Entretien sur Sorge

Interview de Gérard Streiff, auteur

Qui est Richard Sorge ?

On peut dire que c’est le plus grand espion du XXe siècle, peut-être même le plus grand espion de tous les temps. Tant par la taille – il était très grand ! – que par l’importance des informations qu’il a récoltées, sur la guerre entre l’URSS et l’Allemagne, entre le Japon et les USA… Ce sont des informations qui, quand elles ont été prises en compte – ce qui n’a pas toujours été le cas cependant – ont changé le cours de la Seconde Guerre mondiale.

D’où vient il ?

Il est russo-allemand. Sa mère est russe, son père est allemand. Ce dernier est ingénieur dans le pétrole dans la région de Bakou à Azerbaïdjan, c’est-à-dire à la frontière de l’Iran. On est à la fin du XIXe siècle, et Richard vient au monde dans un univers très cosmopolite : allemand, russe, azerbaïdjanais. Son père revient en Allemagne un peu avant la première guerre mondiale. On peut penser qu’il a eu une expérience de la diversité des mondes, et aussi qu’il doit être un peu perturbé par cette double identité, russe ou allemande.

Pendant la guerre de 1914-1918, Sorge se bat du côté des Allemands contre les Russes et les Français, qui sont alliés.

En fait, il y a un double mouvement. Au début, il s’engage dans l’armée allemande, alors qu’il est normalement trop jeune pour être appelé. Il veut combattre. Il va être très courageux : trois fois blessé, trois fois à l’hôpital, il repart au combat… Il a un vrai tempérament de combattant. D’un autre côté, vers la fin de la guerre, après sa troisième blessure, il rencontre une infirmière qui a une culture pacifiste, socialiste, qui va lui montrer la vanité de toutes ces atrocités et qui va toucher sa propre inquiétude : la guerre ça ne sert à rien, c’est de la boucherie, etc. C’est une époque où il y a un ras-le-bol de la guerre, où il y a du pacifisme dans l’air, des révoltes en France, en Russie. Richard Sorge participe de ce mouvement-là, qui aboutira d’ailleurs à la révolution en Russie et à des mouvements révolutionnaires en Allemagne.

Comment Sorge est-il devenu espion ?

Il faut se mettre dans l’ambiance de ces années-là. Il sort de la guerre en colère, devenu pacifiste, il va devenir progressivement socialiste puis communiste. C’est une époque où en Allemagne il y a beaucoup de violences, il y a une sorte de guerre civile. Parallèlement, il y a des mouvements révolutionnaires un peu partout en Europe, et une révolution victorieuse en Russie. Berlin va être un centre révolutionnaire très important. Après la révolution russe est créée l’Internationale communiste – la fédération de tous les partis communistes du monde – et si le centre est à Moscou, en fait ses dirigeants se réunissent énormément à Berlin. Donc Sorge, étant russo-allemand à Berlin, va être très vite en contact avec tout ce monde-là. On va vite le repérer : il est compétent, il est audacieux, il est cultivé. On va lui proposer des perspectives enthousiasmantes : être un acteur de premier plan dans le mouvement révolutionnaire international. Il va donc quitter le parti communiste allemand pour le parti communiste russe, puis va passer aux services secrets russes, et là il va monter à Moscou pour faire l’école d’espionnage, si je puis dire, et où il va aussi retrouver ses racines maternelles. Il avait combattu dans l’armée du pays de son père, et maintenant il passe dans le camp du pays de sa mère.

Et ensuite, il est renvoyé en Allemagne ?

Sorge a fait son stage à Moscou de 1925 à 1933. On est alors au milieu des années 30 et les Soviétiques veulent l’envoyer en Asie avec une « couverture » de journaliste. Ils vont donc le faire d’abord revenir en Allemagne, alors que Hitler et les nazis sont déjà en train de s’installer au pouvoir. Comme il est très talentueux, il se fait vite faire embaucher dans un grand journal local, et avec son tampon de journaliste il va repartir en Asie. En fait, il y va comme espion soviétique déguisé en journaliste allemand. La première étape c’est la Chine.
Ce pays va être son premier terrain d’apprentissage de l’espionnage, dans un contexte de violences, de guerre civile, de débuts de Mao… Sorge, à Shanghai, dirige le centre d’espionnage soviétique local, il va envoyer des informations extrêmement importantes et va commencer à recruter des gens, notamment des Japonais qu’il retrouvera un peu plus tard à Tokyo. Rapidement, ses chefs soviétiques lui font quitter Shanghai pour Tokyo, où il arrive encore en tant que grand journaliste allemand.

