Résistance russe

« A Moscou, certaines personnes commencent à mourir de faim », affirmait récemment l’ancien maire de la capitale, Gavriil Popov [1]. La débâcle, il est vrai, est telle que des économistes moscovites viennent de tenir, dans le cadre du prestigieux IMEMO, l’Institut d’économie mondiale et des relations internationales [2], une table ronde intitulée : « Sommes-nous en train de rejoindre le tiers-monde ? » Ainsi la Russie paie au prix fort la purge ultralibérale que lui impose le Kremlin.

Sous l’orage, la population semble osciller entre l’abattement et la débrouille. Depuis le printemps dernier, cependant, une manière de résistance s’esquisse - la semaine dernière encore les syndicats organisaient une journée revendicative - et un mouvement, modeste mais réel, de réinvestissement du champ politique par les communistes s’opère.

Le PCUS s’est désintégré au beau milieu de l’été 1991. En fait, l’interdiction de ce parti fin août, suite à un drôle de putsch où la responsabilité de cette formation n’était de fait pas engagée, n’était que le dernier acte d’un déclin programmé. Le PCUS avait abordé en effet la perestroïka dans une situation de grande faiblesse. Il était englué dans une conception archaïque de l’émancipation socialiste ; il avait désappris à faire de la politique, qu’il confondait avec un interventionnisme tatillon ; il était ligoté à l’appareil d’Etat ; ses liens avec la population et la classe ouvrière notamment s’étaient distendus ; bref, son état de santé demandait des soins particuliers si l’on entendait le rénover de fond en comble. La chose était du domaine du possible. Comme l’écrivait Annie Kriegel dans « le Figaro », « ce monde-là connaissait bien des blocages, mais tout de même rien ne prouve qu’il fut condamné » [3]. Or ce n’est pas vraiment ce scénario-là, celui d’une thérapie intensive, qui s’est passé. Au lieu de tout entreprendre pour revitaliser ce parti, tout a été fait, singulièrement à partir de 1988-1989, pour le déstabiliser, le marginaliser, le tenir à l’écart de la bataille d’idées et le mettre hors jeu des grandes compétitions électorales.

Entre-temps, à ses différents échelons de direction, bien souvent des technocrates avaient remplacé des bureaucrates mais les adhérents en dernière instance étaient toujours tenus aussi désespérément sur la touche. Quand Boris Eltsine, au début de l’été 1991, déclare illégale l’activité du Parti dans les entreprises, il ne fait en somme qu’annoncer l’interdiction pure et simple qui sera décrétée fin août par les présidents russe et soviétique.

A cette époque, la réaction du Parti fut à peu près inexistante. Il semblait qu’à deux ou trois personnalités près il ne restait plus un communiste à Moscou. Puis dès l’hiver suivant, la nébuleuse communiste s’est peu à peu reconstituée. Le Parti socialiste des travailleurs s’est organisé dès octobre 1991, suivi en novembre de l’Union des communistes et du Parti ouvrier communiste russe et en décembre du Parti russe des communistes. Dans les mois qui ont suivi, ces partis ont tenu leurs premiers congrès, précisé leurs programmes, annoncé leurs directions [4]. Ces formations ont d’ores et déjà pris l’habitude de se retrouver pour l’organisation de luttes communes, dans le cadre d’un front baptisé « Travail Russe ». Ils ont amorcé ensemble une réflexion sur les voies et moyens de dépasser la crise économique. Et des structures de concertation se mettent en place, préludant sans doute une forme d’unification dans un avenir proche. Ce parti à venir prendra-t-il la forme d’un PCUS maintenu et rénové ? Ou plutôt d’un parti communiste résolument différent ? Les positions sont très partagées sur cette question. Reste que se fait sentir le besoin d’un grand parti révolutionnaire.

