Le mystère de la chambre 11

« Longtemps, ici, le silence a prévalu. On a même tenté d’oublier : le malheur était si grand, les mots si faibles pour le dire. »
J. C.

A Georges Federmann

Le mystère de la chambre 11
Ou
Cent soixante huit quartiers

Gérard Streiff

Des corps dans tous leurs états ? Je peux dire que j’en ai vus, dans ma vie. Professionnelle, s’entend. Des corps de toutes les couleurs aussi et de gabarits les plus divers, la boulotte et l’échalas, la géante et l’étriqué. Et dans les circonstances les plus alambiquées : des suicidés imaginatifs, des trucidés insolites, de drôles d’accidentés, des morts laides et des chairs en putréfaction. Non, ce n’est pas ce qui manque, dans une carrière de médecin légiste. J’ai le privilège d’être un vieux monsieur et donc d’avoir recensé des farandoles de cadavres, des processions de macchabées, des défilés de dépouilles. Pourtant, mon expérience la plus forte, la plus terrible peut-être, demeure ma toute première expertise. Celle-là, je peux dire qu’elle m’a blindé à jamais.

C’était peu après la Libération. J’avais 25 ans. J’étais interne en anatomie au Val de Grâce, dans le service du docteur Becdelièvre. Durant l’été 1945, Paris était libéré depuis un an déjà, le professeur me demanda : « Cesare ! ». Je m’appelle Cesare Battisti, fils d’émigrés politiques italiens. « Cesare, veux-tu m’accompagner à Strasbourg ? ». Le problème, c’est qu’il s’agissait de partir sur le champ. Et assurer son secrétariat. Il venait d’être invité par la justice militaire à diriger un groupe d’experts, trois éminents médecins légistes, chargés de donner leur avis sur une affaire « délicate », me dit-il. Un déplacement de plusieurs jours, peut-être plus. Lui qui ne quittait jamais son service plus de vingt-quatre heures, même le week-end, il fallait que l’enjeu soit drôlement sérieux pour l’entraîner dans un tel périple. Il s’attendait à un travail intensif et semblait vraiment compter sur moi. Flatté, j’acceptais évidemment sa proposition, même si ce voyage m’éloignait d’une superbe auxiliaire canadienne tout juste rencontrée à Paris, Madeleine je ne sais plus quoi, attirante et attirée.

Becdelièvre demeura évasif sur l’objet précis de notre séjour ; peut-être que lui-même en savait peu de choses. Mais, après ses échanges téléphoniques avec l’autorité militaire, je le sentais, lui d’ordinaire si impavide, inhabituellement intrigué.
Si je n’ai gardé aucun souvenir de notre voyage, en train de nuit, je me rappelle qu’une voiture nous attendait en gare de Strasbourg, une traction avant noire, portant une immatriculation hors-norme, « TM10 », qu’on me traduira plus tard comme « Tribunal militaire de la 10e région ». Elle nous conduisit au « GQG », c’est tout ce qu’accepta de nous dire le chauffeur, un taiseux. On se retrouva en fait dans une caserne du centre ville. Là, nous avons fait la connaissance du juge d’instruction Cadin, qui suivait l’affaire depuis le début, et des deux autres professeurs, MM. Fourmonin et Sicade.

Lors d’un petit déjeuner de travail, Cadin nous en dit…le minimum ; soit disant qu’il ne voulait pas influencer notre jugement et qu’il attendait beaucoup de nos investigations ; il rappela très sommairement quelques données : en 1940, les Allemands avaient annexé la région ; ils avaient tout germanisé, notamment l’université, et sa fac de médecine en particulier. Quatre ans plus tard, aux lendemains de la libération de la capitale alsacienne, un émissaire de l’armée de Leclerc avait visité l’Institut d’anatomie ; il était tombé, dans les caves, sur ce que le juge appela « le mystère de la chambre 11 ». Ce qu’on y découvrit était suffisamment grave pour alerter la justice militaire. Cadin, depuis six mois, avait eu le temps de mener son enquête, de se faire une opinion mais il n’entendait conclure et boucler son dossier qu’après avoir reçu un rapport aussi complet que possible des trois experts réquisitionnés.

