Tapuscrit BdG2

Le bouclier de Gergovie

Gérard Streiff

CHAPITRE 1

‒ Disparue ? Comment ça, disparue ?
Quand Lug annonce la nouvelle à ses enfants, ceux-ci ne le comprennent tout simplement pas. Qu’est-ce que leur père leur raconte ? Velléda a disparu ! Mais comment une mère peut-elle disparaître ? Comment cette femme qui, chaque jour, les aide, les accompagne, peut-elle ainsi s’évanouir dans la nature ? C’est proprement inimaginable. Un jour comme aujourd’hui ! Le printemps s’installe, l’air est doux, les bois verdoient, on sent que la terre repart pour un nouveau cycle, que la vie gagne, partout. Et puis Lug vient avec cette nouvelle sinistre, insensée !
‒ J’ai cherché votre mère tout cet après-midi. Elle a disparu ! J’en suis sûr.
Le forgeron est défait. Epona et Taranis, ses jumeaux, découvrent leur père comme ils ne l’ont jamais vu, abattu, assommé pourrait-on presque dire. Ce matin, Velléda est partie en forêt, à la recherche de plantes très particulières. Elle a un don pour identifier des herbes, des feuilles ou des fleurs qui serviront ensuite à soigner, à infuser. Ou à cuisiner. Elle tient ce savoir d’un père qu’on disait un peu magicien et que les jumeaux n’ont pas connu, Obionos.
Velléda connaît des dizaines d’herbes différentes, l’absinthe qui calme les maux de tête, le gui dont les baies sont efficaces contre les ulcères, la verveine qui chasse les fièvres, la centaurée qui guérit les plaies... Elle est réputée pour cette science des plantes dans tout le quartier. La femme du forgeron n’est pas avare de conseils et distribue volontiers les fruits de sa cueillette. Elle est donc descendue vers les bois de l’Est, qui longent Gergovie, selon un itinéraire très précis. Quelques voisins l’ont encore saluée sur le chemin, les derniers non loin du lieu-dit la Maison du pêcheur, vers midi. Puis elle s’est effacée. Totalement. Plus personne ne l’a revue. Lug s’est tout de suite inquiété. Une sorte d’instinct, de pressentiment, de mauvaise sensation. Son épouse pouvait être retenue, bavarder avec une amie, conseiller un proche ? Mais lui s’est alarmé. Ce retard n’était pas normal. Alors, porte après porte, il a sollicité tous les voisins. Pelpios, le très volumineux marchand de vin de l’autre côté de la rue, n’avait rien vu, tout occupé qu’il était par l’arrivage d’amphores géantes, des grands récipients, de vingt-cinq litres au moins, de vin venu d’Italie. Quelques maisons plus loin, Thuros, le vannier bossu, lui non plus n’avait pas aperçu Velléda de la journée. Celle-ci pourtant apprécie sa compagnie : Thuros adore raconter des histoires à dormir debout. Il prétend qu’il sait parler aux arbres, aux fleurs, aux animaux et que ceux-ci lui répondent. Il invente des contes où un prince a trois fils qu’il envoie à l’aventure dans le monde, où ils supportent des épreuves terribles et dont ils reviennent transformés. C’est alors qu’ils peuvent vivre tous ensemble, dans la paix et le bonheur. Le conte est toujours le même mais les épreuves varient à l’infini. Quand on lui demande où il va chercher toutes ces fantaisies, il répond avec le sourire : « Dans ma bosse, bien sûr, dans ma bosse... ». Diviacos, le vieux druide aveugle, qui réside lui aussi dans ce passage marchand, se souvenait avoir salué Velléda très tôt dans la matinée ; il avait ensuite passé le reste de la journée au temple. Lug traversa d’autres quartiers, sortit de la ville, sillonna la campagne, interrogeant tous ceux qu’il croisait : « Velléda ! Oui, ma femme, vous la connaissez ? Elle est grande, rousse, et puis elle porte une fibule bleutée sur la blouse. Vous ne l’avez pas vue ? »
Cette fibule, Lug l’avait faite tout exprès pour elle. Pour réaliser cette broche, il s’était inspiré d’une sculpture en bois de son ami le druide, représentant le dieu Cernunnos. Ce dieu, assis en tailleur, porte des bois de cerf, très impressionnants, et tient dans sa main gauche un serpent à tête de bélier et, dans celle de droite, un torque, c’est à dire un collier terminé par deux grosses boules. Cette fibule, qui lui avait demandé des jours de travail, était unique, large comme la paume d’une main, couleur azur.
Quelqu’un, peut-être, avait remarqué l’ornement, espérait le forgeron.
Mais personne n’avait pu l’aider. L’escamotage de son épouse avait quelque chose de diabolique.
A leur tour, jusque tard dans la nuit, les enfants continuent cette quête. Ils courent la forêt, arpentent quelques villages proches, longent les mares, questionnent des voyageurs. Partout ils crient son nom mais l’écho seul leur répond. Ils finissent par se retrouver à la Maison du pêcheur. C’est là qu’on aurait vu pour la dernière fois leur mère. Cette bâtisse en ruines a été abandonnée par ses habitants qui se sont repliés sur la cité. On la dit hantée, on y aurait remarqué des déplacements suspects. Mais les jeunes gens connaissent le fantôme qui fréquente quelquefois ces décombres : c’est l’homme-bois. Les jumeaux doivent d’ailleurs être les seuls en ville à connaître cet étrange personnage. À demi nu, la chevelure hirsute, la peau mate, l’air perpétuellement hagard, il est affublé, sur la tête et autour de la taille, de branchages et de divers morceaux de bois. Le bonhomme trouve parfois refuge dans la Maison du pêcheur. Il s’y trouve d’ailleurs, ce soir, accroupi, vigilant. D’où peut bien venir cet être égaré ? Qui le sait ? Qui s’en soucie ? C’était un taiseux. Les jumeaux le croyaient muet. Jusqu’au jour où il se mit à parler pour évoquer les rêves. Alors le sauvage se montre savant. Il connaît, prétend-il, « la clé des songes ». Chaque rêve, selon lui, avait un sens :
‒ Rêver d’un cheval signifie que tu es amoureux ! Ou que quelqu’un est amoureux de toi.
Entre chaque phrase, il marque un long silence, comme si parler lui demandait un effort particulier, ou comme s’il laissait l’auditoire apprécier son savoir.
‒ Rêver d’une vache, c’est mauvais signe. Cela annonce une maladie.
‒ Et d’un âne ?
‒ C’est le bonheur !
‒ Un âne, le bonheur ? Pourquoi ?
‒ Parce que !
Et ainsi de suite. Parfois, ses prédictions sont plus sombres.
‒ Si tu rêves que tu perds une dent d’en haut, c’est qu’il y aura une mort dans la famille paternelle.
‒ Et une dent d’en bas ?
‒ C’est une disparition prochaine du côté de la famille maternelle.
Cette nuit, ils lui parlent non pas de rêve mais de la disparition de leur mère, justement. Lui qui court toujours les bois, n’aurait-il pas vu Velléda ? Ou remarqué quelque chose de particulier ? Ou quelqu’un ? L’homme-bois ne répond pas mais on le sent préoccupé.
‒ Tu sais quelque chose ?
Son silence est plus long que d’ordinaire. Une gêne s’installe entre eux. Puis soudain l’homme se lève et, avant de partir, murmure :
‒ L’oiseau l’a volée.
CHAPITRE 2

La « course du Germain » est devenue depuis peu la marotte des enfants de Gergovie. Ce jeu s’inspire d’une technique de guerre et de chasse des cavaliers venus de l’Est. Sur un champ de bataille, l’épreuve se déroule toujours de la même façon. Le cheval porte deux soldats. Lors de l’assaut, le cavalier en croupe saute à terre et cavale, si l’on peut dire, à côté de la monture en se tenant à son cou. Il brandit une arme, une lance le plus souvent, tout en poussant des cris effrayants. Cavalier, cheval et fantassin forment alors une espèce de furie qui a le don de paralyser de peur l’ennemi. Encore faut-il savoir bien monter, bien courir et avoir un animal rapide.
Epona et Taranis ont toujours excellé à cet exercice. Pour échapper au chagrin, ils reprennent très vite leur entraînement et y mettent à présent une rage qu’ils n’éprouvaient pas jusque là. On les croise, par n’importe quel temps, dans les ruelles de la ville ou sur l’esplanade aux pieds des remparts comme à travers bois, elle galopant sur Esus, lui lancé ventre à terre près de l’animal.
Des jumeaux, vraiment ? Les gens qui ne le savent pas s’étonnent toujours d’apprendre qu’ils ont exactement le même âge. Treize printemps chacun, vingt six à eux deux. C’est vrai qu’ils sont si différents l’un de l’autre. Autant Epona est élancée, fine, le visage rond, l’œil pétillant, autant Taranis est trapu, ramassé, la mine grave. On l’a surnommé dans la famille Petit sanglier. Il lui a fallu du temps pour accepter ce sobriquet et se dire que ce pouvait être un compliment. Mais sans en être tout à fait convaincu. Epona, elle, tient son nom de la déesse protectrice des chevaux. Dès son plus jeune âge, elle aima ces animaux. Son père l’appelle volontiers Eponine et sa mère préfère Belisama , la très belle. Elle porte, le printemps revenu, une tunique courte, de couleur ocre, dont le col est fermé par un lacet. Son frère, quand il ne va pas torse nu, met volontiers une blouse rayée, bleue de préférence et un pantalon bouffant, gris clair, hâtivement retenu à la taille et aux chevilles par une cordelette. Elle apprécie des sandales à lanières, lui va volontiers pieds nus.
Ils ont toutefois des marques communes, des signes qui ne trompent pas, des traits distinctifs, bien à eux. Par exemple, ils sont roux tous les deux, franchement roux, presque rouge en vérité.
À Gergovie, les jeunes Arvernes * ont adapté la course du Germain à leur manière. L’épreuve se livre sur le terrain découvert prolongeant la porte sud de la ville. Lieu traditionnel de rendez-vous, cette étendue battue par les vents donne sur des pentes raides dévalant vers la plaine et offre un superbe panorama mais les joueurs, trop emportés par leur exercice, ne le regardent même plus. Les chevaux, montés chacun par deux cavaliers, s’élancent ensemble d’une extrémité de la piste. À mi-parcours, l’un des cavaliers descend, il faudrait plutôt dire se jette de l’animal pourtant au galop et trotte à ses côtés jusqu’à une statue, de bois ou de pierre, qu’il doit toucher de son épée, de son sabre ou d’un bâton. Gagne le premier arrivé sur la cible.
Presque chaque soir, des groupes de jeunes gens viennent s’y défier. Il y a beaucoup d’appelés, mais peu d’élus. Certains joueurs ont du mal à tenir à deux sur le même cheval. Beaucoup chutent lourdement lorsqu’ils sautent de l’animal. D’autres ne tiennent pas la distance. Parmi ceux qui arrivent néanmoins à finir la course, quelques-uns sont si épuisés qu’ils ratent leur cible. Bref, ce jeu tourne souvent à l’hécatombe. De toute façon, le résultat est connu d’avance : Epona et Taranis sont à peu près imbattables.
Ils ont des supporters, des inconditionnels, des amis, des vrais comme Momoros dit l’Aiglon, mais leur savoir-faire suscite aussi de solides jalousies, de la part du gros Ségovèse par exemple ou d’Arlis la Teigne.
Le plus souvent, avec les jumeaux, l’affaire est rondement menée. Partenaires depuis toujours, ils n’ont pas besoin de s’expliquer longuement pendant la course. Un regard, un hochement de tête, quelques mots brefs, parfois de simples onomatopées, leur suffisent : « Pars... Saute... Fonce... Frappe. »
Epona est une excellente cavalière et a toujours eu une grande familiarité avec le cheval. Cet exercice ne lui a pas trop coûté. Le plus difficile pour elle a été de se faire admettre parmi des garçons qui considèrent ce jeu comme leur chasse gardée. Elle ne compte plus les quolibets, les moqueries et autres railleries qu’elle a dû supporter de la part de ses camarades.
‒ C’est pas pour les filles ! lui répétait-on bêtement le plus souvent.
‒ Oh, la rouquine, va plutôt tisser des robes !
‒ Laisse ça aux grands !
‒ Petite mère, tu vas t’envoler !
‒ Attention de ne pas te faire mordre !
‒ Tu serais mieux sur un âne...
Longtemps, elle a encaissé sans broncher ces ricanements, serré les poings et refusé que son frère vienne à son aide. Elle sut d’emblée comment faire taire ces imbéciles : en étant meilleure qu’eux ! Elle se prépara tant et plus. Et de fait, elle est devenue plus agile, plus rapide, plus endurante même que ses concurrents.
Frère et sœur se complètent bien. Lui, avec ses cuisses et ses mollets rebondis, peut courir des distances impressionnantes, des heures durant, sans s’essouffler. Il est capable de quitter le cheval, pourtant en pleine course, ou d’y remonter aussitôt, comme s’il s’agissait d’une épreuve banale. En guise d’arme, il n’a qu’un bouclier, qui lui vient d’un ami, Apomatos, le palefrenier. « Un jour, je te dirai son secret » lui avait assuré ce dernier. Cette arme aurait toujours servi à l’exercice. Il n’a rien de l’objet d’apparat, pompeux et coloré ; c’est plutôt un instrument cabossé. Apomatos s’en serait servi pour entraîner des « compères », confiait-il, mystérieux.
Esus, leur animal, est une bête d’exception. Non pas par la taille, plutôt modeste comme tous les chevaux gaulois, courts de garrot. Mais par son élégance, son intelligence aussi. Jument au poil noir, dru, brillant, elle a une tête mobile, une crinière touffue, des yeux immenses, clairs, toujours humides, des naseaux perpétuellement agités. Vive, elle n’est jamais prise en défaut et son instinct sûr lui fait éviter bien des pièges. Sa complicité avec les enfants est complète. Elle reconnaît leurs voix entre cent autres, répond illico à leurs appels, semble comprendre leur moindre désir, sait parfois l’anticiper.
Ils forment vraiment un trio inséparable. Pendant la course, on dirait un monstre à trois têtes. Au centre, il y a Esus, les naseaux retroussés, l’air de ricaner. Sur son dos se dresse Epona, les yeux écarquillés, la bouche pincée. S’accrochant à la crinière en folie, sur le flanc gauche, Taranis, écarlate, grimaçant, court comme un fou. On a beau savoir que c’est un jeu, quand ce trio exalté vous arrive dessus, il y a de quoi avoir peur.

CHAPITRE 3

‒ Réveillez-vous ! Vite ! Réveillez-vous !
Taranis est entré en trombe dans la demeure familiale, sautillant, gesticulant. Il fait un bruit de tous les diables, bousculant son père, harcelant sa sœur. Il semble avoir retrouvé son allégresse d’antan.
‒ Debout, allez ! Debout ! La guerre est là !
Le garçon aime souvent, le matin, traverser les rues désertes de la cité et assister au lever du soleil depuis les remparts. La ville en effet est protégée par d’imposants murs de pierre et de bois, ouverts en plusieurs endroits par de solides portes fortifiées et biscornues. Gergovie est un oppidum*, une cité construite sur un vaste plateau, donnant sur des a-pics impressionnants. De son belvédère, le garçon jouit, à l’aube notamment, d’une vue formidable. Quand il fait beau, bien sûr, et que le temps est clair. Au nord, s’alignent les volcans de la chaîne des Puys. Cette enfilade de cônes lui fait toujours penser à l’échine, colossale, d’un monstre au repos. Au sud et à l’est, c’est plutôt un pays de plaines et de collines qui butent tout au loin sur le Forez.
La ville aussi est un spectacle permanent. Les ruelles convergent toutes vers une place centrale autour de laquelle s’organisent différents quartiers.
À ses pieds, le quartier des artisans et commerçants, forgerons, tonneliers, charpentiers, potiers ou tisserands, est le premier secteur à se réveiller. Il côtoie un ensemble de maisons de haute taille, celles des notables et des chefs ainsi que le temple. De l’autre côté de la place, un réseau assez dense d’habitations, certaines collées au rempart, est entouré de greniers, de silos enterrés, de caves. C’est dans cette partie de la ville, près d’une des portes, que se trouve l’enclos des chevaux, face à un four à pain.