Comment fait-il pour arriver au cœur de l’appareil allemand au Japon, c’est-à-dire l’ambassade d’Allemagne ?

Sorge est un séducteur, c’est une grande gueule, il a côté très « m’as-tu-vu ». Il sait impressionner, il sait se faire aimer, mais surtout c’est une personne extrêmement douée ! Il connaît très bien l’Asie, il connaît bien les cultures chinoise et japonaise, il sait trouver les informations de première main. C’est comme ça qu’il entre dans l’intimité de Eugen Ott, responsable militaire de l’ambassade allemande au Japon au début, puis ambassadeur d’Allemagne. On peut d’ailleurs penser qu’ Eugen Ott devient ambassadeur parce qu’il envoie à Berlin beaucoup d’informations de qualité, informations que Sorge lui souffle… Sorge devient alors un personnage clé à l’ambassade. En tant que conseiller et homme de confiance de l’ambassadeur, il participe aux réunions les plus importantes. Tout le monde a confiance en Sorge : c’est un grand journaliste, qui se fait même passer pour un nazi.

Comment Sorge constitue-t-il son équipe au Japon ?

Il récupère une équipe de professionnels qu’il avait déjà côtoyés en Chine, notamment un Allemand qui sera un excellent radio, et puis un Yougoslave qui a un statut de journaliste. En même temps il arrive à se faire un réseau de Japonais, que ce soit des officiels ou des semi-officiels, des gens qui ont tous la caractéristique d’être opposés au pouvoir militariste et fascisant du Japon. Ce sont donc des gens qui, par antifascisme, vont lui donner des informations.

Il recueille des informations et est chargé de les transmettre aux Soviétiques ; comment se passent les communications avec Moscou ?

Il y avait deux façons de communiquer : la première, c’est la communication radio, naturellement clandestine, c’est-à-dire qu’il fallait installer des postes, envoyer des messages extrêmement courts, transmis rapidement et d’endroits différents – car les Japonais étant très paranoïaques, les étrangers étaient particulièrement surveillés et toute émission était évidemment interdite. La deuxième façon de communiquer, pour transmettre des éléments plus lourds, comme des dossiers, etc, pouvait se faire par la Chine. Il fallait se déplacer à Shanghai, et là on contactait directement d’autres agents soviétiques.

Juin 1941. Hitler, qui depuis des années veut envahir l’URSS, se prépare à exécuter le plan Barbarossa, qui vise à écraser ce pays en quelques mois, avant l’hiver. Sorge va découvrir ce plan. Comment cela se passe-t-il ?

Sorge est au courant, puisqu’il est au cœur du système allemand à l’ambassade à Tokyo, et que le Japon est allié à l’Allemagne nazie. Il est au courant par les messages que reçoit l’ambassadeur, il est au courant par les différents envoyés spéciaux qui arrivent de Berlin, et donc par un faisceau d’informations. Il remarque également le départ de tous les militaires allemands importants qui étaient à ce moment-là en poste à Tokyo… Tout converge sur l’idée que les Allemands préparent une guerre contre l’URSS. Sorge sait même à 48heures près la date exacte qu’Hitler a choisie pour attaquer les Soviétiques par surprise. Il envoie aussitôt l’information à Moscou.