Puis le juge en personne nous conduisit, le trio et moi dans les valises de Becdelièvre, à l’Institut en question. L’accès principal était fermé, il portait d’ailleurs des scellés, et Cadin nous invita à emprunter une entrée annexe. On a commencé par arpenter les bureaux. Installés sur deux étages, ils étaient dans un grand désordre, armoires ouvertes, bureaux renversés, fauteuils brisés ; aux dires du juge, les lieux étaient exactement dans l’état où les avaient laissés les Allemands. L’air y était moite. Il faisait nettement plus frais au sous-sol.
Là, alors que j’avais cru les locaux déserts, nous est apparu, sans crier gare, un personnage taciturne, la démarche traînante. Une tête de chien battu, inclinée sur la droite, des yeux exophtalmiques, il portait une longue blouse grise, la même tout au long de notre séjour. « Garçon de salle Louispaul » dit-il d’une voix sombre. Il se présentait à nous sur un mode un peu militaire. « Un curieux nom ! » me dis-je. Je crus avoir mal entendu, ou déformé son prénom, mais Cadin confirma qu’il s’appelait bien ainsi. Le type n’avait pas d’âge, disons entre quarante et soixante ans ; il parlait peu. C’était le deuxième taiseux de la matinée et déjà je ne m’étonnais plus.

Louispaul, Alsacien, était le seul employé qui restait de l’équipe du temps de l’annexion, mais lui-même était entré dans le service en 1932. Autant dire qu’il faisait partie du décor. Les autres avaient fui, ou se trouvaient en prison ; lui, pour des raisons indéterminées, continuait son service.
Quand nous étions entre nous, Becdelièvre, qui avait la manie des surnoms ( il m’appelait volontiers Gramcsi) le dénomma Quasimodo.
On a donc arpenté la cave de l’institut derrière Quasimodo. Ce sous-sol formait un long et large couloir carrelé, parcouru par une enfilade de néons, un monde blanc et glaçant ; de chaque côté du corridor, on dénombrait six portes, de grosses portes en bois munies de clenches chromées, comme celles de frigidaires géants ; ces portes donnaient sur autant de chambres. Elles avaient l’air d’être vides. On arriva à la chambre 11. Une odeur âcre, épaisse pourrait-on dire, nous accueillit. La pièce comportait trois cuves et ces cuves étaient pleines de corps, nus, baignant dans un bain de formol.
« On les à découverts en novembre 1944, commenta Cadin. On ne savait pas alors d’où venaient ces personnes, nous n’avions retrouvé à leur propos aucune trace, aucune indication. »
Une pièce voisine avait abrité pendant l’occupation des Russes ; il s’agissait de prisonniers morts de tuberculose au camp de Mutzig, et transportés ici pour servir de cobayes aux étudiants allemands durant leurs travaux pratiques. « Pour les Russes, on a des archives. Mais ici, mystère !? ». Sur ce, Cadin nous quitta, non sans redire qu’il attendait notre inventaire minutieux de tout ce qui se trouverait dans cette chambre. On ne devait le revoir que le jour de notre départ.

On a commencé par autopsier les corps, dix sept cadavres. Cela nous prit
plusieurs jours, même si les résultats des analyses étaient, chaque fois, sensiblement les mêmes. Ces personnes, quatorze hommes, trois femmes, étaient en relative bonne santé ; elles étaient plutôt bien nourries ; aucune d’entre elles ne présentait des signes de maladie ; mais on relevait de nombreuses traces de coups, de brûlures, des hématomes multiples sur le dos, les épaules, les fesses, la tête parfois. Tous avaient une large incision dans le fémur : celle-ci avait du être effectuée sur le cadavre, à l’Institut même, afin d’injecter dans le corps un liquide conservateur. Les hommes avaient le crâne rasée, les femmes portaient des cheveux de 2 ou 3 centimètres.
Tous les hommes étaient circoncis. Quelques uns portaient sur le bras gauche un matricule tatoué, surmonté d’un triangle. Chez les autres, au même endroit, on distinguait la trace d’une exérèse, comme si on avait retiré la peau pour enlever ces marques.
Ces hôtes de la chambre 11 avaient un visage au teint terreux ; les dents étaient serrées sur la langue ; du sang coagulé s’accumulait dans la bouche.
L’examen intérieur des corps confirmait qu’ils ne présentaient aucun signe de maladie ; simplement on relevait dans les poumons les mêmes lésions d’œdème pulmonaire aigu.
Il ne s’agissait donc pas de malades mais de personnes gazées ; elles offraient en effet tous les symptômes de gens étouffés au gaz cyandrique, utilisé dans les camps nazis. Il s’agissait plus justement de juifs gazés.