Le garçon trouve chaque fois miraculeux ce moment où la nuit bascule dans le jour, où la lumière traque l’ombre jusque dans le plus petit recoin.
Mais, ce matin, c’est un autre tableau qui l’a bouleversé.
‒ C’est la guerre ! vous m’entendez ? Epona, réveille-toi !
Le père, déjà sur pied, regarde le garçon secouer sans ménagement sa sœur. Il est perpétuellement ému par la complicité de ses enfants. Il se souvient qu’à leur naissance, des idiots ont prétendu que les jumeaux portaient malheur. Certains voisins ont même eu l’air de prendre peur. Il a chassé ces mauvaises langues de chez lui. Le druide Diviacos au contraire a félicité Lug ; il lui a dit que ce duo d’enfants était magique, qu’il symbolise l’union du ciel et de la terre, du sombre et du lumineux, du noir et du blanc, de l’hiver et de l’été, de la lune et du soleil…
Peut-être, se disait le forgeron, mais pour lui, c’était tout simplement ses enfants, son bonheur. Depuis leur plus jeune âge, ils ne cessent de se quereller et de s’entraider, de se chamailler et de se réconforter, en même temps ou presque. Avant tout, ils sont complices. Un jour, par exemple, Taranis a cassé un moule où on confectionne des pièces pour bouclier appelées des umbos. Comment a-t-il fait ? Le garçon devait avoir sept ou huit ans, il était encore petit, le moule était lourd. Mystère. N’empêche : l’ustensile était inutilisable. Le forgeron est entré dans une colère phénoménale. Le fils a pris peur et s’est éclipsé. Non seulement, il n’est pas rentré de la journée mais le soir, il est resté invisible. La famille s’est mise à sa recherche mais en vain. La sœur semblait aussi affligée que les parents de cette fuite. Et puis, dans la nuit ou le lendemain, il ne savait plus exactement, alors qu’on était toujours sans nouvelles du fugueur, le père vit Epona quitter la cité avec du pain et des fruits. Intrigué, il la suivit. Il avait vu juste. Epona allait rejoindre son frère. Ce dernier était caché dans une grotte, à deux pas des remparts, un abri si étroit qu’il s’agissait plutôt d’un souterrain. Ainsi venait-elle le nourrir en cachette. D’instinct, elle avait compris où il était et s’était montré solidaire de lui. Le père pardonna.
Il repense à cet incident en regardant Taranis agacer sa sœur. À moitié dans ses songes, la fille n’aime guère ce genre de réveils. Elle préfère prendre son temps, paresser, sortir doucement de sa brume. Mais son frère ne lui en laisse guère le choix. Elle émerge à peine qu’il la traîne presque dans la ruelle. De mauvaise grâce, elle se laisse conduire. Lug lui s’occupe de réactiver sa forge. Taranis repart avec son bouclier, sans doute veut-il montrer aux combattants qu’il est des leurs. Qu’il est prêt à se battre. Un peu partout, des gens courent, parlent fort tout en suivant la même direction qu’eux.
Leur voisin Diviacos se tient devant sa maison. Il semble humer l’air comme s’il y trouvait des informations importantes. Aveugle, le druide a cette pose hiératique, sévère et désarmante en même temps, qu’ils lui connaissent bien, la tête redressée, le menton bien haut, les yeux laiteux. Il sent la ville s’agiter et pressent ce qui se trame.
‒ C’est la guerre ! Lui dit Taranis.
Il les sert tous deux contre lui.
‒ J’en étais sûr, répond-il simplement.
Volontiers taciturne, il ne semble se détendre qu’en de rares occasions. Chacune de ses rencontres avec les jumeaux en est une, précisément. Le prêtre a toujours eu un faible pour eux. Il s’est montré affectueux à leur égard, singulièrement depuis la disparition de leur mère. De leur côté les jumeaux adorent ce vieil homme. Il les impressionne par sa sagesse et son savoir, par l’extrême respect aussi dont il est entouré dans la cité.
Plus d’une fois, Epona et Taranis l’ont conduit à travers Gergovie ou dans la proche campagne. « Mes yeux, vous êtes mes yeux » leur répète le vieillard. Il est toujours en train de marmonner de terribles histoires et s’efforce de leur faire apprendre par cœur d’interminables vers qu’ils ont bien du mal de retenir. Il y est toujours question de chênes géants, de chaos de rochers, de mares sombres, de lumières incertaines, de morts réincarnés, de sources cachées, de sacrifices...
Le prêtre sait tout des mystères de la nature. Il leur parle des étoiles et de la plus belle d’entre toutes, Sirona. Pour lui, elles sont les fenêtres du monde, ce qui étonne toujours Epona :
‒ Les étoiles sont des fenêtres ?
‒ Oui des fenêtres, ou des portes si tu veux, par lesquels on accède à d’autres mondes.
Cette idée leur donne le vertige. Il raconte encore la course du Soleil et de la lune, parle d’autres astres, l’un est « livide et paresseux », un autre « majestueux », un troisième « rouge », mais les enfants en ont oublié le nom.
Il les initie surtout aux secrets de la forêt. Il semble connaître chaque arbre, l’aubépine odorante et le bouleau blanc, le hêtre massif et le haut platane mais c’est le chêne qu’il chérit tout particulièrement.
Aux pieds de la ville, il y a un alignement de chênes centenaires, où il aime se laisser conduire. Ils sont si larges qu’ils n’en font pas le tour à eux trois, bras écartés. Il raconte qu’avant, en plein hiver, quand les bois semblaient figés, il venait cueillir le gui au moment de sa pleine floraison.
‒ Cela doit se passer le sixième jour de la lune. Absolument le sixième jour. Le gui coupé tombe dans un drap blanc. On pend ensuite les branches à l’entrée des étables pour assurer la santé des bêtes.
‒ D’où sais-tu tout cela, Diviacos ? s’étonnent les enfants.
‒ Je n’ai pas toujours été aveugle ! Savez vous que c’est aussi l’hiver, quand la sève ne circule pas, qu’il faut couper ces chênes pour en faire les planches les plus solides, pour ton bouclier par exemple. C’est du bois très dur, très résistant.
Il leur apprend à pénétrer dans la forêt comme on entre dans un temple, il dit d’ailleurs que les bois constituent son sanctuaire, que les arbres font le lien entre la terre où ils plongent leurs racines et le ciel qu’ils touchent de leur cime. Diviacos sait leur parler comme personne de ce monde d’ombres, de silence et d’odeur. À l’entendre, la forêt est tout autant un univers d’angoisse, où s’est peut-être égarée leur mère, qu’un lieu d’infinie sérénité !
Mais aujourd’hui, la conversation avec le druide tourne court. Les jumeaux, impatients, quittent vite leur vieil ami qui pardonne volontiers leur empressement. Ils sont attirés, aspirés par l’espèce de grondement qui s’élève d’au-delà du mur d’enceinte qu’ils escaladent. Ils doivent se faufiler parmi un public déjà dense où ils retrouvent d’ailleurs leur ami Momoros. Dressés sur la muraille, ils dominent enfin la vallée.
‒ Regardez ! Dit Taranis, triomphal, un peu comme s’il organisait le spectacle qui s’y donne. L’armée de Vercingétorix !
CHAPITRE 4

Une marée humaine monte vers la cité, un formidable grouillement. Interloquée, à présent totalement réveillée, Epona contemple l’interminable cohorte. Aussi loin que porte le regard, on voit des troupes converger. Dans l’air du matin, la formidable rumeur que produit cette nuée, le mouvement de ce peuple en marche montent jusqu’à la cité, mélange de rires et d’exclamations, d’ordres et de contre-ordres, de hennissements et de beuglements, de bruits secs d’objets métalliques qui s’entrechoquent et de couinements de roues...
« Vercingétorix... » répète la jeune fille. Pour le simple plaisir de prononcer ce nom.
Elle aime cette longue dénomination, ces cinq syllabes qui sonnent bien, ce « rix » final qui fait penser à « roi ».
Les enfants ont tellement entendu parler de ce personnage à la maison. À chaque repas, ils y ont droit. Impossible d’y échapper. Vercingétorix est un enfant du pays. Une appellation familière. Presque un voisin. Le forgeron est un fidèle partisan du chef gaulois. « Et partisan dès le début, insiste-t-il, pas comme certains. » Aujourd’hui qu’il est à la tête de l’armée, tout Gergovie, sa ville, vient en effet l’acclamer. Mais Lug répète qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Le jeune homme a été maltraité par les siens. Cent fois Lug a raconté comment les nobles de la cité, il n’y a pas si longtemps, ont banni ce trublion.
‒ Pourquoi ?
‒ Parce qu’il appelait à la révolte.
‒ Contre le Romain ?
‒ Bien sûr !
‒ Et alors ?
‒ Et alors ? Mais les gens d’ici, des notables, ne voulaient pas d’histoire. Ils comptaient s’arranger avec César. Faire du commerce et c’est tout.
‒ Donc ?
‒ Donc ils l’ont expulsé.
‒ Vercingétorix !
‒ Oui, Vercingétorix ! Ils l’ont chassé comme un malpropre de sa cité. Même Gobannitio, son oncle paternel, était contre lui, vous vous rendez compte ? C’est vrai que le père de Vercingétorix lui-même... Vous vous souvenez de son nom, j’espère ? Je vous en ai déjà parlé !
‒ Le nom de son père ?
‒ Celtill, il s’appelait Celtill. Vous l’avez oublié, je vois. Eh bien, Celtill a subi un sort pire encore.
‒ C’est-à-dire ?
‒ Tué ! Lui, il a été tué ! Par ces mêmes nobliaux. Soit disant parce qu’il voulait devenir roi contre leur gré…
‒ Et Vercingétorix, qu’est ce qu’il a fait, après avoir été chassé ?
– Il est allé dans les campagnes ; il a fait le tour des villages, des hameaux, des fermes, les unes après les autres, il s’est adressé aux paysans, qui souvent travaillaient pour sa famille d’ailleurs, il leur a dit : Arrêtons de nous plier à la loi du Romain ! Arrêtons de nous laisser dépouiller par Rome ! Arrêtons d’avoir peur ! Et là, on l’a écouté, on l’a soutenu, on l’a suivi. Ses partisans ont été de plus en plus nombreux, ont repris confiance en eux. Et lui, il est revenu en ville, mais cette fois comme un chef.
Ces dernières semaines, on raconte que ses troupes ont harcelé César. Dans la forge de leur père, des clients, des marchands ambulants faisaient volontiers état des combats entre Gaulois et Romains. Dans ces conversations, il était question d’affrontements de plus en plus sévères, de plus en plus proches aussi, de commerçants romains tués, de villes gauloises conquises. Genabum*, Avaricum*. On disait que le Romain disposait de forces immenses, bien équipées, solidement entraînées. Mais on disait aussi que Vercingétorix connaissait bien son adversaire. Il a même, paraît-il, côtoyé un temps l’armée romaine. Comme otage, assurent certains. Non, comme élève, prétendent d’autres. En tout cas, il en a retenu la leçon : il a réuni les tribus gauloises, créé une véritable armée, imposé une vraie discipline. Enfin, presque. Il a fait fabriquer des armes, demandé des contingents d’hommes, de cavaliers à chaque région.
Pour Lug, Vercingétorix va battre le Romain. Ce dernier est peut-être plus organisé, mieux équipé mais l’armée gauloise est plus mobile, plus légère à manier. Plutôt que d’affronter directement César, le Gaulois tente de l’affaiblir, d’éparpiller ses forces, d’envoyer des escadrons gaulois frapper ses arrières, il veut l’affamer par une politique de la terre brûlée, en détruisant les moissons, les récoltes, en rasant les villages pour empêcher l’adversaire de s’y approvisionner.
Depuis plusieurs lunes, aux dires de voyageurs, César et Vercingétorix jouent au chat et à la souris. Ils ont tous deux suivi le fleuve, l’Allier *, mais chacun sur une rive. Les Gaulois ont systématiquement détruit les ponts pour empêcher l’ennemi de passer. Pour déjouer cette tactique, César a fait mine d’avancer mais il a tenu cachée une légion sur ses arrières. Pendant que les deux troupes continuaient de progresser, et de s’observer, cette légion a discrètement rétabli un pont. Aussitôt informé de ce travail, César a fait faire demi-tour à ses soldats qui ont franchi le cours d’eau et se sont dangereusement rapprochés des Gaulois.
Pour Lug, le choix à présent de Vercingétorix est clair : refuser le combat en plaine, attirer César devant Gergovie, l’obliger à faire le siège de la ville, le laisser s’enterrer là.
Dans la cité, on s’attendait depuis peu à la venue des troupes gauloises ; des éclaireurs avaient prévenu de leur arrivée imminente. Les enfants ne sont donc pas surpris. Mais pour Epona et Taranis, la guerre restait quelque chose d’assez flou, de plutôt lointain. Jusqu’à ce jour.
‒ Oui, Vercingétorix est là, répète le Petit Sanglier, pérorant sur le rempart. Et toute la Gaule est avec lui.
Toute la Gaule ? Le garçon exagère : tous les Gaulois ne sont pas au rendez-vous. Il manque les Belges, et puis les Aquitains, les gens de l’Est aussi. Il manque encore tous ces gaulois du Sud, de la Provincia, la colonie romaine. C’est surtout la Gaule celte qui a répondu présent et qui escalade les pentes de Gergovie. Et encore, pas tous les Celtes. N’empêche : il y a du monde, le défilé est imposant.
‒ Et tu l’as vu ? demande Epona.
‒ Qui ?
‒ Vercingétorix !
‒ Bin non, il est à l’arrière.
‒ À l’arrière ?
‒ De ses troupes ! »
Taranis parle avec l’assurance d’un expert. Il répète en fait ce qu’il a lui-même entendu peu auparavant :
‒ Les Romains ne sont pas loin et il tient à connaître leur intention. Epona ne s’étonne même pas d’avoir un frère si bien informé et ne fait pas de commentaire. Elle serait même plutôt fière du garçon. Les premiers soldats arrivent déjà devant les portes de Gergovie. Ouvrent la marche des milliers de fantassins, des gens de la région, venus des gros villages de la vallée, de Corent, de Gondole, d’Auluat, les Arvernes ; ils forment le cœur du défilé, rient et chahutent comme s’ils se connaissaient depuis toujours. Suivent des hommes aux moustaches tombantes, aux cheveux longs.
‒ Des Carnutes* ! s’exclame Momoros.
‒ Comment tu sais ça, toi ? s’étonne Taranis.
‒ Par mon père.
Son père est pâtre, et souvent les « chevelus » viennent lui acheter des moutons.
Les enfants n’ont jamais vu pareille foule. Si bigarrée. La troupe, à leurs pieds, est bruyante, colorée, diverse. C’est dans sa masse une armée de paysans, pauvres et fiers. Des combattants, torse nu, portent juste des braies*. D’autres arborent des capuchons de laine. Les uns ont un sagum*, court manteau, d’autres un sayon*, casaque grossière à grandes manches. Ici, on est pieds nus, là on a des chausses de paille. Il y a des jeunes gens à peine plus âgés que les jumeaux, des moins jeunes, de vrais vieux. Certains ont le visage lisse, d’autres sont marqués au fer, suite à des combats ou des bannissements. Tous tiennent à montrer leurs armes en direction des citadins qui les saluent depuis les remparts.
Ils brandissent des lances ou des glaives, des faux et des haches, des frondes et des serpes à crochet, parfois de simples bâtons, des hampes et très souvent de grands boucliers décorés. On remarque un nombre impressionnant d’archers. Le chef gaulois, selon la rumeur, a insisté auprès de chacune des cités alliées pour qu’on lui envoie de forts contingents de guerriers munis d’arcs. Il a vu à l’œuvre les archers romains et connaît leur terrible efficacité.
Alertée par le brouhaha, toute la ville est à présent du côté des portes pour accueillir l’armada. Celle-ci s’engouffre dans la cité. La marée humaine progresse dans une cohue bon enfant. Tout le monde salue tout le monde, citadins et combattants.
Epona est particulièrement attentive aux cavaliers, impatients et impétueux, qui encadrent ces soldats. Les vergobrets, les chefs, montés sur de petits chevaux nerveux, tentent de canaliser le flot humain ; ils sont le plus souvent parés avec goût.
‒ Regarde leurs bijoux ? s’étonne-t-elle.
‒ Les bijoux ! Je te montre l’armée et toi tu vois les bijoux ! s’agace le garçon.
‒ Je vois ce qu’il y a à voir, c’est tout. Ils ont des bijoux, oui ou non ?
Plutôt que d’admettre que sa sœur a raison, Taranis se tait.
Les cavaliers portent en effet presque tous des torques*, colliers rigides, en bronze, parfois en or, ainsi que des bracelets.
Si les simples « soldats » sont parfois démunis, eux sont souvent solidement équipés : casques en bronze avec des sortes d’oreillettes protégeant les bords du visage, gaesum ou javelots, épées effilées aux poignées travaillées, fourreaux d’argent, longs boucliers de bois, de cuir et de métal, des cottes de maille aussi. On sent qu’ils sont, eux, des professionnels de la guerre, qu’ils en ont fait leur métier. Qu’ils aiment ça.
Il y a même quelques chars richement décorés qui ont pris place dans la foule armée. Les petits princes des environs tiennent à montrer de la sorte leur ralliement à la révolte.
Les soldats passent à présent près des enfants presque à les toucher comme une vague bruyante. Soudain Epona fixe un cavalier, étonnée puis carrément stupéfaite. Elle s’accroche au bras de son frère comme si elle avait peur de tomber, hurlant « Taranis » alors que le garçon est à ses côtés. Elle désigne, le bras tendu, l’homme à cheval qui caracole devant eux, orgueilleux et indifférent. Plus exactement, l’index de la jeune fille pointe, sur la poitrine du chevalier, un bijou particulier, une fibule bleutée, LA fibule, celle du dieu cornu assis, tenant un serpent à tête de bélier et un collier.
Le temps pour son frère de comprendre, le cavalier a déjà disparu.

CHAPITRE 5

‒ Tu l’as vue ? Tu as vue la fibule ? C’est celle que portait maman ?
Le garçon n’arrive pas vraiment à croire sa sœur.
‒ Tu en es sûre ? Tu l’as vue ou tu as cru la voir ?
Elle cherche en vain le cavalier. Impossible de le retrouver, absorbé qu’il est par le mur humain qui défile devant eux. Son frère hausse les épaules, se laisse à nouveau fasciner par l’armada. La fille hésite. Oui, c’était bien la broche du dieu cornu, réalisée par Lug pour Velléda, que portait le cavalier. Impossible de se tromper. Cette broche, elle l’a vue, de ses yeux vue. En même temps, elle doute déjà. S’agissait-il bien du cadeau de son père ? Elle a tellement pensé à Velléda, à ce bijou, tous ces derniers temps qu’elle se raconte peut-être des histoires... « Tu as vu ou tu as cru voir ? » bougonne Taranis. Comment vérifier dans ce tourbillon de guerriers et de montures qui submerge toutes les ruelles proches ? Comment remettre la main sur cet homme à peine vu ? Il était... il était... il était plutôt rond, non, plutôt grand, non plutôt blond ou plutôt chauve... Elle s’aperçoit alors qu’elle ne l’a pas vraiment vu, lui ; seule la fibule a retenu son attention.
À force d’insister, son frère accepte de la suivre. Ensemble, ils remontent la cohue. Ça rie, ça grogne, ça chahute. Il y a comme une envie de fraternité universelle dans l’air. Une envie de se battre aussi. Les citadins se montrent accueillants. Ceux qui sont hostiles à la guerre, qui préfèreraient s’arranger avec le Romain, et il y en a, se gardent bien de le dire. Ils sont restés chez eux ou se tiennent en retrait. Sur la place centrale, la foule est si dense qu’on ne peut plus guère avancer.
‒ Esus ! S’inquiète soudain le garçon. Tout ce remue-ménage va l’effrayer, non ?
Ils filent du côté de l’enclos, là où les chevaux sont parqués. Les bêtes en effet sont agitées ; le tumulte inhabituel de la cité les perturbe. Apomatos, le gardien, semble avoir fort à faire pour les calmer.
Ce géant solitaire vit dans une hutte, à l’intérieur même de l’enceinte. Il a un corps d’athlète surmonté par une tête en forme de poire, le front étroit et le bas du visage large, avec des bajoues rondes comme celles d’un écureuil qui y stockerait sa nourriture. Personne ne sait au juste quel âge il a ni d’où il vient. On raconte qu’il est d’origine helvète*, qu’il descend du pays des montagnes. On dit encore qu’il serait peut-être allobroge*. D’autres prétendent des choses plus incroyables encore. Qu’il aurait été par exemple dans une vie antérieure, il y a une vingtaine d’années, gladiateur ! À Rome ! Et même qu’il aurait participé à une révolte d’esclaves férocement réprimée... Lui, il laisse dire. En ville, il passe pour un benêt. Les gens l’appellent volontiers « le fou ». Pourquoi ? Parce qu’il fuit la société ? Parce qu’il parle lentement ? Parce qu’il n’est pas comme tout le monde ? On a si vite fait de traiter l’autre de fou. « Tiens, voilà le fou qui sort les animaux », chuchote-t-on. « Alors, le fou, c’est quand que tu te maries ? » : les moqueries sont courantes. Tout au plus a-t-il l’air simplet ou rêveur. Chacun y va de son explication. « C’est de naissance » pour les uns. « Les Helvètes sont tous comme ça » ricanent d’autres. « Pas du tout, c’est une blessure de guerre » assurent certains. « Mais non, il a reçu un sabot de cheval. Depuis il n’a plus toute sa tête. Déjà qu’il n’en n’avait pas beaucoup avant ! » rectifient méchamment d’autres encore. Apomatos semble totalement indifférent à ces rumeurs. Peut-être même qu’elles l’arrangent. Son problème est simple, il s’en ouvrit un jour à Epona.
‒ Apomatos, pourquoi on ne te voit jamais à Gergovie ?
‒ Mais je suis à Gergovie, non ?
‒ Je veux dire avec les gens.
Pour toute réponse, il grogna.
‒ Pourquoi tu vis loin des autres ?
‒ La vie de l’enclos me suffit.
‒ Mais le marché, les commerces, les fêtes, le temple, cela ne te fait pas envie ?
‒ Non.
‒ Tu n’as pas de famille ?
‒ Non.
‒ Personne ?
‒ Je vais te confier, jeune fille, un secret mais pour toi toute seule : je n’aime pas la compagnie des hommes. Tu vois, je les ai regardés vivre, de près, de loin. Je les connais bien, crois moi. Ceux d’ici, ceux d’ailleurs. Mon opinion est faite : je les trouve violents, grossiers, méchants. Je parle des adultes, bien sûr.
‒ Tous ? Tous les adultes ?
‒ Tous. Ou à peu près. Les seuls adultes qui valaient la peine, pour moi, sont morts. Il n’y a que les enfants que je supporte. Ou que j’aime, comme vous, mes jumeaux à moi. Sinon, vraiment, je préfère la société des animaux.
Cet ours mal léché d’ Apomatos passe ses journées à bouchonner, à brosser, à étriller, à panser. Il répare les harnais, consolide les brides, les œillères, les mors, entretient les selles, le plus souvent des arçons de bois encadrés de quatre cornes, parfois renforcées de bronze, il graisse les lanières de cuir. Les chevaux, il ne connaît que cela.
La plupart des animaux parqués chez lui sont de petite taille mais deux ou trois sortent du lot. Ces chevaux, plus charpentés, viennent du Sud, ils ont été achetés, ou volés, à des Romains. C’est le cas de sa propre monture, Rudiobus*, le rouge, la seule bête à pouvoir supporter sa carcasse d’ailleurs. Il faut dire qu’Apomatos signifie grand cavalier ! Il aime tellement ses animaux qu’il s’est mis à en reproduire les silhouettes, à l’aide de son poignard, sur la porte de sa cahute, sur la palissade de la réserve, même sur le linteau du portique d’entrée de l’enclos.
L’homme, le vieil homme pourrait-on dire car ses tempes sont blanches, est aussi un excellent professeur. Epona et Taranis ont fait leur apprentissage chez lui, s’initiant sous ses ordres à faire aller leur monture au pas, au train, au trot.
Il répète volontiers que les chevaux sont plus intelligents que les humains, plus sensés, il prononce parfois des phrases mystérieuses : « Les chevaux voient ce qu’on ne voit pas ! Leurs yeux leur permettent de voir à trente jours de voyage. »
Les jumeaux ne comprennent pas toujours ce qu’il veut dire mais ils pensent que ce n’est pas très grave, ils aiment sa façon de s’exprimer.
Ami des bêtes, Apomatos peut raconter aussi des histoires affreuses sur leur compte, des légendes où les chevaux sont des démons, avec des têtes de chien, qui pleurent des larmes de sang. Il connaît des contes effrayants et étrangement les enfants n’ont pas vraiment peur. Peut-être parce que l’homme termine toujours ses histoires dans un rire énorme qui a le don de les rassurer…
Epona et Taranis ont su gagner sa confiance. C’est lui qui leur a recommandé de prendre la jument, Esus ; il l’a vue naître et s’en est occupé avec un soin jaloux. C’est sa favorite, sa mascotte, celle à qui il a toujours accordé une attention particulière.

