Marseille/Le néo-libéralisme

Gérard Streiff
Quatre remarques sur le néo-libéralisme

Intervention à la rencontre nationale « Quel projet ? Quels rassemblements ? », Marseille, 7 juin 2008

1)Une remarque de méthode
Le débat sur le libéralisme est d’actualité. Dans la presse, l’édition, dans la vie politique, économique, l’enjeu libéral est très souvent évoqué. Encore faut-il s’entendre sur le mot, le sens du mot. Certains entretiennent la confusion, semblent identifier libéral, liberté, liberté économique, liberté philosophique. Un article de Libération, ces jours-ci, titrait : « Karl Marx était un libéral »... On voudrait nous faire croire que le libéralisme est fille des Lumières, de la Révolution française, qu’être libéral et de gauche sont des qualités compatibles. Des idéologues travaillent depuis longtemps ce terrain, telle la philosophe Monique Canto-Sperber, présentement directrice de l’ENS de la rue d’Ulm.
Il y a tromperie sur la marchandise. Sans entrer dans un débat sémantique ni ouvrir une querelle byzantine, il n’est pas trop difficile de voir qu’on appelle, depuis belle lurette, en France, libéral un individu tolérant, quelqu’un de large d’esprit, qui respecte l’indépendance de l’autre ; ET PUIS on appelle aussi libéral un partisan du libéralisme qui est la doctrine économique du capitalisme, élaborée dès le 19e siècle mais dont on connaît surtout aujourd’hui la version moderne, le néo-libéralisme. Et c’est en ce sens qu’en France, en politique, aujourd’hui, on entend le terme de libéral.

2)Il est clair que le libéralisme, le néo-libéralisme n’est pas arrivé avec Sarkozy. C’est une lame de fond qui a progressivement touché l’ensemble du monde occidental depuis les années 70. Confrontés à une contestation politique forte, les dominants tentent alors de reprendre la main. Leur contre-offensive, au plan économique, épouse l’idéologie néo-libérale d’un certain Milton Friedman, adepte d’un capitalisme sans entrave. La grande crise des années Trente, la guerre et l’après-guerre avaient imposé au capitalisme des règles fortes ( démarche keynesienne, influence communiste, etc) plus ou moins symbolisées par « l’Etat-providence ». Friedman et son école de Chicago prône tout au contraire une sorte de réforme permanente (appelée aussi contre-révolution conservatrice) où la libre concurrence, le laissez-faire-laissez-passer, le marché libre, l’Etat minimum sont érigés en priorités absolues. Ajoutons que pour un néo-libéral, l’idée même de société n’existe pas (« Il n’y a pas de société » aimait répéter Thatcher), il n’y a que l’addition d’individus privés, d’intérêts privés.
Cette orientation va passer de la théorie à la pratique à travers quelques étapes retentissantes : le Chili de Pinochet, dès 1973, fait appel à Friedman et à ses Chicago’s boys qui installent sous la dictature les prémisses de cette politique économique, qui sera ensuite appliquée en grand par les Etats-Unis de Reagan puis par la Grande-Bretagne de Thatcher. Autant de laboratoires où l’on retrouve les mêmes orientations : privatisations, dereglementations, casse du secteur public, Etat (social) minimum, chacun pour soi, concurrence à tous les niveaux, sécuritarisme...
C’est cette ligne qui sera vendue aux ex-pays de l’Est, à Boris Eltsine en Russie ; puis aux pays du Sud, à l’Afrique du Sud par exemple, à peine libérée de l’apartheid pour entrer dans la tyrannie libérale de l’argent ; c’est elle qui marquera les nouvelles relations internationales, qui donnera sa dimension libérale à la mondialisation. C’est elle que Sarkozy veut nous imposer aujourd’hui.
On lira avec intérêt à ce propos « La stratégie du choc » de Naomi Klein chez Actes Sud.

3)Le libéralisme a toutes les apparences d’un tsunami planétaire, d’une option omniprésente jusqu’au fin fond de l’Asie, de l’Afrique, de l’Europe. Il est vrai que l’option libérale a redonné au capitalisme une vitalité incroyable. En même temps cette logique l’a poussé dans une crise noire et ses propres partisans sont sérieusement inquiets. Les éditoriaux de la presse économique ces temps-ci sont d’une exceptionnelle sévérité avec leur propre système ; le capitalisme est devenu fou, dit-on volontiers. L’idée ici est bien sûr de proner un « retour » à un capitalisme moral, éthique, transparent mais la logique du profit maximum ne pousse pas du tout à ça. Les libéraux donnent l’impression d’avoir peur de leur propre système dont ils profitent bien par ailleurs, pour l’instant.
D’autre part, le néo-libéralisme n’est nullement ce rouleau compresseur auquel rien ne résisterait. Il est confronté à de vives contestations et présente de sérieuses failles. C’est le cas en France, pays réputé hostile au néo-libéralisme, et où le soutien à l’économie de marché est notoirement le plus faible : 59% des sondés se méfient de ce type d’économie contre 41% qui l’apprécient (enquête internationale, été 2007) ; plus généralement, on note dans tous les pays un effritement de la cote du marché, de l’économie de marché. Suite à cette enquête, Le Figaro notait le 17 avril dernier :
« Le système de la libre entreprise avait déjà commencé à perdre la confiance aveugle des citoyens avant l’effondrement du système financier ».

