionnant poisson dont la gueule écartée laisse voir deux rangées de petites dents pointues.

Anne s’écrie :
 Un silure !
 Un quoi ? s’étonne le grand flic, sorti de son devoir de réserve.
 Un silure ; vous ne savez pas ce que c’est qu’un silure ?
 Non.
 C’est un poisson carnassier, il peut atteindre deux mètres.
 Ici ? dans le canal ? à Saint Laurent-Blangy ? un silure immercurien ?
 Bin, faut croire.
 Ça attaque l’homme ?
 Tout de même pas. Ça ne bouffe que les grenouilles.
 Les canards ?
 Les canards, peut-être.

L’agent rejette alors l’animal à l’eau puis revient vers le public, de plus en plus nombreux. « Reculez, il n’y a rien à voir ! » prétend-il sans grande conviction. Il règne une drôle d’ambiance dans le public. Des passants sont apeurés mais d’autres ont l’air de croire qu’il s’agit du tournage d’un film.
  C’est pour la télé ?
Le flic à la Tati, dépassé, hausse les épaules. Anne contourne sans mal le cerbère et se faufile jusqu’au véhicule. On vient de libérer le menotté, de l’allonger sur le dos. L’homme, un quadra, très certainement, présente un léger embonpoint et un début de calvitie ; il porte un costume de toile bleu marine. Une seconde, Anne croise son regard. C’est alors qu’elle le reconnaît. Ses traits sont bien un peu troublés par le séjour dans le canal mais il n’y a pas de doute possible, c’est l’animateur de Colères du Présent, c’est Didier Andreau. La fourgonnette est bien le véhicule de l’association d’Arras.

Le grand flic a noté la sidération d’Anne. Il réagit au quart de tour :
  Vous savez qui c’est ?
  - Oui, euh, non, je ne crois pas.

Le policier ne se satisfait pas de la réponse. Il saisit Anne à l’épaule, répète la question. Elle hoche la tête. Il insiste…
-Anne, Anne, tu m’entends ?
Cette voix ? C’est Dominique.
Anne sort d’une longue apnée. Elle ouvre brusquement les yeux, reconnaît son lit, sa chambre, sa péniche. Dom, tout près d’elle, l’observe, à peine rassuré de la voir émerger. Il se dit que le cidre bouché lui a fait un drôle d’effet. Elle le regarde et gémit :
 Fouchtra, le rêve !

Gérard Streiff



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