Est-ce à dire que l’on efface tout et que l’on recommence ? A voir l’état du mouvement, on a effectivement parfois un peu cette impression. Par exemple, ces nouvelles formations s’initient avec le B.A.-Ba de l’activité militante. J’ai en mémoire un entretien, cet été, dans un minuscule local moscovite, avec le secrétaire général d’un de ces partis. J’évoquais l’organisation du PCF en cellules, notamment en cellules d’entreprise et il prêtait à ces propos tout de même très généraux un intérêt qui me surprit. Je lui en fis part. « Il faut que vous sachiez, me dit-il, qu’il y a six mois encore, j’étais économiste, mon adjoint était juriste, et ni lui ni moi, ni quiconque ici n’avait la moindre idée du travail d’organisation d’un parti. Au PCUS, on n’avait pas à s’occuper de ces questions, des fonctionnaires faisaient tout cela, pour nous, sans nous. Il nous faut tout découvrir. »

Le mouvement communiste russe est donc en stage de réapprentissage. La tâche est lourde. Et dans un climat aussi délétère, les pièges sont nombreux, celui de la nostalgie et de l’autoritarisme par exemple, celui du nationalisme aussi. Pourtant cette phase de recomposition ne devrait pas nécessairement être trop longue. Le mouvement communiste russe en effet n’est pas sans atout. J’en distingue au moins trois. Les séquelles de l’ancien système sont équivoques. La débâcle actuelle charrie tout un bric-à-brac d’aberrations, de vieilleries, mais surnagent comme par miracle des choses précieuses, des valeurs de solidarité, d’entraide, de justice qui, même malmenées comme elles l’ont été, gardent une part de leur prestige et fondent en grande partie l’identité communiste. Nombre d’inorganisés demeurent disponibles. Ils ont conservé leur conviction et demandent à être remotivés. Ensuite la purge ultralibérale est d’une telle sauvagerie, d’une telle grossièreté, d’un tel amateurisme oserais-je écrire, qu’elle conduit nombre de citoyens, pour qui le changement signifie passer de la pauvreté à la misère, à faire rapidement leur expérience sur l’impasse capitaliste. Enfin et surtout ces communistes-là, la plupart d’entre eux tout au moins, ne sont pas des voyageurs sans bagages mais les héritiers d’une réflexion critique qui a fait non sans mal son chemin à Moscou ces dernières années.

Les cadres des nouveaux partis se sont identifiés au mouvement de réforme amorcé par Youri Andropov en 1983 puis à la perestroïka première manière, celle des années 1985-1987, celle de la révolution dans la révolution ; par la suite nombre d’entre eux vont prendre leur distance avec la ligne de Mikhaïl Gorbatchev avant de constituer, à partir de 199O, dans le PCUS, une sorte de front de gauche, ce qu’on appelle là-bas des « plates-formes », à savoir la Plate-forme marxiste, ou Initiative communiste. Ce sont eux qui refont surface après le naufrage de l’été 1991, reprennent contact, remettent sur pied des organisations, reconstituent des organes de presse.

Ces formations sont faibles et disposent pour l’heure de peu de moyens pour intervenir efficacement sur le cours des choses. Mais ils ne sont pas à cours d’idées. A en juger par leurs écrits, ils réenvisagent avec lucidité leur histoire (question sur laquelle a beaucoup travaillé le Parti russe des communistes), ils mesurent les dangers de la jungle libérale et élaborent des programmes pour sortir de la crise économique (l’Union des communistes, par exemple, a défini à son congrès d’avril une série de mesures qui ont été remarquées) ; ils actualisent leurs propositions d’alternative socialiste et prennent en compte le défi de la démocratie et de l’autogestion ; ils cherchent à retrouver le contact avec le mouvement ouvrier, tentent de bâtir un nouveau type de parti communiste et s’ouvrent à des alliances avec d’autres forces de gauche et les milieux patriotiques. A leur manière, ils participent à ce « début de renouvellement de la pensée communiste » dont parlait notre 27e Congrès.

article paru dans l’Humanité du 27 octobre 1992

[1« Le Monde » du 3 octobre.

[2Les travaux de cette table ronde sont publiés dans le mensuel « Economie mondiale et relations internationales », no 7, 1992.

[3« Le Figaro » du 31 décembre 1991.

[4Pour plus de détails sur ces partis, voir l’article « Identité communiste éclatée », dans « Révolution », no 696 ; un groupe néo-stalinien dit Parti des bolcheviks se revendique lui aussi de l’ex-PCUS ; la presse eltsinienne le met volontiers en avant pour caricaturer et discréditer tout le mouvement communiste.



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