CHAPITRE 6

On a beau être en guerre, accueillir la Gaule entière, constituer la cible de César, bref être devenu le centre du monde, il n’est pas question d’oublier la « course du Germain ». Ce jour est exceptionnel, certes, mais le jeu, c’est sacré. Les jumeaux avec leur monture sont sur le point de quitter l’enclos quand surgit la parade guerrière qui traverse la cité. Apomatos, allergique pourtant aux démonstrations publiques, ne résiste pas au plaisir de regarder passer l’immense et cordiale cohue. Les rues sont sens dessus dessous. Des milliers d’hommes défilent. Avec tout leur attirail, leurs armes, leurs vivres. Autant de tribus, autant de costumes.
Le palefrenier, qui semble avoir beaucoup voyagé, joue le guide ; il est capable de désigner tous les peuples qui se retrouvent là.
‒ Cet archer ?
‒ Un Lémovice*.
‒ Ce cavalier ?
‒ Un Cadurque*.
‒ Ce paysan ?
‒ Un Sénon*.
‒ Ce porteur de lance ?
‒ Un Parisii*.
‒ Cet homme à la cotte de mailles ?
‒ Un Aulerque*.
Il repère encore des turons*, des pictons*, des andes*… autant de noms à peu près inconnus des enfants, autant de peuples celtes qui couvrent la Gaule, de Gergovie à la Bretagne, de Belgique en Aquitaine. Tous ces gens se croisent, ils ne se mélangent pas vraiment.
‒ Tu les connais donc tous ?
‒ J’ai passé ma vie sur les routes.
Ils doivent presque crier pour s’entendre tant le bruit à présent est partout, assourdissant.
Profitant d’une accalmie dans le défilé, les enfants se glissent avec Esus dans un espace entre deux groupes de guerriers. Ils doivent contourner des files de bennas*, grands chariots à quatre roues. S’y entassent vivres et armes. La ville est devenue une garnison, elle change de visage. Ici ou là paissent des animaux, des vaches, des chèvres, amenés par les paysans des environs. Dans la moindre ruelle, des soldats commencent déjà à creuser, installent des foyers où ils vont faire cuire des quartiers de porc ou de mouton sur des braseros. C’est un peu comme si Gergovie s’encanaillait. Le trio finit par rejoindre l’esplanade extérieure. Il y a aussi du monde sur le terrain de course où règne une atmosphère presque électrique. Un large sillon a été préservé au milieu du tohu-bohu pour permettre à deux équipes de cavaliers de s’affronter.
Une sorte d’émulation semble déjà avoir pris corps entre les jeunes de la ville, familiers des lieux, et les nombreux cavaliers qui découvrent le spectacle. Survoltés, des adolescents défient les soldats. Et ceux-ci ne résistent guère à l’envie de montrer leur force. Les courses se succèdent à un rythme frénétique. Un couple de cavaliers rutènes vient de remporter à deux reprises l’épreuve. Hilares, ils se pavanent et narguent l’assistance, passent lentement devant les participants, les dévisagent, les défient. Leur morgue décourage de nouveaux compétiteurs. C’est alors qu’arrivent les jumeaux. Avertis de la réputation de ces derniers, l’un des soldats du nom de Dannacos, provoque Taranis et Epona :
‒ Alors, les rouquins, on hésite ?
‒ À affronter des vieillards ? Oui !
La réplique de Taranis fait mouche.
‒ Vous ne savez pas à qui vous avez affaire !
‒ À deux ânes sur une mule, ricane Epona.
‒ On est des soldats de Vercingétorix !
‒ Avec vous, le Romain peut dormir tranquille !
La foule rit. Le public apprécie ces joutes verbales presque autant que la compétition elle-même et la manière dont les jumeaux résistent aux vaniteux vainqueurs.
‒ Venez donc vous comparer aux ânes, si vous osez, siffle le Rutène.
‒ Sans intérêt.
‒ Vous avez peur ?
‒ Oh oui, on tremble !
Taranis écarquille des yeux faussement effrayés.
‒ Allez, on vous invite.
‒ C’est gagné d’avance !
‒ Vous êtes sûrs de tenir la distance ? Ricane le cavalier.
‒ C’est ton canasson qui ne terminera pas la course, rugit le garçon.
Chaque camp encourage ses favoris. Les jumeaux ont leurs complices. « Faites taire ces bavards » crient-ils. « Fessez ces enfants ! » s’énerve un groupe de soldats. Tout le monde se prend au jeu et s’échauffe.
‒ Mais au fait, où est ton second ? demande Dannacos. T’es tout seul ?
Il fait mine de ne pas avoir remarqué Epona.
‒ Tu ne nous verras même pas partir ! crâne la jeune fille.
‒ Si vous voulez, on vous laisse de l’avance, s’amuse le soldat.
‒ Garde tes forces, tu vas en avoir besoin, conclut Taranis.
Une foule de plus en plus compacte s’agglutine.
Les partisans de chaque équipage ponctuent à présent les répliques de leurs champions de grognements amusés et bruyants. Comme un chœur primitif chargé de soutenir ses héros.
Les jumeaux prennent place finalement sur la ligne de départ où les attendent les soldats. La foule, un instant, fait silence. Les choses sérieuses commencent. Sans prévenir, les Rutènes partent en tête et Dannacos saute plus vite que Taranis à mi-parcours, sous les acclamations des uns, les huées des autres. Mais le jeune garçon, dans les derniers mètres, paraît voler vers la statue. L’épée du soldat et le bouclier du jeune homme touchent la cible au même moment. Égalité !
Les deux camps exultent, les jeunes sautillent, les soldats brandissent leurs armes vers le ciel. Mais les participants, eux, sont frustrés. Ce match nul ne leur convient pas. Ils veulent remettre cela.
‒ On recommence ?
‒ On recommence !
D’un commun accord, tout le monde reprend place au point de départ, les deux Rutènes sur leur canasson, Epona et Taranis sur Esus. Même les chevaux semblent se défier du regard ; la tête penchée, clignant drôlement des yeux, on pourrait croire qu’ils vont se mordre la lippe, se déchirer les naseaux.
Et puis la course prend un tour proprement invraisemblable.
Une nouvelle fois, les soldats partent les premiers mais Dannacos se récupère mal en quittant son cheval. Déséquilibré, il trébuche et se met à courir comme un pantin désarticulé, dangereusement courbé et agitant les bras en tout sens.
Les jumeaux sont partis pour une course sans faute, Taranis vient de sauter du cheval, souple et maître de lui, quand la jeune fille, soudain, imprime à la bride d’Esus un léger mouvement vers sa gauche. Le cheval, obéissant à ce qu’il prend pour un ordre, dévie de sa trajectoire.
Alors que le soldat, titubant, donne la tête la première contre la statue où il s’assomme pour de bon, Taranis et son équipage sortent de la piste. Incrédule, le garçon contemple le désastre : son adversaire, groggy, est déclaré vainqueur puisqu’il est malgré tout arrivé le premier et le seul, au but.
Taranis est de très méchante humeur et jette un regard noir à sa sœur.
‒ C’est la première fois que tu nous fais ça ! Qu’est-ce qui t’as pris ?
‒ La fibule ?
‒ Quoi la fibule ? Encore la fibule ? Encore cette histoire ? Tu radotes ou quoi ?
La jeune fille est pourtant persuadée avoir repéré, sur la tenue d’un des soldats en bord de piste, le bijou de Velléda. Lancés comme ils étaient en pleine course, elle n’a pu remarquer qu’une vague tache bleue sur une poitrine mais elle a l’étrange conviction qu’il s’agit bien de la fameuse fibule. Son frère est totalement incrédule mais ils remontent pourtant ensemble la rangée de spectateurs. Des jeunes, et Momoros au premier rang, réconfortent les jumeaux alors que des soldats, traînant leur héros loin de la foule, ont le triomphe modeste. Mais Epona ne retrouve plus l’individu.

CHAPITRE 7

L’infanterie gauloise installe ses campements aux portes de la ville. Les cavaliers, noblesse oblige, s’invitent plutôt chez l’habitant. Lug, le forgeron, héberge l’un d’eux, un Biturige* du nom d’Ambagitus. Les Bituriges sont les plus proches voisins des Arvernes. Cette tribu vient d’être sauvagement châtiée par César qui s’est emparé de leur ville, Avaricum*.
Ambagitus présente un crâne plat comme une enclume, planté de cheveux très courts et très blancs et de tout petits yeux. Le bas de son visage, en revanche, est tout en rondeur ; nez, bouche, joues, toute cette partie adoucit une impression de dureté qu’il peut donner de prime abord. L’homme est frileux et supporte en permanence plusieurs paletots malgré la douceur ambiante. Il se montre attentif à tout ce qu’on lui dit, répond aux questions simplement sans s’imposer par d’interminables discours. Il a perdu dans les combats passés un jeune frère :
‒ Ta...Ta...Taranis lui ressemble beaucoup, dit-il.
Ambagitus en effet bégaie un peu, plus exactement il hache toujours le début de ses phrases, et personne n’ose lui demander si ce trait lui est naturel ou s’il s’agit d’une conséquence de la guerre. On remarque aussi, chose à peu près unique parmi ce peuple guerrier qui rejoint Gergovie, qu’il est arrivé sans armes ; il les a perdues dans les combats acharnés des dernières semaines.
Chez Lug, Ambagitus semble tout de suite se sentir en famille. Sa façon d’être est cordiale et manifestement, cela ne le dérange nullement de participer à la préparation du repas de bienvenue, donné en son honneur. Epona confectionne une soupe de fèves ; Lug se charge du porc bouilli au cumin ; et lui-même se rend avec Taranis chez Pelpios, le marchand de vin. Lug préfère cette boisson à la cervoise, une bière d’orge. Le commerçant prend des nouvelles de Velléda puis, sans transition, dit le plus grand bien d’un arrivage d’Italie, un alignement de lourdes amphores.
‒ Le vin de César ? fait mine de s’étonner le jeune garçon.
‒ Le Romain n’y est pour rien, tonitrue le gros marchand. On buvait ce vin avant qu’il ne soit né, et à mon humble avis, on continuera de le boire bien après lui...
Il fait goûter dans des bols rudimentaires, le Biturige apprécie. Ils repartent avec un cruchon de deux litres.
À table, il est beaucoup question de la bataille d’Avaricum, quelques semaines plus tôt. Pour éviter que les villes ne tombent aux mains des Romains, souvent les Gaulois brûlaient eux-mêmes les cités. Sauf Avaricum car on pensait que la ville était imprenable. Les Romains utilisèrent des tours de siège, c’est-à-dire d’immenses échafaudages qu’ils plaquaient contre les remparts. Pour accéder sans trop de risques à ces installations et échapper aux projectiles lancés depuis la ville, ils avaient fabriqué des corridors couverts. Mais les Gaulois réussirent à incendier les tours ou encore à les faire vaciller, en creusant des galeries souterraines qui les déséquilibraient. Vercingétorix, à l’arrière des forces romaines, avait stoppé tous les convois qui venaient aider l’assiégeant. Il réussit ainsi à empêcher tout ravitaillement de César. Cependant, à force de persévérer, les Romains finirent par entrer dans la ville. Et ce fut un carnage. Sur quarante mille habitants, seuls cinq cents s’échappèrent, les autres furent massacrés. Les envahisseurs, longtemps frustrés de tout approvisionnement, excités par un siège trop long, étaient si exaltés qu’ils mirent tout à sac, se privant du même coup de leur butin.
Ambagitus est passionné, les enfants sont captivés et terrorisés par ce qu’ils entendent. La tablée parle beaucoup de l’arrivée de César sous Gergovie, de l’encerclement de la cité. L’image du sac d’Avaricum hante les jumeaux.
‒ Ici, aux pieds de l’oppidum, il y a pas moins de six légions, avance Lug.
‒ Ça fait combien de soldats ? questionne Taranis.
‒ En... en... entre vingt et trente mille hommes, estime l’invité.
‒ Et qu’est-ce qu’ils vont faire ?
‒ S’é... s’é... s’établir. Pour longtemps. Leur technique est toujours identique, ils creusent des tranchées, montent des palissades. À la fois pour se protéger. Et nous empêcher de sortir.
‒ Nous affamer ?
‒ Au... au... aussi. Nous priver d’eau, d’abord.
‒ Et nous attaquer ? Comme Avaricum ?
‒ A... A... Avaricum était, malheureusement, plus simple à prendre, regrette Ambagitus. Alors qu’ici, c’est presque un nid d’aigle. Gergovie est beaucoup plus difficile à approcher, les pentes tout autour de la ville sont raides. Comment monter à l’assaut sans prendre de gros risques ?
Pour Lug, le plan de Vercingétorix est simple : attirer le Romain, le fixer, le fatiguer, le pousser à la faute et, pourquoi pas, l’encercler à son tour.
‒ Comment veux tu encercler quelqu’un qui t’encercle ? s’étonne Epona.
‒ En faisant un peu ce qui s’est fait, plus exactement ce qui aurait pu se faire, à Avaricum ; il faudrait rameuter, derrière le Romain, suffisamment de forces gauloises pour qu’il se trouve à son tour coupé du reste du pays. Imaginez : des Gaulois devant, des Gaulois derrière !
L’idée fait sourire.
‒ Le Romain serait piégé. Surtout qu’en ce moment, il a des problèmes avec les Eduens. Ce sont des drôles, ceux-là. César pensait s’en être fait des alliés solides. Mais tous ne sont pas d’accord, chez eux.
‒ Un... un... un jeune chef éduen, Litavicos, a très envie de faire alliance avec Vercingétorix, confirme Ambagitus. Et César le sait bien.
À la nuit tombée, les enfants laissent leur père et son invité bavarder des mérites comparés des épées bituriges et arvernes, et retournent sur les murs d’enceinte. La présence proche des Romains les fascine.
Au-delà du ravin et de la forêt, scintille une myriade de feux. Ils signalent la présence du camp ennemi. Presque une heure durant, Epona et Taranis contemplent ces drôles d’étoiles qui constellent le paysage.
‒ Tu crois que leur César est là ? s’inquiète le garçon.
‒ Suffirait d’aller voir…
‒ C’est-à-dire ?
‒ Descendre.
‒ On ne nous laissera jamais quitter la ville.
‒ Pourquoi demander la permission ?
‒ A quoi tu penses ?
‒ On y va en douce.
‒ Et tu sortirais par où ?
‒ Par le passage des tonneliers.
‒ Avec Esus ?
‒ Bien sûr, avec Esus.
Le passage en question est une porte dérobée ainsi appelée parce qu’elle se trouve près du quartier des fabricants de tonneaux. Ce n’est pas à proprement parler un passage secret mais peu de gens l’utilisent car il est d’ordinaire encombré du bric-à-brac utilisé par les ouvriers des ateliers voisins : fagots de bois, planches de chêne, cercles de châtaignier… Cette issue est discrète, elle échappe au regard des assiégeants car située à l’arrière de la ville. Et elle n’est pas loin de l’enclos. Ainsi ils n’auraient pas à traverser la ville avec la jument, même s’il y règne un tel capharnaüm qu’on les remarquerait à peine.
‒ Quand ? Demande du tac-au-tac Epona.
‒ Quand quoi ?
‒ Notre virée !
‒ Cette nuit ?
Amusée et inquiète tout à la fois, elle demande :
‒ Et Apomatos ?
‒ Tu sais bien qu’il ne dira rien.

