Loire 2014/Tapuscrit

Pour le « Ligero cyclo spectacle / Automne 2014 »

Me parlez plus du CIEL !

Gérard Streiff

En hommage à l’ami Patrick Pécherot

Interprété par Jean-Pierre Thiercelin. Voir le spectacle sur Ligero2014 (youtube), 17 mn.

« Me parlez plus du CIEL ou je fais un malheur ! Le CIEL, vous connaissez, pas la peine de vous faire un dessin ! Le Crédit d’Investissement et d’Economie Ligerienne. Le CIEL, la banque de la Loire, quoi. Hé ben, entre le CIEL et moi, ça n’a jamais marché. Pourtant, c’est pas faute d’essayer.

Depuis que je suis tout petit, je l’ai dans le viseur, cette tôle. Faut dire qu’ils avaient une agence en bas de chez moi, du côté de Beaugency. Dix fois par jour, je passais devant. Pour moi, c’était la maison du fric, du flouze, du peze, de l’artiche, enfin vous me comprenez. Un beau matin, je me suis dit, « Le CIEL, faut que je m’ le fasse ! ». Toutes ces pépètes à portée de main, c’était pas normal que j’en touche pas ma part. Je m’étais ouvert de cette envie auprès de poteaux qu’avaient de l’expérience. Y m’ont encouragé mais en me disant d’être bien précautionneux. Si j’allais au braquo, fallait surtout pas laisser mon image, because les caméras, pas laisser mes empreintes non plus, because l’ADN, et pas laisser ma voix, because... je sais pas trop quoi, paraît qu’ils ont des machins de reconnaissance vocale.
Résultat ? un jour, je débarquais au CIEL tout harnaché, ganté, juste deux trous dans ma cagoule pour les yeux, et muet. Surtout. Une vraie carpe. J’étais le seul client. En face, y avait deux employés, tout s’annonçait peinard. J’exhibais mon arme, un gros .45, un faux mais pas peine de le répéter. Le caissier, je le connaissais, c’était le vieux Lambert, un bonhomme tout fripé, il faisait presque peine à voir. L’avait l’air de sortir d’un teléfilm sur Maupassant. Je me disais, à le regarder, qu’à force de repousser l’âge de la retraite, on allait bientôt tomber sur des centenaires. Je lui fis passer un petit mot. Je l’avais écrit dans un style simple, direct, apparemment efficace ; j’avais mis « Holdup, le fric, vite ». Pas la peine de tartiner dans ces cas là, pas vrai ? Je tendis donc le papier au Lambert, il le prit, le regarda, hésita pis il dit :
 C’est pas attaché !
Qu’est-ce qu’il racontait le papy ? Qu’il voulait être attaché ? C’était pas prévu, ça. Et pis si je l’attachais, comment qu’il allait me passer le pognon ensuite, conclus-je. C’est vrai qu’y avait son collègue, un jeune gars que j’avais jamais vu et qu’aurait pu « aider », mais bon, ça m’arrangeait pas trop, cette histoire d’attachement, c’était pas dans mes plans.
 C’est pas attaché, qu’il répèta.
Il m’agaçait ! Et je pouvais pas répondre, pour cause de non-renonnaissance vocale, vous m’avez compris. Je dodelinais de la tête, un peu vite, histoire de manifester ma contrariété.
 Hold-up, qu’il ajouta, c’est pas attaché !
Putain... le vioc, il me faisait un cours de français ! Je pouvais pas y croire. Mais j’allais lui secouer le lard, à cette engeance, lui péter la gueule à cette momie, c’était quoi ces remarques sur l’attaché ou pas, de l’ironie ? De la provocation ou je m’y connaissais pas. Du mépris de celui qui sait pour l’ignorant ? Je commençais à grogner, pis je me calmais aussi sec. Toujours à cause de leur machine de reconnaissance, comme j’ai déjà dit.
 Hold-up, c’est un mot invariable ; ça vient de l’américain, insistait le vieillard.
Le cauchemar ! J’étais tombé sur le Bernard Pivot des guichets de banque. Un pinailleur de première. Le genre à avoir chez lui tous les Dicos d’or depuis le numéro zéro ! Il me sortait toute sa science, en pleine épreuve.
Moi je m’énervais pour de bon, je m’agitais, je lui mis mon pétard sous le nez, pas trop près non plus, dès fois qu’il comprenne que c’était du faux. Il faisait une de ces chaleurs dans mes frusques, je vous dis pas. Et lui, indifférent, il poursuivait :
 Hold-up : y a un tiret entre hold et up !
Que faire ? Gueuler ? Interdit ! Tirer ? Mais avec un pétard en bois... Cogner ? Ça laisse des empreintes. J’étais KO debout. D’ici qu’y me fasse passer une dictée !
Le guichetier se tourna vers son collègue, le morpion :
 T’es d’accord, non ? C’est pas attaché. Y a un tiret.
Et voilà ces deux zigomars partis dans un débat de Byzance. Ça les branchait au point qu’ils m’avaient oublié. Je vous jure. J’étais effacé. Hors jeu. Carrément. Et attaché gnangnan ? Et le tiret gnagna ? Et l’invariable n’est-ce pas ? Ça piapiatait, c’était parti pour durer. Soudain, je sais pas pourquoi, j’ai eu l’impression de déranger. Alors, à reculons, j’ai mis les bouts. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ? Le pire, c’est qu’ils ont même pas remarqué que je me tirais.