Quasimodo assistait à ce travail d’expertise mais il restait un peu en retrait. Les deux premiers jours, il demeura totalement muet. Puis il se mit à s’exprimer, par à-coups. Une phrase courte, un long silence, une phrase courte.
Il nous dit que ces corps étaient arrivés, en trois livraisons, à la mi août 1943. En fin de nuit, vers les 7 heures du matin. Le transport était assuré par des SS, et entouré du plus grand secret. « Les corps étaient encore chauds », dit-il. Pas moyen de savoir s’il parlait comme témoin ou acteur. Deux ans, donc, qu’ils étaient là. Louispaul assurait ignorer d’où provenaient ces gens.
Becdelièvre rappela que dans leur intestin, on retrouvait systématiquement les restes d’un même repas, des épluchures de pommes de terre ; tout indiquait qu’ils avaient été tués peu après ce dernier repas. Si ce que disait Quasimodo était vrai ( leur réception en fin de nuit), il s’agissait de leur repas du soir ; l’exécution avait suivi puis le transport dans la nuit. Mais d’où venaient-ils ? Les
camps en Allemagne étaient trop éloignés pour que des corps « encore chauds »
parviennent, à l’aube, à Strasbourg. Le professeur Sicade rappela l’existence du Struthof ; on aurait retrouvé, selon lui, dans ce camp de concentration, à soixante kilomètres de la capitale alsacienne, une chambre à gaz.

On avait procédé à l’autopsie des corps au fur et à mesure qu’on les retirait des cuves ; il y avait là un tel empilement de cadavres qu’on s’attendait à en trouver au total pas loin d’une centaine. Mais au quatrième jour, alors qu’on venait de dégager un corps dans une des cuves, on s’aperçut qu’il s’agissait du dernier cadavre entier ; non pas que le reste de la cuve était vide mais elle était désormais remplie… de bouts de corps. On fit le même constat dans le second puis dans le dernier bassin : chaque fois qu’on y avait retiré le dernier corps complet, on découvrait un invraisemblable amoncellement de quartiers de cadavres. Le mot n’est pas beau, on croirait un terme de boucherie. Ceci dit, c’était une boucherie à laquelle on faisait face, la plus infâme des boucheries, un carnage. Il y avait là pêle-mêle des dizaines d’hommes-troncs ; des moitiés de cadavres constitués soit de thorax et de bras, mais sans têtes, soit des moitiés inférieures de corps, avec le bassin et les jambes. Ce puzzle macabre se compliqua encore car, dans les strates les plus profondes, on trouva des corps plus dépecés, des quarts d’homme si j’ose dire, essentiellement des membres. Cet émiettement, cette atomisation, cette dispersion nous laissèrent sans voix.

Commença la deuxième partie de notre travail : il nous fallut plusieurs jours pour transporter, déplacer, regrouper ces pauvres bouts d’hommes et de femmes, et pour permettre de comptabiliser 168 quartiers. On était en face de 34 membres supérieurs droits d’homme, de 27 membres supérieurs droits de femmes, de 34 membres supérieurs gauches d’hommes, de 8 membres supérieurs gauches de femmes, de 36 membres inférieurs droits d’hommes, de 23 membres inférieurs droits de femmes, de 37 membres inférieurs gauches d’hommes, de 26 membres inférieurs gauches de femmes. Et tous ces fragments représentaient au moins 27 corps de femmes et 37 corps d’hommes.