CHAPITRE 8

Ils n’ont guère besoin de parler plus longuement. C’est décidé : ils tenteront une telle expédition cette nuit même. Il leur faudra quitter la ville juste avant que le jour se lève. Toute la cité dort. Ceux qui se couchent tard se sont enfin effondrés, les matinaux ne sont pas encore éveillés, l’heure idéale. Tous deux semblent galvanisés. Ils trouvent l’idée excitante.
Ils repassent par la forge pour annoncer à leur père qu’ils vont dormir chez le palefrenier. Lug, d’ordinaire plutôt sévère, ne s’oppose pas à leur demande. Il est tout occupé à exposer à son hôte quelques petits secrets de son art.
L’enclos d’Apomatos est bondé, il a même dû refuser de nouveaux locataires. Les chevaux apprennent non sans mal à cohabiter. Les jeunes gens aident le géant à nourrir les bêtes. Puis, côte à côte, se laissant glisser contre une meule de foin, ils se mettent à parler longuement de la guerre. Les jumeaux sont admiratifs de l’armée gauloise, une vraie mosaïque de tribus. Le palefrenier ne partage pas complètement leur enthousiasme ; il pense plutôt que ce regroupement de gens si divers ne tiendra pas longtemps. Et puis il se méfie du Romain. « Je le connais bien », laisse-t-il entendre. Il agace Taranis :
‒ Pourquoi tu dis ça ?
‒ Parce que les Gaulois n’ont jamais su s’accorder longtemps, voilà pourquoi je dis ça.
– Mais aujourd’hui, ils sont unis !
‒ Unis ? Ce sont cinquante peuples différents, cinquante coutumes, cinquante dieux. Ils ne sont pas prêts de s’entendre !
‒ Tu viens de les voir, pourtant ! C’est pas une belle armée qui est là ?
‒ Une belle armée ? oui, si tu veux ! Fière, courageuse, bruyante, oui, oui, d’accord. Mais ce n’est pas la question !
‒ Alors c’est quoi la question ?
‒ C’est qu’à la première occasion, à la première difficulté, ils vont se bouffer le nez entre eux, voilà ce que je pense !
‒ Quelle drôle d’idée ?
‒ Pas du tout. J’ai entendu dire que ce soir, déjà, sur l’esplanade, des Eduens avaient cherché, et trouvé !, la bagarre avec un groupe d’Allobroges. Pour une histoire de place, ou de préséance. Une drôle d’armée, je vous dis...
‒ Mais enfin, pourquoi ?
‒ Et puis ces Eduens.... Regardez un peu. Il y en a partout.
‒ Partout ?
‒ Partout, oui. Il y en a ici, à Gergovie. Bien. Mais il y en a en bas, chez César. Le Romain possède une vraie milice éduenne. Et à mon avis, ils sont beaucoup plus nombreux dans la vallée qu’en ville.
‒ Justement, notre père, tout à l’heure, disait que Litavicos, un de leur chef, allait rallier Vercingétorix.
‒ Peut-être. Peut-être. On verra. De toute façon, les Eduens ne sont pas les seuls gaulois à s’être rangés derrière les Romains…
Il énumère ; sa liste semble interminable. Les Lingons*, les Rêmes*, les Allobroges*, les Voconces*, les Helviens*, les Volques*, les Salluriens*...
Les enfants découvrent. Epona accuse le coup :
‒ Mais pourquoi...?
Le palefrenier est remonté et ne lui laisse pas terminer sa phrase.
‒ Même ceux qu’on a vu ce matin, je vous le dis, je les connais : aujourd’hui, ils sont ici , mais demain ?
‒ Quoi, demain ?
‒ Eh bien, demain, l’Arverne est capable à nouveau de se battre avec le Biturige qui va taper sur le Parisii, etc… Parce qu’ils vont se disputer des bouts de terrains, des troupeaux, des esclaves, des femmes. Alors que le Romain, lui, il fait bloc.
‒ Mais tu vois tout en noir, toi ! s’énerve Epona.
‒ Car tout est noir ! laisse tomber leur hôte.
Un malaise s’installe, provoquant un court silence. Un ange noir traverse l’enclos. Quelqu’un soupire. Puis Taranis reprend :
‒ Alors, c’est perdu d’avance ?
‒ J’ai pas dit ça.
‒ Qu’est-ce que tu veux nous dire, alors ? Qu’il ne faudrait pas bouger ?
‒ Au contraire, il faut batailler.
‒ C’est ce qu’on fait, dit crânement Taranis.
‒ Vous ne me comprenez pas. Vercingétorix a raison, admet Apomatos. Je suis cent fois d’accord avec lui.
Il fait une pause, poursuit :
‒ Mais tout cela ne servira à rien...
Le géant est vraiment désespérant. Pour démoraliser, il est parfait. Les enfants préfèrent changer de sujet. Ils parlent de Velléda, puis d’Esus et du haras, de leur ultime et calamiteuse course du Germain, sans mentionner toutefois l’histoire du bijou. Quand ils sentent leur ami un peu moins bougon, ils lui font part de leur intention de se rendre, cette nuit même, près du camp romain. Apomatos pense que ce n’est pas une bonne idée. Trop dangereux. Pourtant, il n’émet pas d’objection, ce n’est pas son genre d’interdire quoi que ce soit. Il leur dit simplement de prendre garde à l’arbre aux pendus.
‒ Que veux tu dire ?
‒ Vous n’avez pas entendu la rumeur ?
‒ Laquelle ?
– Vous voyez, je reste dans mon enclos mais j’entends plus de choses que vous qui passez pourtant votre temps dans les rues.
‒ Mais de quoi tu parles ? s’étonne Epona.
‒ On dit qu’il y aurait tout près de leur camp un hêtre immense aux branches duquel les Romains ont pendu des Gaulois. Plein de Gaulois !
Les jumeaux se regardent, effarés. Ils songent au massacre d’Avaricum.
‒ Des dizaines de pendus ! Ajoute le bonhomme.
‒ Qui dit ça ?
– Un paysan d’ici qui a traversé leurs lignes dans la soirée. Il en tremblait encore.
Taranis se tourne vers sa sœur.
‒ Qu’est-ce qu’il y a ? lui demande-t-elle aussitôt.
‒ Tu entends ce que dit Apomatos ?
‒ Bien sûr !
‒ Tu es toujours partante ?
‒ On a dit qu’on y allait ? Alors on y va ! répond-elle, bravache.
Tout de même, cette histoire de pendus leur fait une drôle d’impression. Partageant une même couverture, à la belle étoile, ils continuent cependant de bavarder une bonne partie de la nuit. Le gardien leur raconte son expérience de la guerre. Il semble avoir tout connu des combats.
‒ C’était quand ?
‒ Il y a longtemps.
‒ Contre César ?
‒ Contre César. Avec César.
‒ Avec César ?
‒ Enfin non, je veux dire avec les Romains.
‒ Tu as été du côté des Romains ? S’indigne déjà le garçon.
‒ Non, pas vraiment, j’étais jeune, j’avais pas le choix. Et puis je veux pas parler de ça. Sachez seulement que je me suis battu contre tout le monde ou à peu près. Et puis vous devez aussi vous mettre dans la tête que les hommes se font toujours la guerre.
‒ Toujours ?
‒ Oh, de temps en temps, ils s’arrêtent. Alors, les uns disent que c’est la paix. Mais les sages appellent cela : un entre-deux-guerres !
‒ Tu es sinistre, ce soir, Apomatos.
‒ Vous verrez si je me trompe ! Les hommes sont comme ça, c’est plus fort qu’eux. Il faut qu’ils recommencent tout le temps de se battre.
Il y a dans l’air des odeurs qui se télescopent, celle, épaisse, des animaux tout proches, les relents parfumés de cent rôtis qui ont fini par rassasier les guerriers, celle enfin, légère et insistante, de l’immense forêt tout autour. La ville semble à présent endormie. C’est la bonne heure pour s’esquiver. Le palefrenier va chercher la jument et aide les jumeaux à emmailloter les pattes de l’animal ravi qui se prête au jeu.
‒ Ça ne sert peut-être à rien mais ce n’est pas la peine de vous faire remarquer, dit-il.
Epona conduit, précautionneuse, et Taranis, collé contre elle, emporte son inséparable bouclier. L’impasse des tonneliers est en effet encombrée de cageots ou de planches qu’il faut déplacer. La porte franchie, le chemin est mauvais. Il faut d’abord descendre un éboulis de roches et de caillasses, en évitant que le cheval ne dérape. Cette première partie du circuit est très abrupte. Puis on plonge dans la forêt. On tombe d’abord sur les chênes au milieu de chaos rocheux, puis sur des hêtres, plus majestueux peut-être, moins touffus, quelques pins enfin. Le sentier serpente à n’en plus finir. Il fait doux. Déjà une alouette grisole, sur un mode mineur, comme si elle testait son chant.
Epona interpelle son frère.
‒ Si les Romains nous attrapent ?
‒ On dira qu’on s’est perdus.
‒ En pleine nuit ?
‒ Ou alors on prétendra qu’on cherchait notre mère...
‒ Tu penses qu’ils vont nous croire ?
‒ Les Romains dorment !
‒ Mais il doit bien y avoir des guetteurs, non ?
‒ Arrête avec tes questions. Si tu n’as plus envie d’aller voir César, fais demi-tour, moi j’y vais seul.
‒ Ça va, te fâche pas !
Peu après, le trio dépasse la pinède, longe la Maison du pêcheur. La bâtisse ou ce qu’il en reste est déserte. L’homme-bois est invisible. Les jeunes gens s’engagent dans un pré dont les alentours s’effacent dans la brume. Un peu perdus, ils avancent au pas, traversant des voiles cotonneux. Ombre parmi les ombres, ils voient bientôt se dresser devant eux une masse énorme. C’est un arbre monumental, à peine signalé par une lune timide. Il a l’air d’être décoré. Et il émet d’étranges tintements, dus au léger frottement de plaques métalliques. Se balancent doucement dans sa frondaison… des silhouettes de pendus.

CHAPITRE 9

Stupéfaite, Epona immobilise Esus. D’instinct, elle se tasse, se rapetisse sur le cheval, comme dans l’attente d’un coup. Son frère fait de même. L’arbre aux pendus ! Apomatos avait donc raison. Apomatos a toujours raison. Les jumeaux ne peuvent détacher les yeux de ce spectacle. Il doit y avoir là au moins une demi-douzaine de corps accrochés aux branches. C’est une vision repoussante, comme une porte de l’enfer. Le cheval n’apprécie guère cet obstacle et se montre nerveux.
Les jeunes gens se figent. Le trio n’est pas loin de rebrousser chemin mais le gigantesque spectre, derrière son voile de vapeur, les tient en respect, les immobilise. Ils sont comme une proie obnubilée sous la menace d’un colossal démon. Puis, doucement, Taranis plisse les yeux, hoche la tête, chuchote quelque chose. Epona lui fait répéter.
‒ C’est pas des pendus !
‒ Quoi ?
‒ C’est pas des pendus ! Ce sont des armes, rien que des armes.
À son tour, elle comprend.
Il faut être très attentif et profiter des courts moments où la brume s’efface un peu, mais c’est vrai qu’il n’y a là, fixées dans les ramifications, que des armures. Des boucliers, des casques, des cottes de mailles, des épées. Toutes ces armes sont gauloises. Ce sont des trophées de guerre que les Romains exposent ainsi à la vue de tous. Plus tard les enfants apprendront que les hommes de César avaient l’habitude de montrer ainsi les attributs de leurs ennemis défaits. Pour se vanter de leurs exploits, pour intimider aussi l’adversaire, pour jeter l’effroi.
Le lieu est toujours aussi hideux mais les jeunes gens se détendent un peu.
Ils ne doivent plus être très loin du camp. Toujours juchés sur le dos d’Esus, ils décident d’attendre là que le brouillard se dissipe pour de bon avant de reprendre leur escapade.
‒ T’as déjà vu un Romain, toi ?
‒ Ben…
‒ Je veux dire : de près ?
‒ Non, pourquoi ?
‒ Pour savoir à quoi ils ressemblent ?
‒ Comme nous, non ?
‒ Ça m’étonnerait ! On aurait dû demander à Apomatos, il semble les connaître.
‒ Et comment ils sont habillés ?
‒ T’en fais pas, tu les reconnaîtras bien.
‒ Ils ont l’air cruel, on dirait…
‒ L’air cruel, tu dis ! T’as pas entendu ce qu’ils ont fait à Avaricum !
‒ Ils nous prennent pour des « barbares » ! Et qu’est ce qu’on fait avec les Barbares ? On les tue.
Taranis ne réagit pas. En fait il commence à somnoler. En confiance sur le cheval, assommée elle aussi par sa nuit blanche, sa sœur s’engourdit, ses paupières sont de plus en plus lourdes. Malgré le décor inquiétant, Epona finit par s’endormir. Elle a un sommeil court, agité de rêves. Elle s’imagine encore sur le mur d’enceinte de la ville, regardant fixement les feux du camp romain. Cette voie lactée la subjugue. Elle constate alors que les points lumineux bougent. Ils semblent danser, voler. Elle réalise soudain qu’il s’agit de flèches enflammées. Celles ci viennent de s’élever très haut dans le ciel. Ces traînées de feu vont s’abattre sur la ville. Elle voit encore son frère s’exposant sur la rambarde. Il désigne d’un mouvement désinvolte du bras le paysage et déclare fièrement : « Voilà la guerre ! » Insouciant, il semble ne se douter de rien. Pourtant c’est lui qui est visé par les archers ennemis ! Elle doit le mettre en garde, l’alerter, le faire bouger. « Taranis, sauve-toi » veut-elle crier. Mais aucun mot ne sort de sa bouche. Elle n’émet qu’un son grotesque, une bouillie incompréhensible. Déjà son frère est touché, une flèche, deux flèches l’ont blessé. Et il prend feu, il brûle ! Son frère brûle. À son tour, elle est frappée. Elle entend un cri terrible, inhumain, interminable et…elle se réveille.
Le garçon, qui lui a rêvé d’Avaricum, de tours de siège, de mise à sac, de ville ravagée, vient également de reprendre ses esprits.
Esus en effet pousse un furieux hennissement tout en secouant la tête. De menaçantes silhouettes tournent autour de l’animal et des enfants. Et ce ne sont pas des fantômes. Le cheval a voulu avertir les jumeaux du danger. Mais il est trop tard. Ils sont cernés. Trois cavaliers pointent avec hargne leurs lances vers eux, presque à les toucher.
Les jumeaux se demandent un moment s’ils ne sont pas encore en train de cauchemarder, mais les soldats sont bien réels. L’un d’eux, qui a l’air d’être leur chef, porte un casque avec une large visière qui lui dissimule presque le visage. Les deux autres ne sont pas difficiles à reconnaître, avec leur face glabre, leurs cheveux courts : ce sont des combattants éduens.
‒ Alors les espions ? semble s’amuser le casqué. On se repose ?
Les autres ricanent.
‒ C’est vrai que vous avez bien choisi l’endroit..
Un Eduen arrache le bouclier de Taranis. Les jeunes gens se sentent dévisagés avec morgue.
‒ Allez, avancez, reprend le chef, c’est tout droit. Je ne vous conseille pas de chercher à fuir, sinon… vous finirez ici !
Il désigne une série d’objets insolites qui pendent au harnais de son cheval, des tresses de poils tout le long des sangles. Les jeunes gens ne comprennent pas immédiatement de quoi il s’agit. En fait, ce sont des chevelures d’hommes, de longues mèches parfois encore retenues à un bout de peau séchée ! Avec ces touffes ébouriffées, on dirait que l’animal porte une barbe épouvantable. Devant le regard ahuri des jumeaux, l’autre en rajoute :
‒ Je vous présente mes ennemis ! Ils ne sont pas tous là, rassurez vous. Je ne montre que les meilleurs, les plus braves…
Il rit, les deux autres l’imitent. Il n’y a aucune joie dans le bruit saccadé qu’ils font, plutôt une sorte de grognement méchant, presque des aboiements. Puis le groupe se met en route. La position romaine n’est vraiment plus très loin. L’aube se devine doucement. Les pans de brouillard s’effilochent et le camp apparaît, immense. De premiers travaux de fortification sont visibles : un début de fossé est creusé et, au-delà, on distingue un petit rempart de terre, où l’on a fiché quelques rondins qui vont former sans doute un parapet de bois.
Taranis est humilié de s’être fait prendre si bêtement. Il regarde avec avidité ces installations, s’étonnant de la rapidité avec laquelle les Romains mettent en place leur dispositif.
Ils longent le fossé. Le secteur réservé à la cavalerie semble occuper une grande partie du camp. On entend de loin en loin la présence des chevaux ; puis on entrevoit le quartier de l’intendance avec les chariots de vivres pour les hommes, de fourrage pour les bêtes.
– Où est-ce qu’ils nous conduisent ? chuchote la jeune fille à l’oreille de son frère, comme s’il était dans le secret.
Un gardien l’entend et lui donne un violent coup du plat de la lance pour la faire taire. La milice éduenne est regroupée à l’arrière de l’installation romaine. De petites tentes, qui ne doivent pas abriter plus de deux ou trois mercenaires, entourent une enceinte délimitée par une clôture en bois. Que peut bien cacher ce dispositif ? Les jumeaux longent l’installation et ont vite fait de comprendre : il s’agit d’un parc à humains ! Sont gardés là, comme du bétail, des hommes, des femmes. Des Gaulois. Les jeunes gens croisent, entre deux panneaux, le regard de détresse d’un de ces malheureux. À Gergovie, il se dit que les Romains voyagent avec des prisonniers. Ce sont probablement les personnes que l’on imagine là. Apomatos leur a même assuré que César paie ses troupes avec le butin amassé tout au long de son périple, et qu’il a l’habitude de vendre ses prisonniers comme esclaves...
Peu à peu, le camp se réveille. Les cavaliers font brutalement descendre les jumeaux d’Esus. Ils éloignent la jument et les enfants doivent s’asseoir côte à côte sur le sol, près d’un feu qui agonise. Le « chef » se met à les questionner.
‒ Alors, les espions, d’où venez vous ?
‒ De la forêt, dit Taranis.
‒ Te moque pas de moi, imbécile. Tu ne vis pas dans la forêt ! Vous venez de Gergovie. Et j’ai l’impression de vous connaître.
Les jumeaux gardent le silence.
‒ Alors, qu’est-ce qui se passe là-bas ?
Ils ne comprennent pas bien ce qu’on attend d’eux.
‒ Il y a beaucoup de soldats ? De cavaliers ?
Tout en les interrogeant, l’homme n’arrête pas d’aller et venir devant le brasier.
‒ Je vous conseille de répondre, insiste-t-il.
‒ Oui, dit Taranis.
‒ Oui, quoi ? S’énerve déjà l’autre.
Epona va partir dans un fou rire nerveux. Bien sûr, il y a du monde à Gergovie, beaucoup de monde, des soldats, des cavaliers, des archers. Il y a beaucoup de chevaux, de charrettes. Et puis ? L’autre le sait aussi bien qu’eux, non ? Alors, que peuvent-ils lui dire de plus ? Ces questions sont ridicules.
À la lumière de la flamme, l’homme les observe plus attentivement.
‒ Mais attendez un peu, je vous connais, les rouquins ! Un garçon, une fille, même tignasse, rouge feu, même petite gueule ! Mais oui ! Cela me dit quelque chose ? Seriez pas les rejetons du forgeron, des fois ? Oui, oui, c’est ça ! Vous êtes jumeaux, non ? Et doit pas y avoir trente-six jumeaux avec ce genre de poils à Gergovie ? Quelle surprise, quelle bonne surprise !
Le scélérat retire son casque. On dirait qu’il porte un masque tant il est hideux : le crane chauve et bosselé, la face émaciée, d’une maigreur maladive, une bouche ondulante, comme tordue par la méchanceté, et surtout il est borgne. À la place de l’œil droit, une vilaine cicatrice lui balafre cette partie du visage, la peau mal couturée recouvrant son orbite.