Partout la politique de l’Etat minimum rencontre de grandes difficultés : les déréglementations et le désengagement de l’Etat ont souvent atteint leur limite, notamment dans les pays où ces politiques sont appliquées de longue date. Le correspondant à New York du Monde écrivait le 2 mai :
« De plus en plus d’économistes évoquent l’idée que la sortie de crise ne se fera pas sans recours à une régulation renforcée ni investissements massifs de l’Etat fédéral dans les grands chantiers : écoles, hôpitaux, transports ».
Partout, il s’écrit que l’Etat est de retour.

La logique néo-libérale et ses dérives (financiarisation, etc) se retournent également contre la mondialisation actuelle, suscitant des critiques accrues, parfois régressives (repli sur soi, xenophobie). Une étude de l’Université Harvard vient de montrer que la majorité des salariés américains, à présent, estiment que « ce qui est bon pour le business et l’économie mondiale ne l’est pas pour eux ». Sans doute que cette frustration se retrouve déjà en partie derrière le choix des primaires américaines pour le candidat Obama.

Le néo-libéralisme est aussi sur la sellette pour la manière dont il a contrarié le développement des pays du Sud. On le voit dans la critique massive qui s’exprime dans tous les pays d’Amérique Latine. Et il y a quelques jours, la Commission internationale « Croissance et développement », composée d’une vingtaine de hauts responsables, économiques, politiques (Afrique, Asie, Russie, Chine), nullement communistes ni même classés à gauche, a remis en cause la philosophie libérale officielle en matière de développement, ces vingt dernières années. Leur rapport démonte ce qu’on a longtemps appelé le « Consensus de Washington » (réduction des déficits, des impôts et des dépenses publiques, privatisations et déréglementations) et dit en substance : il faut un Etat fort, une administration publique active, une planification à long terme, des fonctionnaires bien payés, des investissements dans l’éducation et la santé, il faut faire attention aux inégalités, etc. En somme il faut faire l’inverse de ce que préconise le FMI et la Banque mondiale dont « l’orthodoxie libérale ne sort pas indemne » (Les Echos).

Cette contestation de la sauvagerie libérale se retrouve dans le mouvement social, dans l’expression de la vie artistique aussi. Un exemple récent en est la « politisation » du Festival de Cannes et la qualité de sa Palme d’or, encouragement à la critique du néo-libéralisme.

4)Nous voici donc dans une drôle d’époque où d’un côté des moyens énormes sont mis en oeuvre pour « libéraliser » à tout prix le monde et où en même temps les forces, les idées qui s’opposent à cette dérive sont considérables. Une drôle d’époque où rien n’est joué, ni l’installation durable de l’idée libérale en France, pour laquelle la droite se bat et qui compte de nouveaux ralliés ; ni la mise en échec durable de cette idée si contestée pourtant.
On peut dire que les libéraux sont forts (relativement) de notre faiblesse ; si le libéralisme l’a progressivement emporté, c’est parce que les progressistes ont progressivement baissé les bras ; si les idées de privatisation ont peu à peu gagné, c’est parce que les idées de nationalisation ont peu à peu perdu de leurs attraits ; si l’idée d’Etat minimum a grimpé, c’est que l’Etat à l’ancienne a perdu de son efficacité ; si le chacun-pour-soi a marqué des points, c’est parce que la notion de collectif s’est affaibli ; etc.
Le « dépassement » du libéralisme, oeuvre de longue haleine, suppose tout autant un travail de dénonciation que d’invention. Nous ne manquons certainement pas d’idées, dans nos bagages, dans le travail commun des antilibéraux de ces dernières années. Mais sans doute devons nous mener un aggiornamento idéologique : de quelle réforme de l’Etat a-t-on besoin ? quelle réforme du marché, de quelle maîtrise du marché ? Quelle puissance publique ? Quelle réforme de la propriété ? Quelle réinvention de la solidarité sociale ? Quelles valeurs nouvelles et démocratiques doit-on remettre au coeur du débat pour regagner sur les terrains du réel, du symbolique, de l’imaginaire ?



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