Qu’est ce qui s’était passé dans cette chambre 11 ? Pourquoi avoir débité ces corps en morceaux ? Où étaient les têtes ? Et les viscères ?
On retrouvait sur ces quartiers les mêmes observations que sur les corps entiers : des traces de coups, des hommes circoncis, des matricules maintenus ou retirés sur le bras. On réussit cependant à identifier deux catégories de cadavres. La plus nombreuse était celle dont je viens de parler ; mais il y avait aussi quelques portions d’individus décharnés, sous-alimentés, ravagés, morts de pneumonie. Pourquoi cette différence ? Les médecins étaient perplexes. Quasimodo une nouvelle fois livra ses informations avec parcimonie. Il confirma que les corps avaient été découpés à la scie mécanique. Il parla de deux garçons de salle qui avaient passé des jours et des jours à cette besogne. Pourquoi ?
« Pour cacher ! » dit-il. Cacher les corps, cacher leur identité, tromper ceux qui les découvriraient. C’est pour cela qu’on avait coupé les têtes, jetées dans le crématorium municipal avec les viscères ; c’est pour cela qu’on s’était acharné à retirer les matricules ; et pour ajouter à la confusion, on avait mélangé ces corps avec des parties de cadavres décharnés, « des Russes ! » Il fallait cacher l’horreur alors que l’avance alliée se confirmait et prit de vitesse les tueurs.
Mais pourquoi toute cette manipulation ? cette machination ? cette accumulation de cadavres ?
« Pour le musée ! laissa encore tomber Quasimodo.
  Le musée ?
  Le musée du juif !
Le trio ne prêta guère attention au délire de Louispaul qui, par moments, avait l’air d’un vieux fou. Les médecins rédigèrent leurs conclusions, firent part de leur interprétation générale ; il me fallut presque une semaine pour taper, sous leur dictée, corriger, compléter, un rapport de quatre-vingt pages, transmis au juge d’instruction.

Le jour de notre départ pour Paris, Cadin avait tenu à venir nous saluer à la gare, Becdelièvre et moi, et nous féliciter. Il venait de passer la nuit sur le rapport ; il en était très satisfait ; toutes nos observations confirmaient de manière magistrale, et autonome, ses propres investigations.
La Faculté de médecine, du temps des Allemands, était tenue par les SS. Un certain August Hirt, et ses collègues Haagen et Bickenbach, y faisaient la loi, nazie, avec l’active complicité du recteur et du doyen. Hirt s’était mis en tête de faire de la fac un musée des sous race, des juifs, des commissaires judéo-bolchéviks, comme il disait, une collection de crânes qu’on viendrait visiter des quatre coins du Reich. Himmler était en total accord. Hirt dépêcha à Auschwittz un universitaire qui tria et ramena 87 otages. Ceux-ci furent exécutés au Struthof et conservés dans les caves de l’Institut. Mais les médecins hitlériens n’ont pas eu le temps de mener à bien leur projet ; devant l’arrivée de Leclerc, ils ont paniqué. D’où le carnage, ou l’ultime phase du carnage, de la chambre 11.

Je me souviens avoir quitté la région avec un certain soulagement ; je n’y suis jamais retourné. Les années suivantes, j’ai suivi de loin les développements de l’enquête du juge Cadin. Il obtint la tenue, en 1952, à Metz, du procès des professeurs Haagen et Bickenbach ( Hirt s’était suicidé). Mais les accusés s’en sortirent plutôt bien : ils furent à peine égratignés et vite libérés. Redevenus toubibs en Allemagne, ils y ont coulé des jours paisibles et sont morts dans leur lit.
Plus tard, en lisant le Monde diplomatique, en 1993, j’entendis parler d’un autre scandale, ou d’un complément au scandale : les corps de la chambre 11 auraient servi, après la guerre, aux étudiants en médecine pour apprendre à disséquer...

De loin en loin, ce sous-sol revient dans mes cauchemars : dans une fête foraine hideuse, je vois Quasimodo animer le « stand des quartiers », déambuler de cuve en cuve, attirer le chaland. Au matin, j’ai toujours ce même goût épais et amer dans la bouche, un peu comme du formol…

PS : Cette nouvelle est inspirée d’événements survenus en Alsace durant l’annexion, et à peine dénoncés à la Libération. Les victimes du carnage évoqué ici n’ont eu droit à une plaque, donc à la reconnaissance officielle, …qu’au printemps 2005 !



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