CHAPITRE 10

‒ Vous ne me reconnaissez pas ? C’est vexant !
Cette tête redoutable réveille chez les jumeaux un souvenir imprécis comme l’image d’un mauvais rêve que l’on ne parviendrait plus à reconstituer. Comme la trace d’une brève rencontre, vite oubliée. C’est Epona qui se souvient la première : leur gardien s’appelle Tétalès ! Elle ne peut s’empêcher de prononcer, doucement, comme un repoussant secret, ce nom : « Tétalès ». Taranis entend sa sœur alors qu’il semble lui aussi avoir identifié le prédateur.
Tétalès dit le Corbeau ! Cet énergumène a vécu à Gergovie, il a même été un temps leur voisin, enfin un de leurs voisins. Il y a une année de cela peut-être. Ou plus. Ils croient se souvenir qu’il fréquentait de temps en temps la forge de Lug, se mêlait aux petites discussions qui se tenaient dans l’atelier. Jusqu’au jour où le forgeron et lui se sont fâchés. Sévèrement. Définitivement. Pourquoi ? Les enfants l’ignorent. Leur père, ensuite, leur a interdit de revoir ce personnage. Mais il n’était pas nécessaire de le leur dire : sa réputation d’homme bagarreur ne donnait guère envie de le croiser. Tétalès sentait le soufre. Il terrorisait les enfants. Sa demeure était devenue un lieu sinistre. Le bonhomme avait confectionné près de la porte d’entrée une petite niche où il avait placé… un crâne. Un crâne humain. Les passants ne pouvaient échapper à ces orbites sombres, le trou noir à la place du nez, la mâchoire étroite, comme grinçante qui accueillaient l’éventuel visiteur.
‒ Ça y est ? Vous me remettez ? Eh oui, Tétalès pour vous servir ! Comme on se retrouve, n’est ce pas ?
Il se pavane soudain, se retourne, goguenard, vers ses complices et marmonne :
‒ Une vraie réunion de famille, ma parole !
Les enfants sont stupéfaits. Le borgne suinte la méchanceté.
‒ Gergovie pensait peut-être s’être débarrassé de moi ? Erreur. On ne se débarrasse pas de Tétalès comme ça ! Vous êtes bien les enfants de Lug et de Velléda, c’est ça ?
Il a l’air d’apprécier particulièrement ce petit interrogatoire, à en juger par son rictus ignoble.
‒ Au fait, votre père, il cherche toujours sa femme ?
Il rit à nouveau avec ses acolytes. La question transperce les enfants. De quoi se mêle-t-il ? Où veut-il en venir ?
‒ Il n’a toujours pas compris, le forgeron…
Ces sous-entendus sont insupportables. Epona et Taranis se regardent. L’autre continue ses insinuations :
‒ Fallait pas s’en prendre à moi, c’est tout ! Tous ces nabots qui m’ont chassé comme un malpropre ! Mais pour qui se prennent-ils ? Gergovie va me payer ça, vous allez voir ! Avec les amis romains, on va faire un sacré ménage. Comme à Avaricum ! Place nette, on va faire. Remarquez, votre père, il a déjà payé, pas vrai ? Vous voyez ce que je veux dire, non ?
Les enfants refusent de comprendre, il insiste :
‒ Vous comprenez de quoi je parle, j’espère ?
La séance de torture auquel se livre le mercenaire n’en finit plus.
‒ Moi j’ai perdu ma ville… et lui a perdu sa femme. C’est juste non ? Ça équilibre ?
Taranis n’en peut plus. Il hurle :
‒ Qu’est ce que vous nous voulez à la fin ? Qu’est ce que vous racontez là ?…
Comme s’il ne l’entend pas, le borgne poursuit :
‒ Remarquez, ce qu’on a perdu, on peut toujours le racheter. À un bon prix, bien sûr. Mais j’suis pas sûr qu’il en aura encore les moyens ni même l’envie, quand Gergovie sera tombée.
Le Corbeau triomphe. Les enfants se sont redressés, prêts à se précipiter sur lui.
‒ Holà, les bébés, tout doux ! Vous faites pas le poids, vous savez ! Couchez, couchez, allez, couchez !
Ses sbires repoussent brusquement les jumeaux.
‒ Mais c’est nerveux, ces gamins ! s’amuse Tétalès. Z’aiment pas trop qu’on leur parle de leur petite mère, hein ? La maman-qu’a-disparu ? Comme c’est triste ! Qu’est-ce qu’on va faire de ces moutards, camarades ? Les vendre ? Pourquoi pas !
‒ Et si on leur réservait le sort des espions ? dit un de ses équipiers.
‒ Oui, bonne idée. Ça nous ramènera moins d’argent mais au moins, on va rigoler ! Mais ils connaissent peut-être pas cet amusement, réagit Tétalès. Dis-leur un peu ce qu’on fait aux espions !
‒ On leur tranche les oreilles !
‒ Comme c’est drôle, approuve le Corbeau sur un ton revanchard. Leur couper les oreilles ! C’est parfait, ça ! Ça va vous faire une belle tête toute ronde ! En plus, ce sera un beau spectacle pour les Romains. Je sais pas s’ils connaissent ce jeu. Je veux qu’ils voient comment on traite les mouchards de Vercingétorix. Je suis sûr que César va apprécier.
Il rit d’avance du bon tour qui se prépare. Accompagné d’un de ses sbires, il file illico vers le camp voisin, sans doute pour informer ses maîtres du supplice à venir, après avoir chargé le dernier de la bande, un certain Artos, imposant mais lourdaud, de conduire les jumeaux dans le parc des prisonniers, à deux pas de là.
‒ Comme ça, ils seront en famille... crie le borgne en s’éloignant, rigolard.
Les jumeaux se retrouvent avec un seul soldat sur leur dos. Artos a une taille de barrique, surmontée d’une petite tête hargneuse. Taranis et Epona échangent un regard, aperçoivent leur cheval qui se tient à une vingtaine de mètres ; ils se comprennent. Epona se plie sur elle-même, les mains sur le ventre, faisant mine de souffrir. Une poignée de secondes, le cerbère qui les suit hésite sur la marche à suivre, baissant sa lance. Au même moment, le garçon qui a repéré son bouclier à terre s’en saisit des deux mains, pivote aussitôt sur lui-même comme une toupie et percute du tranchant de son arme le visage d’Artos. En plein dans l’œil gauche. Le gardien perd l’équilibre et trébuche.
Epona siffle Esus. Le cheval qui semble guetter un signe de ses jeunes cavaliers saute le muret en pierres posées qui le sépare d’eux. Il rejoint les jeunes gens qui ont déjà pris la fuite. La fille enfourche la jument, Taranis s’agrippe à la crinière et court à côté de l’animal. Tous trois filent ainsi vers la forêt.
Le garde, bousculé, étourdi, se récupère péniblement, ameute les siens et jette son javelot mais sans vraiment menacer les fuyards. Un, deux, trois soldats font leur apparition, sortant de tentes proches. Ils poursuivent le trio, tandis que Tétalès, revenu en catastrophe, se précipite vers sa monture.
En trombe, les enfants remontent le long du camp, passent les débuts de fortification, contournent l’arbre aux pendus. Bientôt, ils entendent se rapprocher des mercenaires qui les ont pris en chasse.
Tant que l’on reste dans la plaine, Esus se laisse conduire par Epona, galopant avec une énergie furieuse, Taranis à ses côtés, le bouclier levé comme une arme. La jeune fille repère l’amorce d’un sentier, à la hauteur des premiers arbres, qui doit leur permettre de remonter vers la cité à travers bois.
Une fois dans la forêt, le lieu est si sombre qu’elle perd ses repères. Le cheval alors guide la course, la pénombre ne le dérange pas. Il se rue dans le chemin toujours au même rythme. Le garçon, accroché à la crinière, court comme un damné, aspiré par cette force.
‒ Ils sont là, je les vois ! Hurle, quelques dizaines de mètres derrière eux, Tétalès.
Emportés par Esus, les enfants ont pris la voie la plus courte pour arriver à Gergovie. C’est aussi le chemin le plus pentu. La peur décuple leur énergie. Taranis se surpasse, s’étouffant de fatigue. Mais il oublie la douleur, gravit le sentier avec ardeur. Esus, déchaîné, se démène comme un superbe diable. Ça martèle, ça souffle, ça siffle.
Cette course n’a pas échappé à des vigiles gaulois qui, depuis les remparts, suivent le groupe. L’un d’eux reconnaît les jumeaux et se met à les encourager ; un autre expédie quelques flèches en direction du Corbeau et des siens mais, à cette distance, les poursuivants ne peuvent être atteints.
Finalement le trio passe la Tour du Ravin, le principal porche d’accès à la ville. Des gardes entrouvrent les portes pour laisser s’engouffrer les jeunes gens et les rabattent aussitôt. Au-delà des murailles, on entend Tétalès hurler de dépit.

CHAPITRE 11

La Tour du Ravin forme un sas. Ce n’est qu’après avoir passé une deuxième porte et être vraiment arrivé en ville, pourrait-on dire, que le trio se relâche. La jument agite la tête comme si elle chassait des mouches. Epona, qui s’est laissée glisser sur le sol, tremble d’émotion. Adossé à un muret, Taranis pousse de longs sifflements et écoute bondir son cœur, comme s’il voulait sortir de la poitrine.
Autour d’eux, les soldats, de plus en plus nombreux, commentent la poursuite, répètent l’événement aux passants que le bruit a attirés. Ils scrutent les contreforts pour s’assurer que l’ennemi a bien rebroussé chemin. Bientôt il y a sous le rempart un petit rassemblement. On vient voir les jeunes gens et leur monture, les toucher, les interroger, les congratuler, on parle de leur bravoure.
À mesure que l’histoire se raconte, l’affaire prend des proportions toujours plus considérables. À croire que les jumeaux ont semé toute l’armée de César ! Déjà on veut en faire des héros.
Mais les enfants n’écoutent pas vraiment, terrassés par l’effort et obsédés en même temps par les insinuations du Corbeau. Ils se regardent, récupèrent, se parlent comme s’ils étaient seuls au monde :
‒ T’as entendu la même chose que moi ?
‒ Notre mère ?
‒ Oui, Vélleda, elle est vivante ! J’ai pas rêvé, il a dit ça ?
‒ Non, t’as pas rêvé. Ce gnome la retient prisonnière.
‒ C’est pas possible !
‒ Mais il nous l’a dit ! Pourquoi il aurait inventé ça ? Pourquoi ?
‒ Vélleda parquée comme une esclave !
‒ Comme une bête !
‒ Elle était là, on aurait presque pu la toucher, et nous, on n’a rien fait pour elle !
‒ Mais on pouvait rien faire, qu’est ce que tu racontes ?
‒ On aurait du la libérer !
‒ C’était pas possible, tu le sais bien.
‒ On peut pas la laisser là !
‒ Non, on peut pas et on va pas la laisser là !
‒ Tu crois qu’elle nous a vus ?
‒ Peut-être.
‒ Tu sais à quoi je pense ? A l’homme-bois. Tu te souviens de ce qu’il nous avait dit ?
‒ ... L’oiseau l’a volée ! Tu parles d’un message !
‒ T’as pas compris ? L’oiseau, le corbeau... L’homme-bois avait raison : le corbeau l’a volée ! Le corbeau a bien volé Velléda.
Mais pourquoi avait-il parlé par énigme ? Avait-il peur ? Les jumeaux échappent à l’attention des soldats gaulois, pressés d’aller annoncer à leur père l’incroyable nouvelle.
Flottant dans son immense tablier de cuir, Lug est de méchante humeur. Il ne dit rien, évitant de regarder ses enfants, mais il passe sa colère sur une petite plaque d’acier qu’il travaille pour un bouclier, la martelant sans répit. Il frappe, tout auréolé de battitures, ces étincelles de métal qui jaillissent sous les coups de son outil. Ses jumeaux sont des menteurs, se dit-il, des dissimulateurs ! Ils lui ont promis d’aller dormir chez Apomatos mais ils ne l’ont pas fait ! Ils ont profité de sa permission pour faire n’importe quoi ! Ce sont des fous, car pour quitter la cité, de nuit, alors que la ville est en guerre, que le Romain est là, il faut être fou ! Fou, fou, fou !
Renfrogné, il frappe son enclume avec rage. L’artisan se connaît ; dans ces moments de contrariété, il est capable de dire des choses très dures, qu’il regrettera ensuite, longtemps. Car ce qui est dit est dit. Alors, mieux vaut parfois se taire... et faire souffrir ses instruments.
Les enfants aussi se taisent. Ils cachent une espèce de sourire, car ils sont habitués aux colères de leur géniteur. Puis la fille, après avoir jeté un œil perplexe sur son frère, crie :
‒ Papa... maman est vivante !
Voilà, l’information est lâchée. Sans précaution. Brute. Le forgeron reçoit la nouvelle comme un coup de poing.
‒ Maman est vivante ! reprend tout doucement Taranis, comme pour ménager son père, ou comme s’il doutait de ses propres paroles...
Lug, incrédule, les contemple, le visage soudain traversé de rides. Il murmure à son tour :
‒ Qu’est-ce que vous dites ? Qu’est-ce que vous osez me dire ? Encore un mensonge, c’est ça ?
‒ Velléda est vivante. On l’a pas vue mais on en est sûrs. Elle a été enlevée. Par Tétalès ! Tu te souviens de Tétalès ? reprend très vite Epona.
‒ C’est vrai ! assure Taranis, convaincu que son père écoute sans comprendre.
Le forgeron semble tiraillé par des mouvements contradictoires, passant du doute à l’espoir. Ses yeux, son nez, sa bouche, tout se plisse comme s’il tentait de contenir une émotion en train de le submerger.
‒ Qu’est-ce que vous dites ? répète-t-il.
Les enfants racontent alors leur « sortie », la forêt, la brume, l’arbre aux pendus, le camp, les trois cavaliers, la réserve des Eduens, le borgne et ses confidences. Il a volé leur mère, il a quasiment avoué qu’il en a fait une esclave ; elle croupit sans doute dans sa prison. Là, tout près.
‒ Sans doute ?
‒ Oui, sans doute, il a dit sans dire. Et on n’a pas vu Velléda mais...
‒ Tétalès...
Lug réalise peu à peu, il associe l’image de sa femme évanouie et celle du Corbeau. Il se redresse lentement, encaisse la nouvelle. Il tressaille, semble perdu, se frappe le front en pleurant, agrippe ses enfants en riant, comme si se ravivaient en lui, en même temps, une immense douleur et une énorme joie.
Epona le relance.
‒ Tétalès....
‒ Oui ?
‒ Qu’est-ce qui s’est passé avec lui ?
‒ Il me détestait.
‒ Pourquoi ?
‒ Les hommes sont étranges...
Il soupire.
‒ … On se connaissait, vous savez. On n’était pas vraiment des amis mais il venait avec d’autres, dans la journée, bavarder autour du foyer. Il avait toujours quelque chose à raconter, des disputes entre villages, des histoires de vols, ce genre de choses. Il savait tout sur tout et il racontait plutôt bien. On aimait l’écouter.
‒ Il n’apportait que des mauvaises nouvelles ?
‒ Oui, c’est vrai, il ne racontait jamais des choses gaies. Toujours des petites catastrophes. Et puis nous, faut bien dire, on aimait ça, les drames des autres.
‒ De quoi vivait-il ?
‒ Il disait qu’il gardait une porcherie, dans un village des environs, mais on ne le voyait guère travailler. Bien sûr, il était un peu bizarre mais cela ne choquait pas grand monde ici, pas moi en tout cas.
‒ Pourquoi bizarre ? A cause du crâne devant chez lui ?
‒ A cause du crâne, oui, devant sa porte, comme pour dire à tous ceux qui voulaient entrer qu’ils n’étaient pas les bienvenus... Mais pas seulement. Il avait par exemple cette habitude d’avoir un corbeau apprivoisé sur l’épaule. Un oiseau fébrile, agressif, qu’il maîtrisait de plus en plus mal à mesure que l’animal grandissait. D’où son surnom en ville. Le Corbeau. On en riait entre nous. Et puis un jour...
‒ Oui ?
‒ Je découvris ce qu’il faisait faire à son animal.
‒ C’est-à-dire ?
‒ Vous n’allez pas me croire... C’est un voyageur qui me l’apprit, un peu par hasard. Dans un village qu’il traversait, il avait été le témoin du comportement de Tétalès.
‒ Mais raconte ! Pourquoi tu t’arrêtes ?
‒ Figurez-vous, il avait dressé son oiseau à crever l’œil de ses adversaires !
‒ Les yeux des autres volatiles ?
‒ Non, les yeux des humains ! Les yeux d’adversaires humains que Tétalès lui désignait !
‒ Comment ça ?
‒ Il suffisait que son maître incite l’animal à attaquer quelqu’un, il avait des formules pour ça, je ne m’en souviens plus, et l’autre s’acharnait aussitôt sur le malheureux. Et si Tétalès l’excitait vraiment, il pouvait énucléer la personne.
‒ Mais c’est monstrueux !
‒ Tétalès en avait fait non seulement une arme mais un moyen de gagner sa vie ! Car son comportement était connu. Alors, ceux qui voulaient faire peur à leur voisin, ou qui avaient des intentions pires encore, ils n’hésitaient pas à aller le voir. « Tétalès, je veux me venger de mon voisin ou de mon frère ou de mon père... » Et lui, il leur proposait son animal. Contre de l’argent. Beaucoup d’argent, paraît-il !
Les enfants ont du mal à s’imaginer ce que leur raconte Lug.
‒ Oui, il courait le pays, à la recherche de la moindre petite guerre entre tribus, la moindre zizanie entre familles, la moindre dispute entre parents. Il y proposait ses services, louant aux plus offrants son corbeau.
‒ Quel sale type.
‒ Tout cela a fini par se savoir en ville. Et je lui ai dit, vertement, ce que je pensais de lui. Que c’était un criminel, qu’il avait rendu fou furieux son animal. Il a fait semblant de ne pas comprendre. J’ai ajouté que je ne voulais plus le voir.
‒ C’est pour cela qu’il nous a détestés ?
‒ Pas seulement. Je crois qu’il m’en a voulu aussi pour une autre chose. Le soir même de notre dispute, il s’est passé un incident terrible. L’animal est devenu enragé. Il s’en est pris à son maître, l’a mutilé. Tétalès y a perdu un œil.
‒ Et alors ?
‒ C’était un pur hasard, naturellement. Comment peut-on imaginer que j’avais de l’autorité sur cet animal ? C’est absurde. Mais il a pensé, je ne sais pas pourquoi, que c’était de ma faute, que je lui avais jeté un sort. Que j’avais un pouvoir magique, que sais-je ? C’est en tout cas ce qu’il a laissé dire ici ou là. Il parla de se venger. Mais comme il s’était mis la moitié de la cité à dos, il dut quitter la ville peu après. Et je l’oubliais.
‒ Vraiment ?
‒ Oui. Oublié. Effacé. C’était un trop mauvais souvenir. J’expulsais ce personnage de ma mémoire .
‒ Et notre mère ?
‒ Elle ne le connaissait guère. Et puis, c’est bien des lunes plus tard qu’elle disparut, jamais je n’avais fait le rapprochement, idiot que je suis…
Une nouvelle fois, il leur fait répéter tout ce que Tétalès a dit, au mot près : « … Ce qu’on a perdu, on peut le racheter » ou « Comme ça ils seront en famille... ». Jamais le Corbeau ne reconnaît vraiment son forfait, jamais il ne déclare ouvertement que la femme de Lug est dans la geôle éduenne mais c’est tout comme. Il le suggère sans le dire expressément. Mais pour Lug et les enfants, pas question de douter. L’envie de croire au retour de Vélleda est la plus forte. La question, pour eux, n’est pas : est-elle vraiment là ? Mais : comment va-t-on la sortir de là ?
Dans la cité, pendant ce temps, l’aventure nocturne des jumeaux court de quartier en quartier. Diviacos, le druide, en est informé à son tour. De sa démarche prudente, il vient jusqu’à la forge. Les enfants ont vu le camp romain, ses installations, ils ont parlé avec la milice éduenne. Cela peut intéresser Vercingétorix, dit-il. Il propose de se rendre avec eux auprès du chef gaulois.
‒ Moi aussi ? demande Lug.
‒ Le père aussi ! dit Diviacos.
Le soleil est haut dans le ciel et il y a dans l’air la promesse d’une belle journée. Le quartier est déjà en pleine effervescence : les charpentiers scient, les tonneliers martèlent, les tisserands tissent, les potiers enfournent, non pas indifférents à la guerre mais stimulés par l’armada qui les entoure. Le druide et le forgeron, bras dessus bras dessous, accompagnés des enfants, forment une étrange procession. Lug, ragaillardi, rajeuni, se redresse comme s’il était à la parade. Les enfants sourient, se rendant compte qu’ils ont à peine évoqué le reste de leur escapade et complètement oublié de parler de la fibule. Le petit bijou bleu apparu et disparu.
Le chef gaulois est installé, avec ses plus proches compagnons et divers chevaliers, Ambagitus, le biturige, Divicac, un helvète qui connaît parfaitement toutes les tactiques de César et les moyens d’y faire face, Brennus, tête carrée et chauve, petits yeux en amande sur une face aplatie. Cet ancien chef légionnaire a déserté l’armée romaine pour rejoindre les Gaulois. Ils siègent dans la cour du plus grand des deux temples de la cité, à deux pas du quartier des artisans. Le groupe est en grande conversation avec des notables de la ville quand le druide et sa suite arrivent.
Vercingétorix est jeune. Celui qui a réussi à fédérer les troupes gauloises n’a pas trente ans. Mais c’est vrai qu’à quarante ans, ici, on est déjà bien vieux. Epona le trouve absolument séduisant : grand, élancé, il a le visage fin, des yeux imposants, un nez petit, une bouche charnue mais pas trop, les cheveux bouclés qui partent, en vagues, du sommet du crâne jusqu’à la nuque. Il a quitté son attirail de soldat et est simplement vêtu, avec des braies collantes tombant au-dessous des genoux, une chemise sans manches et un léger manteau retenu sur l’épaule par une broche.
L’arrivée des enfants semble le gêner. Devant ces intrus, la discussion animée tourne court. La vue de Diviacos le rassure.
‒ Ces enfants reviennent du camp romain ! dit le devin quand, de ses bras tendus, il touche les épaules du jeune chef.
Des soldats, juste arrivés des remparts, donnent aussitôt leur version :
‒ Ils étaient poursuivis par un Eduen, dit l’un.
‒ Non, non, c’était tout un groupe d’Eduens, ajoute l’autre.
‒ Pas du tout, c’étaient des Romains, estime un troisième.
‒ Une légion romaine…
‒ Mais on leur a fait peur, se rengorge un guerrier.
C’est très vite une parfaite cacophonie. Vercingétorix impose le silence.
‒ Ma parole, on se croirait place du marché, un jour de foire ! Que tout le monde se taise ! Et qu’on écoute ces jeunes gens !
Les regards se tournent vers Taranis et Epona. Intimidés, ils hésitent, bafouillent. Diviacos les encourage à s’expliquer clairement, à raconter leur aventure depuis le début. Le garçon commence, la fille complète, et ainsi de suite. Ils parlent longuement de leur sortie nocturne, redisent tout ce qu’ils ont déjà expliqué à leur père, comment ils ont trompé sa vigilance, quelles précautions ils ont prises, avec Apomatos, les pieds d’Esus protégés, la fin de la nuit propice, l’approche du camp ennemi et l’arbre aux pendus, le trio formé par Tétalès et ses larrons, la vision du camp romain avec sa tranchée et ses fortifications, le campement de la milice éduenne, les prisonniers.
Lug se permet de les interrompre :
‒ Leur mère, Velléda, ma femme, est sans doute parmi ces détenus. Vercingétorix opine.
Les jumeaux évoquent encore leur échappée et la poursuite qui s’ensuivit.
Le chef gaulois semble passionné. Il les questionne :
‒ Des Eduens ? Ils étaient combien ? Une palissade, ils ont commencé une palissade ? Vous avez vu des pièges ? Un camp, plusieurs camps ? Les prisonniers étaient arvernes ?
Il y a trop de questions, trop précises, les enfants sont un peu perdus. Ils répondent comme ils le peuvent, à la satisfaction manifestement du dirigeant gaulois puisqu’il se retourne vers les notables de la cité. Ils ne sont plus à cet instant que des vieillards apeurés :
‒ Vous entendez ? Prenez exemple sur ces enfants ! Leur dit-il. Ils tiennent à peine debout…
Les jumeaux trouvent qu’il exagère un peu …
‒ … et ils se battent, eux. Ils vont se battre jusque dans le propre camp des Romains. Tandis que vous ! Si je vous écoutais, il faudrait combiner, s’arranger, négocier, ouvrir la cité à César ! Vous tremblez de peur !
Les autres protestent.
‒ Absolument ! continue le Gaulois. Vous seriez prêts à lui donner vos maisons, à l’inviter à vos banquets, à coucher dans vos lits, pourquoi pas, si l’autre vous laissait faire votre commerce ! Vendre vos marchandises, on dirait qu’il n’y a que ça qui compte ! Honte sur vous !
Un des notables tente bien de se défendre :
‒ Vercingétorix, nous n’avons jamais dit…
‒ Vous...vous...vous... ne l’avez peut-être pas dit, intervient Ambagitus, décidé à soutenir le jeune chef, mais vous le pensez tellement fort...
Vercingétorix se dirige vers le vestibule du temple avec les seuls jumeaux puis fait signe à Lug de les rejoindre, un peu à l’écart.
‒ Pardonne à tes enfants, père. Ils t’ont désobéi cette nuit mais ils nous ont rendu service ! C’est important de savoir que le Romain s’installe et comment il le fait, quelle forme prend le camp, qui sont ses alliés du moment, combien de Gaulois il a pu entraîner. Tu comprends ?
Le forgeron fait semblant de grommeler mais il apprécie. Il est même parfaitement heureux. Heureux de rencontrer le chef gaulois, heureux de lui être utile, par le biais de ses enfants. Vercingétorix sourit, fait un signe de connivence aux jumeaux et leur demande :
‒ J’imagine que vous avez très envie de revoir le camp romain. Surtout maintenant, en sachant que votre mère est là-bas...
Les jumeaux se taisent. Dire oui ? C’est désobéir au père. Dire non ? C’est mentir. De toute manière, ils vont retourner dans la vallée. Pas question d’abandonner Velléda. Ils la sortiront de cet enfer. Comment ? Ils n’en savent encore rien mais ils la tireront de là, c’est sûr.
‒ On vient de me dire que vous vous déplacez vite, et ensemble, c’est exact ?
Ils approuvent, non sans une pointe d’orgueil. Epona pense lui présenter Esus mais elle n’ose pas.
‒ Eh bien, je vous propose ….
Il laisse la phrase en suspens, les jumeaux attendent, il reprend :
‒ … de continuer vos visites.
‒ Nos visites ?
‒ Oui, vos visites aux Romains. A leur camp. Je vous propose d’aller observer leur installation chaque fois que vous le pourrez, de loin, bien sûr.... Si votre père le permet !
‒ Comment refuser ? dit Lug, désarmé.
‒ Et cette fois, insiste le Gaulois, ne vous faites pas prendre ! Soyez prudents.
‒ C’est promis.
‒ Ainsi, vous me tiendrez informés … des projets de César. Et nous verrons ensemble comment aider votre mère ! Vous êtes d’accord ? Taranis ? Epona ?
La jeune fille semble distraite. Un bref instant, elle a cru entr’apercevoir, dans la cour, sur la tunique d’un notable, ou encore d’un des soldats ou d’un visiteur... une petite étoile bleue, cette fameuse étoile qui lui fait penser à ce dieu assis avec des cornes de cerf ! Une illusion, encore ? Serait-elle la proie d’une idée fixe ? Elle a beau passer et repasser en revue l’assistance, il n’y a rien à voir.
‒ Epona ?
‒ Oui, oui... assure-t-elle, mécaniquement. On est d’accord, on est d’accord.
‒ Mais qu’est-ce qu’il faudra faire ? s’étonne déjà Taranis.
‒ Eh bien, vous me direz ce que fait Cesar, s’il fortifie son camp, comment il procède, s’il déplace ses troupes, si de nouvelles forces arrivent, comment fonctionne sa milice, etc…
Il hésite.
‒ Vous regarderez bien s’il installe des machines de guerre. C’est qu’il a des armes redoutables ! On l’a bien vu encore à Avaricum.
Le forgeron grimace. Le nom d’Avaricum soudain l’inquiète. Ses enfants en éclaireurs ? Ils sont bien jeunes pour jouer aux soldats. Mais ces derniers rayonnent. Ils sont heureux de se rapprocher ainsi de Velléda et fiers, immensément, d’avoir à travailler pour l’armée gauloise ! Mieux : pour Vercingétorix en personne ! Ils se voient déjà raconter l’aventure à leurs compagnons de jeux : ils vont en faire des jaloux !