Et à Moscou, on ne le croit pas, Staline ne croit pas que l’Allemagne va attaquer, ne croit pas au rapport de Sorge…

Oui, c’est là le plus incroyable dans cette affaire. C’est-à-dire que Staline, en août 1939, avait signé un pacte avec Hitler sur le principe « on ne se fait pas la guerre l’un l’autre, chacun se débrouille de son côté, vous faites la guerre aux Occidentaux, moi je veux être tranquille… ». Staline est absolument persuadé que Hitler respectera ce pacte pendant au moins quelques années, tant qu’il est occupé à faire la guerre aux Anglais. Staline va commencer dès le printemps 1941 à avoir des avertissements, notamment des Anglais, lui disant « Attention Hitler est en train de bouger » puis il y aura l’information précise donnée par son propre espion, Sorge. Mais Staline ne veut pas du tout y croire. Parce que s’il accepte cette idée que les Allemands vont attaquer incessamment, ça signifie que le pacte de « non agression » qu’il a signé avec Hitler, donc son attitude à lui, était une énorme bêtise. Cela signifie qu’il se serait fait berner par Hitler. Et ça, il ne peut l’admettre. Donc il refuse de croire Sorge. Il prétend que celui-ci est intoxiqué par les Anglais, lesquels chercheraient ainsi à opposer l’URSS à l’Allemagne. Et donc, quand l’Allemagne attaque en juin 1941, l’Union soviétique n’est pas prête. Conséquences : les troupes soviétiques sont écrasées et ses soldats sont tués ou faits prisonniers par centaines de milliers par les Allemands. Les chars allemands arrivent dès l’automne en vue de Moscou, la capitale de l’URSS. Hitler est alors à deux doigts de gagner son pari : vaincre avant l’hiver, pour retourner ensuite toutes ses troupes sur l’Angleterre et achever ainsi la conquête de l’Europe.

Comment Sorge va-t-il alors permettre aux Soviétiques de repousser les nazis ?

Sorge est furieux de ne pas avoir été pris au sérieux au mois de juin. On peut imaginer le déchirement de cet homme qui apprend que son propre pays est en train d’être saccagé, les populations massacrées, alors que si on l’avait écouté, on aurait pu préparer sa défense… Donc il continue son travail d’espion, et la question qui se pose désormais est : que vont faire les Japonais ? N’oublions pas que le Japon a un régime ultra autoritaire, militariste et fascisant, et qu’il est naturellement l’allié de l’Allemagne nazie. On peut donc penser qu’il va attaquer la Russie par l’est alors que l’Allemagne combat les Russes sur le front ouest. Des milliers de soldats soviétiques sont donc massés face aux troupes japonaises, pour contrer une attaque, dont on se demande quand elle va avoir lieu. Sorge met alors toute son équipe au travail pour découvrir ce que vont faire les Japonais. Et il apprend finalement que les Japonais vont bel et bien faire la guerre, qu’ils s’y préparent, mais qu’ils vont la faire vers le Sud, vers l’océan Pacifique, parce qu’il y a là bas beaucoup d’intérêts économiques et stratégiques, notamment le pétrole. Il a la confirmation de cette attaque vers le Sud au cours d’un épisode incroyable. En effet, Sorge apprend par des membres de l’administration japonaise que le Japon vient de commander à ses usines de vêtements militaires plusieurs millions de … shorts ! L’explication est claire : si l’on veut équiper les soldats de shorts, c’est qu’on va les envoyer vers les pays chauds et non pas en URSS orientale, en Sibérie, où la température peut descendre à moins 40 ou moins 50 degrés ! Le Japon, Sorge en a la preuve, ne va pas s’attaquer aux Soviétiques.

Et concrètement, quelles sont les conséquences de cette information sur l’armée soviétique. ?

Concrètement, ça veut dire que les Russes n’ont pas à se défendre sur le front de l’est. Donc tous les soldats qui étaient à la frontière chinoise, face aux japonais, vont pouvoir être récupérés sur le front ouest, qui devient un front extrêmement dangereux, puisque les Allemands sont au portes de Moscou. Joukov, qui est le nouveau chef de l’Armée rouge, va mobiliser les soldats sibériens – on va appeler cela l’armée sibérienne – au total, 400 000 hommes, c’est-à-dire une aide considérable. Il va donc les faire venir en toute urgence sur le front ouest, ce qui va rééquilibrer les forces face aux Allemands. De plus, les Sibériens ont l’habitude des conditions de froid les plus sévères. D’un côté, on a des Allemands, souvent arrivés en tenue d’été, mal préparés à l’enfer du froid, et en face d’eux se présente une armée de jeunes hommes habitués au pire climat, bien équipés pour se battre dans la neige, en uniformes de camouflage blancs… Cela va jouer bien sûr en faveur des Soviétiques.

