Revue Refusés 2022

Barkhanes

Aïnour Kourmanov voulait absolument me faire connaître son village, Alabiana. Ce jour-là, je n’avais guère de temps mais il m’assura que cela ne nous prendrait qu’une heure, aller et retour, « à tout casser ». A tout casser, c’était bien le mot. Sous un ciel gris souris, la piste, cabossée, explosée, était un vrai cauchemar et la Lada, oscillant entre ornières et nids-de-poule, nous ballottait méchamment. Et puis le paysage était étrange. Il bougeait, sans arrêt, les dunes qui nous entouraient changeaient continuellement de forme sous l’effet du vent. Elles se recomposaient en permanence. Un moment elles s’alignaient, le dos rond jusqu’à une ligne de crête avant de s’effondrer sur l’autre versant ; puis elles ondulaient, se chevauchaient, se confondaient, formant de petits monticules et un nouveau souffle de vent les reconfiguraient, elles se fracturaient alors, se divisaient et ainsi de suite. « Barkhanes ! » me dit d’un mouvement de menton Aïnour Kourmanov qui avait vu mon étonnement. Un mot mongol, paraît il, qui signifiait dunes mobiles ; rien à voir avec les sables mouvants. Il s’agissait simplement de masses de sable en mouvement constant.

La voiture déboucha enfin sur un replat donnant sur… rien de précis. Il y avait devant nous une étendue infinie de rien couleur ocre mais Aïnour Kourmanov annonça cérémonieusement : « Alabiana ! » On dominait une étendue de dunes, striées comme si une main géante y avait creusé des sillons réguliers, où résistaient, éparses, quelques touffes d’herbe. Mon guide fixait un endroit bien particulier en contrebas et je suivis son regard ; à force d’attention, je finis par repérer, je devinai plutôt une suite de formes basses et longues. Je pensais à des tentes mais je savais bien que ce n’était pas ça. Il nous fallut descendre un long sentier sablonneux, instable et les reliefs aperçus s’avérèrent alors être les faîtes de maisons, les derniers restes de demeures englouties, perdues dans les sables. « Alabiana ! » répéta, modérato, Aïnour Kourmanov.

D’instinct, je gardais mes distances avec ces maisons sinistrées ; le sol mouvant autour de ces vestiges travaillait en permanence, on entendait parfois le feulement d’infimes glissements de sable. Je suivis en silence mon guide à travers le hameau enseveli sous une sorte de linceul ; on imaginait ici le sommet d’un mur, là un pan de façade, le linteau d’une porte ou le haut d’une fenêtre. La succession de toits me fit penser à des quilles de bateaux retournés, naufragés émergeant d’une mer de poudre. Aïnour Kourmanov marchait le long de ce qui avait du être la rue principale. Il se dirigea vers la dernière habitation, une maison dont l’entrée avait été en partie dégagée. Un bric à brac de chaises et d’ustensiles, probablement sorti des entrailles de la bâtisse, s’entassait devant nous.

Une tranchée, maladroitement étayée par de grosses planches, avait été creusée jusqu’à la porte grande ouverte en contrebas. Aïnour Kourmanov descendit dans l’antre et m’invita à le suivre. On pénétra dans une vaste pièce, sombre, à peine éclairée par le rai de lumière qui venait de l’entrée, où dansaient des volutes de poussière. Il y faisait chaud comme dans un four. Les volets étaient fermés mais du limon s’infiltrait entre les persiennes, entre certaines planches des cloisons aussi. On entendait le bois grincer et le chuintement du sable qui s’égrainait le long des murs. C’était comme une complainte, comme si la chaumière chantait mais cette petite musique rappelait la pression terrible que les dunes exerçaient sur les parois.

Si le lieu était désert, il avait été manifestement fréquenté il y a peu. Une bouteille, des verres trainaient sur une cuisinière rafistolée, dans un coin. Un pan de la pièce était recouvert par un grand tapis où l’on voyait, dans un style très réaliste-socialiste, des pêcheurs tirer avec entrain un filet gonflé qui promettait une pêche miraculeuse ; au second plan, des flottilles de bateaux occupaient l’horizon. Alabiana, murmura Aïnour Kourmanov, était un village de pêcheurs, juste au bord de la mer d’Aral. Un coin prospère. Puis la mer avait disparu, enfin elle avait reculé de vingt kilomètres. Ou trente…

Un craquement terrible nous fit sursauter. Effrayés, on se précipita dans un parfait mouvement d’ensemble hors de notre caverne. La maison voisine venait de s’affaisser sur elle-même. Le sable avait gagné, il avait eu raison du bois, il venait de pulvériser cette coquille de noix. Il n’y avait plus qu’un trou béant où s’engouffrait le gravier et d’où s’échappait un nuage de poussière. Aïnour Kourmanov me regarda. Il n’y avait rien à dire. On décida de rejoindre la voiture. Sur le chemin du retour vers Aralsk, je restais fasciné par la danse des barkhanes et je devinais dans leur remuement les convulsions d’un monstre.

Gérard Streiff
Janvier 2022



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