CHAPITRE 12

Les jumeaux prennent au sérieux leur nouvelle fonction. Ils se sentent responsables du sort de leur mère mais aussi de la sécurité de la ville. Cette guerre est devenue pour eux une question personnelle. Le camp de César est aussi la prison de Vélleda.
Aussi se livrent-ils à une surveillance méthodique de l’ennemi.
Ils cherchent longtemps, à la lisière de la forêt, au plus près des positions romaines, l’endroit idéal avant d’établir leur poste d’observation sur un promontoire, qui forme comme un balcon dominant la vallée et le camp. Il y a là plusieurs rangées de sapins imposants, un rideau sombre dont les branches enchevêtrées forment comme des échelles et offrent même, à bonne hauteur, des sièges naturels. Là, ils surplombent parfaitement le campement adverse. L’affaire est apparemment sans risque, ils peuvent voir sans être vus car ils sont camouflés par un véritable mur végétal.
En bas, les travaux d’aménagement progressent très vite, les palissades se dressent, les fortifications se multiplient.
Tout de suite, l’organisation du camp surprend les jeunes espions. C’est un parfait alignement de tentes, un croisement de rues et de ruelles, toutes animées, un plan méticuleusement quadrillé. Tout ici transpire l’ordre et la méthode, la discipline et la hiérarchie. C’est un corps étranger, dans tous les sens du terme, dans cette vallée broussailleuse dont ils connaissent le moindre recoin, le pré du berger, le taillis du renard, la clairière de la lune, le ru des oiseaux, la Maison du pêcheur.
Ils sont en même temps impressionnés de découvrir les Romains. L’autre nuit, ils n’ont croisé que leurs auxiliaires éduens, des cousins en quelque sorte ! L’apparition des légionnaires, notamment ceux qui stationnent dans les tours de garde ou se trouvent sur le chemin de ronde, au sommet des palissades, les sidère pareillement. « Tous pareils ! » s’étonne Taranis. Ces soldats effectivement se ressemblent beaucoup, à peu près le même gabarit, plutôt massifs, tous casqués, cuirassés, bottés ; ils semblent armés de la même manière. Ou presque. Certains portent un glaive et une armure à lamelles, d’autres un poignard, un javelot et une cotte de mailles. Les chefs, du moins ils en ont l’air, exhibent un panache sur leur casque. Rien à voir, vraiment, avec l’allure des troupes gauloises, disparate, hétéroclite, désordonnée.
En fait le camp est un vaste chantier. Des dizaines d’hommes, tout autour de l’installation, et certains non loin des jeunes gens, creusent, piochent, coupent des arbres, les élaguent, en font des rondins ou les taillent en pointe. Les coups répétés des haches, le raclement des scies, le craquement de sapins qui s’affaissent, le fracas des branches brisées, tous ces bruits, gonflés par l’écho, emplissent la vallée et montent, amplifiés, vers la forêt et leur poste d’observation. Parfois portés par le vent, des éclats de voix arrivent aussi jusqu’à eux. Mais les mots qui leur parviennent, leur musique saccadée sont incompréhensibles et ne ressemblent à rien de ce qu’ils ont pu entendre jusque-là. Les soldats se ressemblent, leurs tentes se ressemblent, même les chevaux semblent sortis d’un même moule.
Le premier jour, Taranis pousse le zèle jusqu’à vouloir compter leurs animaux. Une main en visière pour se protéger du soleil, les yeux écarquillés par l’effort, il scrute le haras de la légion, commence à compter, se trompe, évidemment puis abandonne l’idée. Epona préfère regarder comment le camp prend forme : les tranchées sont-elles creusées ? Où en est la construction des palissades ? Combien y a-t-il de tours de gué ? De portes ? De gardiens ? De cavaliers ? Et surtout, que se passe-t-il du côté de l’annexe des Eduens et de leur parc à esclaves.

Au deuxième jour de leur surveillance, les jumeaux sont particulièrement attirés par le double manège des soldats romains.
Une partie d’entre eux s’entraîne souvent, comme s’ils devaient en permanence garder une excellente forme physique. Ou comme s’ils devaient toujours être occupés. On peut les voir s’exercer à l’épée, au javelot, à la fronde, au tir à l’arc ; ils peuvent aussi se livrer à des exercices collectifs. Le garçon, qui nourrit une véritable dévotion pour son bouclier, est proprement captivé par la manœuvre dite du « toit mobile » ou de la « tortue », expressions que lui soufflera plus tard Apomatos. Un groupe de fantassins lèvent leur bouclier au dessus de leur tête, les mettent côte à côte pour former une carapace et avancent ainsi protégés. Epona découvre de son côté, sans très bien en comprendre tout de suite toutes les subtilités, comment sont transmis les ordres, grâce au maniement de hampes, longues lances terminées par un drapeau ou une sculpture, d’aigle par exemple, ou avec des instruments de musique, trompette, cor ou buccin. Chaque mouvement, chaque son correspond à une action précise : avant, arrière, on attaque, on se replie, à gauche, à droite. La fille en a le tournis.
Pendant qu’une partie des troupes prépare la guerre, l’autre manie la pelle et la pioche. À mi chemin entre la forêt et le camp, des légionnaires creusent à intervalles réguliers des trous au fond desquels ils fichent des pieux de bois, la pointe dressée vers le ciel ; puis ils recouvrent ces cavités de branchages. Taranis frissonne, imagine des soldats et des chevaux s’empalant sur de tels pièges.
Le camp a beau impressionner, il présente cependant des points faibles, des zones vulnérables. Chaque jour, les enfants signalent les endroits les moins bien défendus, des palissades incomplètes, des portes mal gardées. Et chaque jour, des commandos gaulois opèrent de petites sorties pour attaquer ces faiblesses du dispositif romain, envoyer une volée de flèches, éliminer quelques ennemis imprudents, chaparder des montures, capturer un soldat isolé, puis ils se replient sur la cité. Cette tactique a le don de faire enrager le Romain, de le provoquer, de le démoraliser car il ne peut guère y répondre. Sortir du camp, s’en éloigner trop, poursuivre les assaillants sont des démarches périlleuses.
Le Romain ne peut que constater, sans comprendre, la sagacité du Gaulois à frapper là où ça fait mal.
C’est aussi sur l’indication des jumeaux qu’une opération gauloise de plus grande ampleur est particulièrement réussie. Les jeunes gens, en effet, repèrent, au nord du camp, une agitation incompréhensible de légionnaires. Telle une colonne de fourmis, on les voit entrer, lourdement chargés d’ustensiles divers, dans un site qui est à l’abri de palissades mobiles et en paille ; ils en ressortent aussitôt, les mains vides alors que d’autres soldats déjà apportent là leur lot d’objets. Que transportent ces hommes ? Que signifie leur manège ? Et pourquoi doit-il rester secret ? Taranis repense à la mise en garde de Vercingétorix : les Romains disposent de machines de guerre imposantes, des catapultes pour lancer d’énormes projectiles, des arcs géants capables de tirer des flèches monumentales ou des béliers, poutres gigantesques pouvant enfoncer portes et murailles ou encore des tours mobiles, ces hélépoles permettant d’accéder au sommet des remparts. Il ne s’agit pas d’affabulations, ces armes diaboliques existent bel et bien. « Les... les... les Romains les ont déjà utilisé contre Avaricum, répète Ambagitus à qui veut l’entendre, elles y ont fait des ravages. »
Alors, que peut bien tramer l’ennemi derrière ses panneaux de camouflage ? Alerté, le chef gaulois décide aussitôt de liquider le site. L’affaire est rondement menée. On organise une diversion avec des cavaliers, près d’une des portes du camp romain, pour attirer l’attention, pendant qu’un petit groupe de fantassins décidés s’approche du site mystérieux. À l’aide de frondes, ils y projettent des boulettes d’argile rougies au feu. L’incendie, en moins d’une heure, ravage toute l’installation. Opération réussie donc, mais on ne saura jamais ce que le Romain manigançait là.
L’information la plus importante, cependant, que les jumeaux transmettent au cours de ces premiers jours d’observation est l’occupation romaine de la colline de la Roche Blanche. Cette affaire se passe en douce, comme souvent avec les hommes de César, habitués, semble-t-il, au simulacre et à la diversion. Les légionnaires, une fois encore, se livrent à un stratagème que les enfants ne comprennent pas tout de suite. Une file de soldats creusent un interminable fossé, de douze bons pieds de large , à l’avant du camp. Il ne s’agit pas cette fois d’une enceinte ni d’une douve ; le sillon file droit devant, en direction de … Gergovie, traverse une partie de la vallée et escalade une colline proche de la cité, la colline de la Roche Blanche. En fait les Romains sont en train d’installer sur cette hauteur un deuxième camp ennemi, bien plus petit que le site principal où se trouve l’essentiel des troupes, mais relié à lui par ce fossé où les légionnaires peuvent circuler sans être vus. De cette position, l’ennemi compte observer la cité et s’en servir sans doute comme d’un poste avancé en cas d’attaque.
On fait comprendre aux jeunes gens que leur mission est très appréciée par les chefs gaulois.
Obsédés qu’ils sont par l’armada, ils n’en oublient pas pour autant leur mère et sa misérable prison. Comment le pourraient-ils ? Comment ne pas penser à cet enclos où on s’entasse comme des bêtes ? De leur poste, ils sont trop loin pour en apprécier les détails mais ils savent que Velléda est là, ils devinent cette sorte de tanière où s’entassent les prisonniers. Leur regard revient sans cesse à ce lieu maudit. Mais comment faire pour s’en approcher ?
CHAPITRE 13

