Général Fabien

Général Fabien

Gérard Streiff

La bombe trône sur la table de travail, au rez-de-chaussée de la mairie de Habsheim dont le colonel Fabien a fait son QG. La salle pour l’instant est déserte, tout le monde est à la cantine pour le dîner.

Cette bombe, allemande, est une mine RMI-43, une structure en bois non détectable, de soixante centimètres de long, pesant cinq kilos et doté d’un couvercle mobile, pouvant actionner plusieurs détonateurs. L’armée de Hitler en a abandonné tout un lot du côté de Gravelotte, que les Américains ont récupéré. C’est Fabien, finalement, qui en a hérité. Il vient de s’en est faire livrer un exemplaire, désamorcé et compte montrer à son équipe, après le repas, comment installer ces engins de l’autre côté du Rhin pour piéger les convois de la Wehrmacht, cette nuit même.

En cette fin décembre 44, il fait un froid sibérien sur Habsheim. Le village, où stationne la colonne Fabien donne sur la forêt de la Harth et au delà sur le Rhin. Les nazis se trouvent à six ou sept kilomètres à vol d’oiseau, juste sur l’autre rive.
De temps en temps, ils lancent sur le campement des obus, par série de quatre, mais leurs tirs, des tirs de 90, manquent de précision.

L’aventure de la colonne Fabien, qui s’est appelée « Groupe tactique de Lorraine » puis « Première brigade de Paris », a plus de trois mois. Le millier d’hommes rassemblés là a su faire preuve de courage et d’efficacité. Mettre sur pied une telle équipée a représenté un sacré défi. Il a fallu tout inventer, tout improviser aussi. Les armes ? elles ont été prises là où l’on pouvait, là où elles se trouvaient, sur l’ennemi. Les uniformes ? Ils étaient constitués un peu de bric et de broc. Quelques uns ont même un temps endossé des casques et des vestes de soldats allemands flingués mais c’était une mauvaise idée, vite oubliée. Le pire, ce sont les chaussures. Les brodequins sont rares, beaucoup portent encore leurs chaussures de ville, toutes démantibulées, certains marchent avec des sacs autour des pieds.

Ces mille hommes (et quelques femmes), il a bien fallu les nourrir, si possible deux fois par jour.
Fabien a interdit toute forme de pillage ou de pression sur l’habitant. Toutefois la colonne a été en possession d’une centaine de vaches, prises dans les fermes de « colons allemands » installés en Lorraine. L’autre galère, sans jeu de mots, a été la question des transports. L’unité dispose d’un système médical hors pair ; toutefois, quand elle a des pertes, pas question de piocher dans les réserves de l’armée ; il faut « monter » à Paris retrouver des forces nouvelles. Thorez a dénoncé cette situation.

Fabien exerce une autorité incontestée sur cette colonne de rouges, portée par un enthousiasme fou. Pourtant il n’a pas que des amis. Les gens du ministère, de l’établissement militaire se méfient de ces soldats hors norme. De Gaulle est d’ailleurs pour la dissolution des forces combattantes de la résistance. Et puis les temps sont délétères, au sein même de la brigade des types suspects se sont infiltrés. A surveiller.

Bref, cette épopée a été un vrai parcours du combattant, c’est le cas de le dire, une suite ininterrompue d’obstacles, tous surmontés. Au fil des semaines, le groupe a gagné en organisation, en discipline, en savoir-faire.

Dans les combats, la colonne a tenu sa place, d’abord sur les flancs des troupes américaines. Elle a nettoyé par exemple la rive droite de la Meuse, entre le fleuve et son affluent, la Chiers, de Mouzon à Stenay, puis les forêts situées au nord-est de Montmédy. Sa contribution a été chaleureusement saluée par les officiers yankees. Quand les Américains sont entrés en Belgique, la colonne n’a pas pu les suivre, elle n’était pas autorisée à quitter le territoire national.

Mais sa bravoure a fini par être appréciée par les autorités militaires, une partie d’entre elles tout au moins. On parla d’un rapprochement entre la colonne et la Première Armée, commandée par le général de Lattre de Tassigny. Celui-ci, engagé sur le front sud des Vosges, manquait justement d’hommes. Rendez-vous fut pris pour le 10 décembre, à Vesoul. De Lattre voulait inspecter la colonne avant de se prononcer.

Ce jour-là, en fin d’après-midi, la troupe de Fabien était alignée sur le champ de foire, tout près du monument aux morts, une vaste esplanade encadrée de platanes. Des habitants, attirés par ces étranges « parisiens », leur faisaient fête. Peut-être y avait -il dans l’assistance des nostalgiques de Vichy qui regardaient, narquois, ceux qu’ils prenaient pour des va-nu-pieds.

Le général Jean de Lattre de Tassigny, redingote grise, canne à main, accompagné des généraux Joinville et Molle, se fit d’abord présenter l’entourage de Fabien. Puis il passa en revue les 1000 hommes, qui défilèrent devant lui, impeccables.« L’ardeur et la franche allure de ces hommes - parmi lesquels se trouvent des gosses de moins de dix sept ans - sont émouvantes ; je les accueille de tout cœur, fraternellement », dira-t-il.

Fabien pouvait sourire : après trois mois d’épreuves, il avait relevé son défi ! De Lattre se déclara partisan d’amalgamer ces forces à son armée.

Le 27 décembre au soir, donc, le staff de Fabien, de retour de la cantine, songe sans doute encore à cette reconnaissance enfin acquise. Les prochains jours, plusieurs actions sont envisagées. La colonne possède dans ses rangs plusieurs antifascistes allemands. On va les faire passer en zone ennemie avec l’objectif de fraterniser avec les soldats du Reich, amener ceux-ci à cesser le combat. Ce travail de sape a déjà commencé avec des gens comme Hans Heisel, Kurt Hälker, tous deux mobilisés dans la Kriegsmarine, et membres du comité « l’Allemagne libre ». C’est le cas aussi de Peter Gingold, de Hans Lambertz. Un travail de haute précision, particulièrement dangereux : il ne s’agit pas de tomber sur des hitlériens fanatiques qui traquent impitoyablement les « défaitistes ».

Une autre fonction de la colonne pourrait consister, après le passage du Rhin, en des opérations de contre-guérilla. Heinrich Himmler vient de décider la levée du « Wehrwolf ». C’est Goebbels qui a trouvé ce nom de « loups-garous », tiré d’un ancien mythe germanique. Ces unités formées de volontaires nazis sont chargées d’infiltrer les lignes adverses, de les harceler. La brigade de Fabien pratiquerait l’anti-guérilla en ciblant ces enragés. Fabien a exposé ce projet à de Lattre, à Vesoul.

Personne dans son entourage ne le dit, tous le pensent : et si demain Fabien passait général ? Un général communiste dans l’armée régulière de la France libérée ! Ce ne serait que justice.

Le groupe réintègre la mairie à 21h20. Quand il prend place autour de la table de travail, la bombe explose, tuant le colonel Fabien, le colonel Dax-Pimpaud, Nicole, la secrétaire de Fabien et le capitaine Lebon. Le capitaine Katz décèdera quelques jours plus tard.
La déflagration, qui pulvérise la salle, fait aussi une dizaine de blessés.
La mine a été piégée. Recherchés le soir même, les armuriers ont disparu. Des années plus tard, quand Pierre Durant (auteur de « Qui a tué Fabien ? », Messidor, 1985) veut consulter l’enquête de la sécurité militaire, le dossier aussi a disparu.

Dernier ouvrage : « Le demi-frère » aux éditions La Déviation.



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