Quelle humiliation !
M’a fallu des années pour la digérer. La deuxième fois que je me suis intéressé au CIEL, toujours à l’agence de Beaugency, là, je m’étais bien préparé, je vous dis pas, un vrai concours d’abnégation. A force de faire des repérages, j’avais compris comment ça marchait, l’approvisionnement du CIEL, notamment la livraison du liquide. Y avait un convoyeur qui arrivait juste une petite demi-heure avant l’ouverture de la banque, à 7 heure trente précise. Il entrait dans la banque, avec ses clés, installait les biftons, et se tirait quatre ou cinq minutes après. Y avait donc un petit créneau où le type était seul dans l’agence. Et il tenait son timing pile poil, un vrai maniaque. Alors j’ai monté un truc de ouf : je m’étais laissé enfermer dans le CIEL, la veille au soir. J’avais remarqué en effet que la femme d’entretien, en fin de journée, laissait un bref moment la porte donnant sur la rue entre-ouverte ; j’en ai profité pour me glisser dans les toilettes de la banque. Pas vu, pas pris. J’y ai passé la nuit ; il suffisait d’attendre le livreur, le neutraliser, partir avec les biftons. 7h, 7h et quart, la tension montait. Arriva le fourgon. Jusqu’ici, tout va bien. Le type se garait en klaxonnant ; déjà ça c’était bizarre. Le klaxon, il était pas ordinaire, c’était pas le genre de bruit nerveux, agacé, qui dit « Dégage, pauvre chose ! ». Non, là, y avait du rythme, genre un coup puis trois coups, 1 pis 1,2,3, 1/1,2,3. C’était quoi, le binz ? J’écartais prudemment le store et un truc attira mon regard. Sur l’avant de la camionnette, au-dessus du pare-brise, y avait un bandeau, une banderole plutôt ; c’était marqué, en lettres rouges : « Le CIEL en grève ! ». Le convoyeur était en grève ! Et il avait rien trouvé de mieux que d’attendre les employés, avec son cirque ambulant, pour les pousser à se mettre dans le mouvement à leur tour. « LE-CIELENGREVE ! LE-CIELENGREVE ! »
Et ça a marché ! Y en a pas un qui a embauché ce jour-là ; tous sont restés autour du camion à papoter. Z’ont même bricolé un brasero. Et moi, j’étais tout seul dans la banque. Comme un con. Au CIEL. Heureusement, le soir, la femme de ménage, qui n’avait pas été mise au courant, est venue pour nettoyer, comme d’hab. J’en ai profité pour me débiner. En catimini, encore une fois.

A la troisième tentative, ça remonte à ...septembre 2008, ça, je m’en souviens bien, mon plan d’attaque était cette fois en béton. J’avais une frangine dans la place. C’est vous dire. C’était Ginette, une copine de coeur. Elle m’avait affranchi : y avait un Chinois qui venait une fois par semaine, d’Orléans, avec un sac en cuir noir, dit sac de médecin, vous savez, avec un fermoir en métal et un petit anse ; le sac était bourré de billets, paraît-il. Sais pas quel genre de commerce il tenait mais en tout cas, ça marchait. Chaque semaine, il était fidèle au poste. Cao qu’il s’appelait. Vous me direz, rien qu’au nom, j’aurais du être prudent. Mais bon... M. Cao, avant de descendre aux coffres vider sa mallette – car il était pas question pour lui d’ouvrir un compte, il mettait son fric en vrac dans le coffre, une lubie – avant de descendre, donc, Cao avait pris l’habitude de tchatcher avec ma Ginette. Il aimait lui faire des salamaleks à n’en plus finir. Il avait peut-être une idée derrière la tête, mais passons. Or le temps de leur palabre, il laissait toujours son sac sur un petit guéridon, dans le passage. Suffisait alors que je me pointe, discret, avec un sac identique, bourré de papiers, et, ni vi vu ni connu, je changeais les sacoches et je déguerpissais. Du bonneteau, quoi ! Une idée de génie, fadoche, quasi pépère. Du gagné d’avance. Le Jour J, à l’heure H, je m’approchais de l’agence. Le coin d’ordinaire était calmos. Or ce jour-là, y avait foule. Une population qui grondait. « Voleurs ! » qu’y criaient. Alors que j’avais encore rien fait. J’allais déjà m’expliquer quand je comprends que c’était pas moi qu’était visé, c’était l’agence. C’était le CIEL qu’ils engueulaient ! « Remboursez ! » que ça disait. Y avait de la panique dans l’air. Je me penchais vers un voisin de circonstances, qui me dit : « Z’êtes pas au courant ? Mais le CIEL, c’est une filiale de Lehman brothers ?! Et la Lehman brothers, mon pauvre... »
Il fit une terrible grimace. J’entravais que dalle, j’avais compris les « Marx Brothers », je voyais pas le rapport. Mais le gars, il était pas du tout allègre. Apoplectique, plutôt. Il voulait son argent, au CIEL, et il paraît qu’y en avait plus !!

Je cherchais pas trop à comprendre. D’instinct, je sentis que mon plan avec le Chinois et sa sacoche avait pris un méchant coup de vieux. Caduc qu’il était. Je me rabattis aussitôt sur le distributeur. J’avais en effet piqué la carte bleue de mon fils. A défaut de grives, comme on dit.... Que je ramène au moins un peu d’argent de poche. Y avait la queue, au distributeur, je vous dis pas. Quand vint mon tour, je fis ce qu’il fallait, le code et tout le toutim et l’appareil me cracha simplement un petit billet qui disait « Merci de votre visite ». C’est tout ce qui lui restait dans le ventre !
Alors le CIEL, moi, non merci, j’ai donné !



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