Les premiers jours où ils s’en vont espionner César, les jeunes gens quittent Gergovie tôt le matin, toujours par la porte des tonneliers, et reviennent en soirée faire part de leurs observations aux gardes qui ont été prévenus de leur mission, sur les remparts. Puis, très vite, ils s’installent à demeure, sur leur campement de fortune, délaissent leur père, leur jeu, leur cité et s’adonnent totalement à leur tâche.
Attentifs au moindre mouvement qui traverse le camp romain, les jumeaux établissent vite une hiérarchie entre les informations importantes et les informations très importantes. Ces dernières méritent, à leurs yeux, d’être communiquées sans attendre à Gergovie. Alors l’un d’eux, Taranis le plus souvent, monte Esus et file en ville.
Si l’information peut attendre, ils utilisent les services de leur ami Momoros, qu’ils ont mis dans la confidence et qui leur rend une visite quasi quotidienne. Ils le chargent régulièrement de transmettre leur rapport aux vigiles.
Ce matin, Momoros arrive en retard, dépité...et accompagné ! Il fallait s’y attendre. Les jumeaux ont su jusqu’ici entourer leur activité du plus grand secret. Mais ce halo de mystère a suscité une réelle curiosité chez d’autres jeunes de la cité. Ils s’imaginent des choses et veulent savoir en quoi consistent les curieuses activités des enfants de Lug. Momoros débarque donc encadré de Ségovèse et d’Arlis.
‒ Ils me suivent depuis les remparts, bougonne-t-il.
Les intrus entendent en quelque sorte espionner les espions.
‒ J’ai eu beau faire, ils ne m’ont pas lâché ! se désole le garçon.
Ségovèse, dit le Dindon, est un gros garçon boursouflé de partout, des joues, des bras, des cuisses ; il aime parler fort, s’opposer à tout le monde et s’attifer de plumes, sous forme de bracelet, de collier ou de ceinture. Arlis la Teigne est un être minuscule et fébrile, la voix nasillarde et la moquerie aux lèvres.
Les visiteurs sont narquois, les jumeaux décomposés. Momoros essaie de se faire oublier.
‒ Alors ? On joue au bucheron ? Au forestier ? lance Ségovèse.
Taranis et Epona sont perplexes. Que faire ? Les chasser ? Leur interdire l’endroit ? Chercher querelle ? Le plus simple serait encore de leur avouer qu’ils sont là pour observer le camp romain et demander aux nouveaux venus de tenir leur langue mais avec eux, c’est peine perdue. D’autant que les inséparables ont vite repéré l’organisation des lieux, l’espèce d’échelle qui s’élève dans le mur d’arbres et, fourbes mais pas sots, ils ont compris de quoi il était question. Aussitôt, ils insistent pour grimper eux aussi jusqu’au poste d’observation et pour regarder. Ce qu’ils font. Ce jour-là, il y a tellement de monde sur le promontoire que Taranis craint que les Romains ne s’en rendent compte. C’est d’ailleurs ce qui arrive. Ou presque.
À la vue du camp, les deux nouveaux s’extasient.
‒ Moins fort ! Peste Taranis. Parlez donc moins fort ! On va se faire repérer !
‒ C’est toi qui parles fort, rétorque Ségovèse.
‒ Bravo ! Regardez ce que vous avez fait ! murmure de son côté Epona.
Dans une des tours, celle qui est la plus proche du bois et donc des enfants, un garde romain gesticule. Il appelle un groupe de légionnaires qui fait une ronde. De sa lance dressée, le vigile désigne les arbres où s’agglutinent les petits Gaulois. Les Romains scrutent l’endroit, bavardent, hésitent. Les jeunes gens, soudain silencieux, se tassent ou reculent. Leurs vêtements forment-ils des tâches claires dans le feuillage vert-sombre des résineux ? Leurs mouvements ont-ils agité les branches ? Un des légionnaires lentement s’avance ; il quitte le domaine habituel du camp, sous les encouragements de ses compagnons qui semblent le guider, et monte prudemment le contrefort. Ségovèse et Arlis semblent pétrifiés. Le soldat avance toujours, droit devant lui, s’agrippe. Il est encore assez loin de l’observatoire quand les deux garnements, mus par une même terreur, descendent en catastrophe du sapin, s’éraflent méchamment au passage et s’égaient, paniqués, sous le regard ébaubi de Momoros resté au sol. Mais ils se trompent de chemin. Au lieu de filer vers la cité, ils pensent prendre au plus court et finissent par tomber nez à nez avec le Romain.
Une course-poursuite s’engage à travers la forêt. De leur poste, les jumeaux ont du mal à voir les enfants et le légionnaire, masqués par la végétation, mais ils imaginent sans peine leur itinéraire aux hurlements poussés par les deux fuyards et aux cris du militaire. Ségovèse, moins agile que son compère, est assez vite rattrapé. Le soldat l’immobilise et commence à le dépouiller de ses bagues, bracelets et autres bijoux. Le butin avant tout, semble-t-il se dire. Il va sans doute lui faire subir un vilain sort quand le gros garçon, électrisé par la peur, réussit dans un étonnant sursaut à se redresser et à disparaître en beuglant comme un jeune taureau. Le Romain renonce à le suivre et retourne au camp.
Miracle : cette escapade a permis de détourner l’attention des soldats. Ils ne semblent plus prêter intérêt au site lui-même. Les jumeaux n’ont pas bougé de leur cache. Momoros sourit en repensant aux deux furies tombés du ciel. Esus continue de brouter, impavide.
‒ Fausse alerte, conclut Epona.

CHAPITRE 14

C’est un jour d’orage, le ciel a la couleur du plomb, il y a de l’électricité dans l’air. Des éclairs dans le lointain annoncent une pluie qui ne vient pas. Et depuis l’aube, le camp romain est agité. Coups de trompettes, appels au rassemblement, alignement interminable. Ce remue-ménage est tout à fait inhabituel.
Cela ne ressemble pas du tout aux exercices d’entraînement que les jumeaux ont déjà vus. Est-ce le signe de l’attaque ? Pourtant, la troupe semble figée sur place, le camp est étrangement silencieux.
Puis, sur un ordre que les jumeaux n’entendent pas, les légionnaires se mettent en mouvement.... mais dans le sens opposé à Gergovie. Ils quittent le camp, en direction de la plaine, l’infanterie en carré, les cavaliers, très nombreux, en rangs serrés à leur suite. Mais cela ne concerne qu’une partie de l’armada, le camp se retrouve soudain à moitié déserté. Les portes, les palissades sont gardés mais les militaires semblent perdus dans l’immense enceinte. Epona et Taranis sont sidérés. Le garçon, d’un geste, fait comprendre à sa sœur, qu’il file à Gergovie pour faire part de ce qu’ils viennent de voir. Il retrouve Esus, s’élance vers les remparts et annonce aux gardes l’incroyable nouvelle.
À son retour, il rapporte à Epona des informations plus stupéfiantes encore. Non seulement, le mouvement de troupe n’y est pas passé inaperçu mais on croit savoir la raison de ce départ.
‒ D’abord, il paraît que César en personne conduit l’expédition.
César... Il était impossible aux jeunes gens d’identifier le chef romain depuis leur observatoire mais ils imaginent qu’il se trouvait au milieu des cavaliers, entouré de sa garde rapprochée. César. Voilà des années qu’il sillonne la Gaule et collectionne les victoires. Depuis les Helvètes, à l’Est, jusqu’aux Aquitains, au Sud-Ouest, il a soumis les Germains, les Belges, les Venètes, les Unelles, les Bretons, dans une sorte de mouvement tournant. Mais le centre du pays lui échappe encore et il se heurte à des révoltes successives, particulièrement en pays arverne.
C’est une de ces révoltes qui vient d’éclater et qui justifie ce brusque mouvement de troupes.
‒ On dit que des tribus éduennes... commence Taranis.
‒ Mais elles sont alliées à Rome ! le coupe Epona, impatiente.
‒ Oui, jusqu’à maintenant. Mais certaines se rebellent. Celles que dirige Litavicos.
Ils se souviennent de ce nom qui était venu dans les conversations de Lug et du cavalier biturige.
Litavicos refuserait à présent de se soumettre. César a bien compris le danger. Les Eduens sont des alliés de poids, sans eux, il risque de se trouver en difficulté. Alors il est obligé d’aller régler ce conflit.
‒ Et le camp ?
‒ Il l’a abandonné à son second. Et les gardes, là-haut, sur les remparts, me disent que les nôtres vont en profiter pour attaquer...
Le camp semble vivre au ralenti. Mais le Romain sait qu’il est fragilisé et les enfants repèrent des petits groupes de cavaliers qui semblent inspecter les portes, longer les palissades, vérifier que tout est normal. En fait, c’est en début d’après-midi que les Gaulois organisent plusieurs attaques contre le camp principal.
La première escarmouche est une manière de tester la résistance des assiégeants. Des cavaliers gaulois viennent harceler la garde d’une des portes les plus avancées. Aussitôt, l’ensemble des légionnaires s’y regroupent. Très vite, on entend monter de la vallée des cris de rage, de douleur aussi. Les cavaliers se replient et, forts de ce premier test, ils répètent peu après l’opération sur la même tour, y faisant à nouveau converger les Romains mais, au même moment, sur un autre côté, une masse d’hommes dévalent du belvédère dans un vacarme terrible. Ils vocifèrent, braillent, hurlent, martèlent leur bouclier de leur épée. Le tapage est impressionnant. Ces fantassins donnent l’assaut à une autre tour, moins bien gardée, évidemment. Plusieurs volées de flèches crucifient les défenseurs romains les plus exposés puis des Gaulois se mettent à escalader la palissade. Assez vite, une première installation est occupée. Les combats sont brefs mais violents. Les assaillants commencent à démantibuler la construction, fracassant les rondins comme dans un jeu de quilles. Les Romains comprennent le danger et reprennent la tour, non sans mal, caparaçonnés sous leur bouclier, selon la technique de la tortue.
Nouveau repli gaulois suivi d’une courte accalmie. Chacun compte ses morts. Les Romains ont souffert, les attaquants ne laissent miraculeusement personne à terre.

Une heure plus tard, Gaulois et Romains se retrouvent face à face. La même tour d’angle est attaquée, reprise et cette fois à demi incendiée.
La rage des combattants redouble. On voit des corps projetés du haut de la palissade. Défenseurs romains ? Attaquants gaulois ? D’où ils se trouvent, les enfants ne distinguent pas les victimes. Epona s’émeut. Le feu a pris aussi dans les écuries du camp, des animaux s’en échappent, terrorisés.
En fin de journée, les pertes romaines sont importantes : l’alerte est suffisamment sérieuse pour que César, la nuit qui suit, revienne au camp à marche forcée.

CHAPITRE 15

Le lendemain de cette bataille, Epona est de passage en ville, Taranis restant perché sur son observatoire. Il arrive souvent à la jeune fille, sur le chemin de la forge, d’aller saluer leur voisin Diviacos. Tout ce qui se passe à Gergovie, cet homme semble le savoir. Et lui qui sait tout est en même temps toujours avide de nouvelles. De toute façon, elle ne se lasse jamais de bavarder avec ce patriarche. Lui qui intimide toute la cité se comporte avec les jumeaux comme un familier.
Sa porte est entrouverte. Elle l’appelle, personne ne répond ; la pièce est sombre mais elle a vite fait de le retrouver, affaissé contre son lit, le front troué et ses yeux blanc ivoire grand ouverts. Les cris de la jeune fille attirent le voisinage qui prévient Lug.
Le druide est mort. Epona culpabilise, elle a le sentiment d’avoir abandonné son vieil ami. Il ne serait sans doute pas tombé si elle avait été à ses côtés. Sa mort, en somme, est un peu de sa faute, dit-elle à son père. Elle l’imagine regagnant sa demeure à petits pas méticuleux, tâtant les murs, reconnaissant les objets, les palpant, leur parlant peut-être, chutant sur un obstacle imprévu, se heurtant rudement le front.
Le forgeron calme sa fille. Diviacos vivait depuis des années dans les ténèbres, il était parfaitement habitué à cette solitude, toute relative d’ailleurs car il connaissait et fréquentait une bonne partie de la ville. Epona ne devait nullement se sentir responsable. Et puis le druide maitrisait parfaitement son intérieur, tout y était organisé en fonction de ses besoins, pour qu’il y vive comme il l’entendait. Précisément, Lug ne comprend pas ce qui a pu se passer. Le druide a-t-il eu une faiblesse ? Est-il tombé sur un objet qui lui a été fatal ? Mais lequel ? Car il n’y a dans cette grande pièce rien de pointu, rien de coupant, aucun objet dangereux, encore moins susceptible de vous trouer la tête.
Ils installent le devin sur son lit.
‒ Ce n’est peut-être pas un accident … grommelle Epona, sans bien mesurer la gravité de son propos.
Lug entend, opine, se souvient. Il a eu la visite du druide dans la matinée
‒ Il était, comment dire ? inquiet et satisfait à la fois.
Inquiet car il avait la preuve qu’il y avait en ville un espion romain, un ou plusieurs. En tout cas, un espion dans l’entourage de Vercingétorix. Le chef gaulois en effet avait l’impression, depuis quelques jours, que les Romains étaient informés de ses décisions ; on les attendait souvent là où il était prévu d’intervenir. Hasard ? Trahison ?
Dans le même temps, on signalait des incidents en ville qui ressemblaient beaucoup à des actes de sabotage. Un grenier près des remparts ouest, qui servait de réserve d’armes, était parti en fumée ; un silo à grain avait été vandalisé. Tout cela était peut-être dû à des négligences, ou à des accidents. Mais peut-être pas. On n’avait pas de preuve qu’il s’agisse d’actes criminels mais le druide était troublé.
Vercingétorix avait confiance en ses proches. Il ne se faisait pas d’illusions sur les hommes, en général, il avait déjà assez souffert de leur petitesse, y compris dans sa propre famille, pour savoir qu’ils étaient capables de tout. Mais ils ne doutaient pas de ceux qu’il avait choisis pour le seconder. Il ne voulait pas croire à un acte de félon. Diviacos insista. Il proposa de tendre un piège. Avec l’accord du jeune chef gaulois, il laisserait entendre, dans une conversation à bâtons rompus avec des dignitaires, qu’un lieu précis, une tour de guet par exemple, un peu à écart de l’oppidum mais dépendant de la ville, était restée sans défense ; que cette tour servait de grenier à blé ou protégeait une source d’eau, peu importe. La tour existait bien mais elle ne présentait en vérité aucun intérêt. On ne courait donc guère de risque à la perdre, à la sacrifier. Il suffirait de surveiller le lieu, de voir ce qui allait se passer. S’il ne s’y passait rien, c’est que Diviacos avait trop d’imagination et se faisait des idées, mais si la tour intéressait soudainement le Romain, c’est qu’on l’avait renseigné. Et si on l’avait renseigné, c’est qu’il y avait un traître parmi les proches de Vercingétorix.
De fait, le lendemain de la propagation de cette fausse nouvelle, des légionnaires attaquèrent le site en question. Ils tombèrent sur une bâtisse vide, inutile et y mirent le feu, par dépit sans doute. Cette initiative ne pouvait guère être fortuite ; le lieu était inconnu de tous jusque-là. Mais le druide avait la preuve que ce qu’on disait dans la cour du temple était écouté et rapporté à César.
Vercingétorix cette fois semblait convaincu, il chargea Diviacos de chercher et de démasquer le coupable.
‒ Pourquoi moi, pauvre aveugle, s’étonna faussement le devin
‒ Mais parce que tu es aveugle, lui répondit du tac-au-tac le chef. D’un aveugle, personne ne se méfie. Un aveugle, c’est inoffensif, non ? Tous te laissent approcher. Alors tu trouveras.
‒ Le druide était fier de cette mission et me l’avait dit, confie Lug.
‒ Et il a trouvé ? Demande Epona.
‒ Je crois bien, oui.
‒ Qui est-ce ?
‒ Ça, il ne me l’a pas dit.
L’aveugle avait sans doute procédé par élimination, pense Lug, il avait énuméré toutes les personnalités présentes autour de Vercingétorix le jour où il avait évoqué cette histoire de tour puis il avait cherché si l’une ou l’autre pouvait être l’intrus.
‒ Aujourd’hui, quand il est venu me voir, il m’a laissé entendre qu’il avait une piste sérieuse. Je n’ai pas cherché à en savoir plus, je ne voulais pas le gêner et puis je sais qu’il ne m’aurait rien dit en l’état. Il devait réserver sa découverte pour Vercingétorix. Mais il sortait d’une réunion de druides des régions voisines, des gens de Lugdunum*, de Genabum*, d’Avaricum*, d’Agedincum* et...
‒ Oui ?
‒ … Je ne sais pas que te dire au juste mais je sens qu’il a appris à cette rencontre quelque chose d’important.
Peu à peu, les gens de la ruelle, informés de la mort du druide, s’assemblent dans sa maison pour lui rendre un dernier hommage, Pelpios, le marchand de vin, Thuros, le vannier bossu. Même Lesconos, le vieux potier qui ne sortait plus de chez lui, est là. Lug et Epona leur laissent la place. De retour à son atelier, le forgeron poursuit :
‒ Imagine ! Bon, je me trompe peut-être mais voilà à quoi je pense : Diviacos vient de découvrir qui est le coupable, je ne sais pas comment il a fait mais il le sait, il en est persuadé ; et il croise cet homme...
‒ Ou cette femme ?
‒ Mouais... Il croise donc le coupable ce matin, peut-être même ici, chez lui.
‒ Il l’aurait reconnu ? Mis en garde ? Et l’autre aurait réagi ?
‒ Oui, ou l’autre se méfiait de toute manière, il sentait bien que l’aveugle devenait dangereux, qu’il était sur le point de le démasquer et il était venu pour le tuer...
La jeune fille se représente Diviacos rentrant chez lui et comprenant tout de suite que quelqu’un l’y attend. Comment l’a-t-il deviné ? est-ce un bruit ? Une odeur ? Une vibration de l’air ? Une intuition propre à un aveugle ? En tout cas il sait que l’autre, le traître qu’il a mis à jour, est tout proche. Dans sa maison. Peut-être que le druide parle, demande qui est là, histoire de mieux repérer l’intrus, de situer le danger, de lui mettre la main dessus. Le silence de l’autre le confirme dans sa crainte et l’inquiète aussi. Son visiteur est venu avec de mauvaises intentions... Au lieu de sortir aussitôt de chez lui, d’appeler à l’aide, il continue cependant d’avancer, à petits pas, par défi, pensant peut-être intimider le félon, le décourager. Peut-être d’instinct, appelle-t-il son mystérieux hôte par son nom. L’autre est bel et bien démasqué, il en a la confirmation. Alors il tue, portant un coup terrible à la tête du mage. Epona tressaute, comme si elle avait ressenti le choc, et pleure de rage.