C’est alors la première défaite de l’armée d’Hitler…

Exactement, on peut penser que le changement du cours de la guerre se passe en fait entre décembre 1941 et février 1943. Décembre 1941, les Allemands arrêtent d’avancer car ils ont donc en face d’eux les Sibériens. La contre offensive russe commence. En février 1943, l’Armée Rouge écrase les troupes allemandes à Stalingrad. A partir de ce moment, les armées de Hitler ne cesseront de reculer, jusqu’à la prise de Berlin par les Soviétiques, fin avril, début mai 1945.

Mais rapidement après avoir permis aux Soviétiques de sauver Moscou, Sorge va se faire arrêter… Comment cet homme, qui a un réseau extraordinaire, qu’il a monté pendant des années, peut-il en arriver là ?

Il faut reconnaître que c’était aussi un très grand espion par sa discrétion : c’était une « grande gueule », mais les Japonais qui l’observent, au même titre que tous les étrangers, depuis des années, n’ont rien vu, rien trouvé ! Pendant 5, 6, 7 ans, les Japonais n’ont rien senti dans le personnage de Sorge. En fait les Japonais ont commencé par arrêter ce qu’on appelle des « fourmis », c’est-à-dire des gens qui travaillaient pour Sorge, mais à petit niveau, que ce soit dans l’administration, l’armée, le journalisme… Et c’est en les interrogeant, les torturant, que l’on remonte petit à petit jusqu’à leur chef. Le premier qui lâche, c’est quelqu’un qui, torturé par la police, se jette du premier étage du bâtiment où il est détenu, mais ne meurt pas… Déstabilisé, il va alors parler : il donnera un proche de son réseau, qui donnera un autre proche, et de proche en proche, on va remonter jusqu’à Sorge.

Souvent, les grands espions arrêtés servent de monnaie d’échange ; pourtant, avec Sorge, ce n’est pas le cas. Il sera pendu. Pourquoi ?

Son destin ressemble au destin du plus grand des espions, car même la fin est incroyable : il y a une démarche des Japonais en direction de Moscou, proposant de leur échanger Sorge contre des espions japonais arrêtés en URSS. Mais la réponse de Moscou, est : « Nous ne connaissons pas Sorge ». Une expression à la fois simple et terrible de l’abandon de l’un de leurs agents.

Et qu’en est-il de son équipe ?

Toute son équipe est arrêtée. Son adjoint japonais le plus important est pendu le même jour que lui en 1944 Le radio allemand sera emprisonné puis libéré par les Américains lors de la défaite des Japonais ; il vivra en Allemagne assez longtemps. Quant au Yougoslave, il va mourir de maladie en prison.

Sorge et son équipe ont sombré dans l’oubli jusqu’au milieu des années 60. Pourquoi n’ont-ils pas été immédiatement reconnus après la victoire ?

Il y a la rancune de Staline. Si, après guerre, on reparle de Sorge, on va découvrir que Staline a refusé, à tort, de le croire à propos de l’attaque de Hitler en juin 1941, découvrir donc que le chef soviétique porte une responsabilité dans les pertes de 1941. Il faudra la mort de Staline, puis la déstalinisation, pour qu’en 1964 les Soviétiques redécouvrent cet homme. Les Américains de leur côté ont retrouvé dans les archives japonaises la trace de Sorge ; ils mesurent l’importance de cet agent mais on en parle peu, car on ne veut pas trop, à l’époque de la guerre froide, mettre en valeur un espion soviétique. En vérité, si on redécouvre Sorge aujourd’hui, c’est parce qu’on a dépassé le cadre de la guerre froide et qu’on voit bien la nature de cet homme qui participe à sa manière d’un mouvement antifasciste mondial. Il s’est opposé au fascisme japonais, au fascisme allemand. Il a lutté pour la défaite de l’armée de son propre pays, l’Allemagne. Sa contribution a été d’une importance capitale pour l’issue de la guerre. Le fait qu’on en reparle, qu’aujourd’hui il y ait des films, une BD, un roman, un texte jeunesse, tout cela montre qu’il y a enfin un retour de l’Histoire.



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