CHAPITRE 16

Epona doit rejoindre son frère mais elle demeure finalement auprès de Lug et tous deux évoquent longuement la mémoire du religieux, son autorité, sa culture, sa manière de conter, son humour décalé. En temps normal, la mort du druide aurait été un événement retentissant, la cité l’aurait honoré... mais dans une ville en état de siège, où la population a été multipliée par deux ou trois, où la guerre est dans toutes les têtes, où plus rien n’est à sa place, Lug craint qu’on néglige le défunt et veille personnellement à l’organisation de son enterrement.
Au matin, après une nuit passée à la forge, Epona croise Momoros près des remparts. Il s’apprête à rejoindre les jumeaux, ignorant la présence de la jeune fille en ville. Leur ami, d’habitude réservé voire nonchalant, est dans un état de totale excitation ; il n’arrête pas de se triturer les mains, d’en faire craquer les jointures, comme s’il se désarticulait.
‒ Tu sais ce qu’on raconte ?
‒ Non...
‒ César contourne Gergovie.
‒ Quoi ?
‒ Il attaque par l’Ouest ! On a vu ses troupes partir de ce côté très tôt à l’aube.
Des gardes racontent en effet qu’il règne une grande agitation dans la vallée. On devine qu’une foule se déplace, que l’armada romaine s’est mise en route ; elle remonte la plaine, comme si elle longeait à distance la cité, provoquant un ouragan de poussière.
‒ Vers l’Ouest ! Du côté de la faille. C’est impossible !
‒ Faut s’attendre à tout avec les Romains, dit Momoros, sentencieux.
L’ouest de la cité est en effet une zone très accidentée et la faille en question désigne une dépression dans le plateau sur lequel se trouve la ville, comme une grande crevasse. Ce secteur est beaucoup moins fortifié que le reste de l’oppidum car tout le monde se dit qu’il est proprement impossible d’arriver par cet endroit. Jamais on imaginerait livrer combat de ce côté là.
‒ Paraît que les premières troupes gauloises font un mouvement similaire.
‒ Mais pourquoi ?
‒ Pour y attendre l’agresseur.
Epona est mortifiée. Pour une fois qu’elle abandonne son poste, et son frère, voilà que l’ennemi attaque ! Du coup, elle oublie de parler de la mort de Diviacos, propose à Momoros d’enfourcher Esus et ils filent rejoindre le site. À peine entrée dans la chênaie, et malgré l’allure qu’elle impose à la course, elle remarque sur le tronc d’un arbre une croix, couleur ocre.
‒ J’ai déjà vu ce signe sur la porte de la cité, tout à l’heure, lui crie Momoros qui a suivi le regard de son amie.
On dirait une trace faite avec un bout de poterie. Peu après, ils tombent sur une nouvelle croix puis une autre encore. Quel est donc ce jeu ? Qui a pu laisser ces indications ? Pourquoi ? Où peuvent-elles bien conduire ?
‒ Et alors ? Questionne Momoros.
‒ Alors, rien, c’est étrange, c’est tout.
Ils tombent sur un Taranis fou de rage qui agresse quasiment sa sœur :
‒ Non seulement, tu me laisses seul toute la nuit, et c’était pas prévu, mais, au moment de la grande attaque, parce que César attaque, figure-toi, je me sens complètement inutile. Je ne pouvais pas bouger. T’avais pris Esus et puis je voulais tout voir ici ! Vraiment, je suis pas près d’oublier ce que tu m’as fait...
En fait, il oublie instantanément sa colère quand Epona lui annonce la mort de Diviacos, le meurtre plus probablement du druide. Il encaisse, se tait. Elle ajoute que la ville est au courant de l’offensive romaine, qu’ils seraient sans doute plus utiles en donnant aux soldats des indications précises.
Alors que Momoros bouchonne Esus, elle grimpe avec son frère jusqu’à cet endroit où trois sapins, s’épaulant les uns les autres, forment une sorte de trident, un siège naturel où on peut tenir à deux aisément. On y dispose de la meilleure vue du camp.
‒ Ça s’agite drôlement ! Dit-elle.
Des fantassins courent en tout sens. Des cavaliers, fébriles, tournent en rond comme s’ils étaient en cage, maîtrisant mal leurs montures. Des officiers hurlent des ordres incompréhensibles. Et puis de nombreux soldats sont curieusement accoutrés : on dirait qu’ils se cachent, qu’ils dissimulent leurs casques, leurs enseignes, leurs armes sous des chiffons. Comme pour se faire oublier, pour se fondre dans le paysage. En y regardant bien, ils masquent, plus ou moins habilement, tout ce qui brille, tout ce qui pourrait jeter des reflets, tout ce qui se remarque de loin.
‒ Tu vois ce que je vois ? chuchote Epona, les sourcils relevés très hauts.
‒ Bien sûr, réplique Taranis sur le même ton.
Il a l’habitude des formules évasives de sa sœur et il ne cherche plus à les décrypter. Si elle a quelque chose de plus précis à lui dire, elle va le faire. De fait, elle poursuit.
‒ Les cavaliers, les fantassins…
‒ Oui.
‒ Ils sont là.
‒ Ben oui. Comme d’habitude.
‒ Justement !
‒ Justement quoi ?
L’armée de César est bien là, en effet, à leurs pieds, au grand complet, semble-t-il. Pire : elle semble se préparer à une attaque imminente. Taranis ressent soudain une bouffée de panique. Il s’en veut de ne pas avoir tout de suite compris l’inquiétude d’Epona.
‒ Mais si tout le monde est là, commence-t-il…
‒ Qui descend en ce moment la vallée, vers la faille ? complète-t-elle.
‒ Je n’y comprends rien.
‒ Moi non plus.
Que signifie cette comédie ? L’armée de César a mis le cap à l’ouest, or l’armée de César est toujours dans le camp ! S’est-elle dédoublée ? Y aurait-il deux armées ? Ils redescendent de leur poste, consternés, travaillés par un mauvais pressentiment. Momoros les voit à peine passer. Ils appellent Esus, mais ne le montent pas, se contentant de lui tenir la bride. Ils coupent à travers bois, plein ouest. Assez vite, ils repèrent, loin devant eux, en contrebas, le nuage de poussière provoqué par l’armada romaine. Ils hâtent l’allure, finissent par devancer les forces ennemies et, à l’orée du bois, attendent, protégés par des touffes de fougères géantes, le passage de la troupe. Très vite la colonne de soldats les dépasse. Taranis étouffe un cri :
‒ Mais…qu’est-ce que c’est que ça ?

Les « cavaliers » qui passent devant eux sont en fait des valets sur des ânes ! Des muletiers ! En temps ordinaire, ces domestiques, le plus souvent de très jeunes gens ou des vieillards, se chargent de l’entretien des chevaux mais ne participent pas au combat. Et leurs mulets tirent d’habitude des chariots de vivres ou d’armes. Aujourd’hui, ces hommes ont été affublés de casques de soldats, certains portent des cuirasses, le tout scintille au soleil, mais ils ne sont pas armés. Ils laissent traîner derrière leur monture des fagots de branchages qui soulèvent des tourbillons de poussière. Ce sont de faux cavaliers, sur de faux chevaux, de faux soldats d’une fausse armée. Pour une fausse bataille. Et qui font beaucoup d ’efforts pour qu’on les voit.
‒ C’est quoi, ce défilé ? murmure Taranis. Il n’y a que des palefreniers.
‒ Et des ânes !
‒ Mais qu’est-ce qu’ils fabriquent ?
Les jumeaux se regardent, de plus en plus effrayés.
‒ C’est un piège ! Bien gros mais bien efficace.
‒ César veut faire croire que son armée se dirige vers l’Ouest et de loin, des remparts de la cité, on peut s’y laisser prendre …
‒ Il fait ça pour que les Gaulois s’y précipitent à leur tour.
‒ Et pendant ce temps-là, avec sa cavalerie, la vraie, cette fois…
‒ Celle qui est restée au camp...
‒ Oui, avec ses légions, ses archers, sa milice éduenne, aussi, il va donner l’assaut à l’Est !
‒ Si possible, sans trop se faire remarquer, d’où leurs armes cachées et compagnie.
Ils se taisent.
‒ Tu sais à quoi je pense, dit Taranis.
‒ Je t’écoute.
‒ Je me demande si, en plus de l’assaut, ils ne préparent pas quelque chose de plus vicieux encore.
‒ C’est-à-dire ?
‒ Je n’ai pas eu le temps de t’en parler mais tout à l’heure, sur le chemin depuis la cité, on a vu avec Momoros toute une série de croix, sur des arbres, des pierres, sur les remparts aussi.
‒ Des croix ?
‒ Oui, des croix comme des signes, si tu veux. À mon avis, c’est une manœuvre des Romains ?
‒ Je comprends pas.
‒ Je veux dire que ces croix, c’est une manière d’indiquer aux Romains, à une partie d’entre eux en tout cas, un chemin discret vers Gergovie. Vers une des portes de Gergovie.
Taranis plisse les yeux, sa sœur poursuit :
‒ Une fois ces Romains dans la cité, tu imagines la panique !
‒ Et la terreur, comme à Avaricum.
‒ Mais qui a pu leur indiquer cette piste en forêt ?
‒ Quelqu’un qui connaît bien le coin.
‒ Tu veux dire...
‒ Je sais pas. Tétalès, pourquoi pas ? Ou un espion de César qui se trouverait en ville ?
Oui, tout prend forme. Les vraies troupes qui se camouflent, la fausse armée qui se montre, le camp en ébullition, les Gaulois attirés à l’Ouest, le champ laissé libre à l’Est, le sentier balisé... Il faut immédiatement prévenir Vercingétorix ! Cette tromperie risque de lui coûter cher.
Ils rebroussent chemin et rejoignent la ville par des chemins à mi pente, Esus galopant, Epona conduisant, Taranis courant à leur côté avec un entrain formidable.
Parvenus aux murs d’enceinte, ils crient leur message que les gardes, médusés puis vite convaincus, répercutent à leur tour en se précipitant à travers les ruelles, à la recherche des dirigeants de l’armée gauloise :
‒ C’est un piège ! Demi-tour ! C’est un piège !
CHAPITRE 17

Trop las pour retourner aussitôt à leur poste, les enfants exténués regagnent la forge. Ils veulent s’y reposer un peu mais c’est tout simplement impossible. Il y a là un monde fou. L’artisan a dû laisser la veille du corps de Diviacos à ses voisins. Il est en effet sans cesse sollicité pour aiguiser une épée, redresser un élément de bouclier, affûter un javelot. On lui demande s’il ne lui reste pas des pointes de flèche ou de lance. On entre, on sort de l’atelier, où règne une ambiance de ruche, ou d’état-major. Tout le monde commente les combats.
En ce début d’après-midi, un vent de folie souffle sur la ville. Les rumeurs les plus incroyables circulent, les informations les plus contradictoires. On dit que des troupes se précipitent d’Est en Ouest. Pas du tout, protestent d’autres, elles se rendent d’Ouest en Est.
‒ La...la...la ruse de César avait commencé à fonctionner, leur apprend finalement Ambagitus.
Le gros des troupes de Vercingétorix s’est bien porté sur le secteur de la faille dans un premier temps. Le Romain a profité de la confusion pour lancer une attaque exactement du côté inverse. Deux de ses légions ont pu monter jusqu’à un poste de gué, à mi-chemin entre le camp et la cité. Le lieu était tenu par des Nitiobroges*. L’ennemi s’en est emparé. Il faut dire qu’il a escaladé dans le plus grand silence et surpris les Gaulois dans leur sieste, dit-on.
‒ Ils dormaient ? Les gardes dormaient ?
‒ A.... a... absolument.
Les Romains sont soutenus, ajoute le cavalier, sur leur flanc droit, par un fort détachement de fantassins éduens. Ces traîtres ont l’épaule droite dénudée, pour qu’on ne les confonde pas, dans les combats, avec leurs frères venus de Gergovie.
‒ Mais... mais... mais ce plan n’a que partiellement réussi.
Avertis du danger, notamment par les jumeaux, les Gaulois en effet sont en train de faire demi tour et renforcer l’autre flanc où la progression ennemie est contenue.
Les enfants en ont le tournis. Taranis semble sur le qui-vive :
‒ T’as entendu ?
‒ Quoi ?
‒ La milice éduenne de César...
‒ Alors ?
‒ Elle est mobilisée dans l’attaque.
‒ Alors ?
‒ Qui garde leur campement ? Et l’enclos des prisonniers ?
‒ Tu veux dire ?
Taranis hausse les sourcils, esquisse un maigre sourire ; ils se toisent.
‒ On va voir ?
‒ On va voir !
Oubliant leur fatigue, stimulés par l’idée que la prison de leur mère peut se trouver sans gardien, ils retournent à leur poste d’observation.
De la vallée monte à présent un vacarme incroyable où la rage des vainqueurs et la peur des vaincus se mélangent dans un chant épouvantable. La guerre s’est installée partout. Derrière les enfants, sur les hauteurs, des troupes gauloises reviennent en ville, après s’être portées inutilement vers l’ouest. Devant eux, loin sur leur droite, les assaillants, légionnaires et Eduens à l’épaule dénudée, s’accrochent aux coteaux et veulent encore croire à leur chance. Sur leur gauche, au-delà du camp, César garde autour de lui deux légions, tenues en retrait des combats. Il se réserve d’engager ces troupes pour porter le coup décisif ou au contraire de battre le rappel en bon ordre si besoin.
Selon Momoros, les combats sur les contreforts ont été furieux et les Romains enregistrent de lourdes pertes.
Le camp lui-même a un aspect désolé. Mis à part les gardiens des tours, il semble presque désert, tout comme l’annexe des Eduens, au loin. Confiants, les jumeaux abandonnent à nouveau leur ami Momoros et contournent, avec Esus, la position romaine pour arriver à la hauteur des tentes de la milice. On n’y distingue pas le moindre mouvement. Les jeunes gens opèrent une approche prudente. Comme ils l’espéraient, le lieu est vide. Tous les mercenaires participent à l’assaut. Plus exactement, le coin est presque vide : devant l’entrée de l’enceinte des prisonniers il reste Artos, l’espèce d’ours qui accompagnait Tétalès, l’autre nuit, et que Taranis a mis au tapis. Il garde de cette rencontre un énorme coquard à l’œil gauche.
Le bonhomme, malgré sa taille, est assis sur ses talons, l’air maussade. Sans doute est-il frustré de ne pouvoir participer aux combats. Inspectant les environs, Taranis a l’idée de lui tendre un piège. Fatal. À bonne distance de l’enclos, il place Esus, dans un angle qui n’est pas immédiatement visible par le gardien. Pour que la jument reste parfaitement immobile, Epona s’agrippe à son flanc, dans une posture impossible à tenir pour tout autre qu’elle, et totalement cachée du gardien. Taranis, lui même accroupi non loin de là, derrière un bosquet, brise une branche pour attirer l’attention de l’Eduen. Ce dernier sursaute quand il voit l’animal. Il l’a probablement reconnu, malgré son œil en mauvais état. Méfiant, il fait un tour d’horizon, mais personne ne se montre. La bête semble égarée. Il se dit aussitôt que ce sera son butin à lui. On l’a privé de combat, on l’a obligé à rester au camp. C’est aussi une manière de lui dire qu’en cas de victoire, tout le monde va se partager les dépouilles de Gergovie et se goinfrer sauf lui. Tout le monde se fiche d’Artos, manifestement. On croit qu’on peut l’oublier comme ça mais lui n’est pas plus idiot qu’un autre, il entend aussi avoir sa part. Et sa part, elle est là, devant lui, sous la forme d’une splendide jument, bien nerveuse, bien proportionnée. Il sent déjà qu’avec une telle proie, il va faire des jaloux et s’en amuse. Il s’approche, précautionneux, concentré, de l’animal. Il en a presque oublié la prison à garder mais il se dit que personne ne va oser s’en éclipser sous peine de mort. Il fait de sa bouche de curieux petits bruits mouillés, des claquements de langue censés attirer et séduire le quadrupède. Tutututututu, sifflote-t-il, machinal, les bras tendus à présent vers la bête. Un pas, deux pas, dix pas, quand soudain... il disparaît. Il était là, il n’est plus là. Il y avait un avant, un après. Comme dans un tour de magie. Le gros homme, tout obnubilé par le cheval, en a oublié de regarder où il mettait les pieds. Et il est tombé dans le piège tendu par ses maîtres, une fosse masquée par un tapis de végétation au fond de laquelle attendait un pieu, dressé, effilé. Il s’est empalé sur cette pointe, transpercé de part en part. La chute a été si rapide, le coup si foudroyant qu’il n’a même pas crié. Peut-être même qu’il n’a pas souffert. La dernière image qu’il ait vue, incompréhensible, incongrue, c’est la tête renversée d’une jeune fille, sous la panse du cheval, qui le regardait s’affaler.
Epona se remet en selle dans un rétablissement qui semble tout naturel, Taranis la rejoint. Se désintéressant du geôlier, ils se précipitent vers la prison ; ils en arrachent la planche qui sert de porte, éparpillent sans peine les branchages tressés qui forment la cloison. Une vingtaine de personnes sont accroupies là, le teint terreux, le visage ridé, aveuglés par le trop-plein de lumière qui soudain les inonde. Velléda ? Angoissés, les jeunes gens interpellent la petite troupe recroquevillée. Il n’y a là que des êtres terrorisés, fripés, un peu tous semblables. Velléda ? Une vieille femme se tourne lentement vers eux. Leur mère est à peine reconnaissable. Elle ne semble pas comprendre ce qui se passe. Ils la redressent, s’en saisissent et la hissent sur le dos d’Esus. Epona se colle à elle, l’animal part au trot et gagne rapidement la forêt. Taranis encourage les autres prisonniers à s’éparpiller. Tout le monde s’enfuit dans une sorte d’affolement général. Un archer éduen, que personne n’a repéré, surgit d’une tente, hurlant de colère, menace les évadés. Ces derniers, affaiblis, ankylosés par leur longue immobilisation, ont des gestes maladroits et offrent des cibles faciles. Le soldat parvient, à deux reprises, à foudroyer des fuyards mais les autres réussissent à s’échapper.
La dernière fois qu’il se retourne, avant de rejoindre les siens, Taranis voit l’archer, désemparé, contemplant au fond du trou Artos, son compère, empalé comme une bête fauve.

CHAPITRE 18

A l’arrivée de Velléda, un silence s’installe dans la forge. Lug se redresse lentement, oubliant ses outils, le foyer, le travail en cours, la guerre... Les clients et les visiteurs comprennent d’instinct qu’ils sont de trop et s’éclipsent peu à peu. Le forgeron semble incrédule devant cette apparition ; il fait longuement face à sa femme sans oser s’en approcher. Ils forment un couple de parents tout à fait désarmés que les enfants semblent avoir pris sous leur protection. Tout le monde a tant de choses à se dire, tant de temps à rattraper mais le plus sage est de laisser la mère se reposer. Voutée, elle traverse à petits pas l’atelier et part s’allonger sans même qu’on le lui propose. Elle s’endort aussitôt, les yeux ouverts. Elle n’a pas dû prononcer plus de dix mots depuis sa libération. Le père et les enfants la regardent, partagés entre l’espoir et l’inquiétude. Celle qui a été l’épouse rayonnante, la mère énergique est devenu un corps fragile, replié. Son casque de cheveux roux est affaissé, terni. Les siens attendaient qu’elle évoque sa capture par Tétalès, la terreur dans laquelle celui-ci faisait vivre ses détenus ( les enfants songent aux scalps accrochés à son cheval), son errance, car la milice éduenne a du suivre tous les déplacements du camp romain. Mais elle, elle dort...
En fin d’après-midi, un émissaire du chef gaulois passe chez Lug.
‒ Vercingétorix demande à voir Taranis !
‒ Et moi ? demande Epona.
‒ On ne m’a parlé que de ton frère.
‒ Tant pis, j’y vais aussi.
‒ Mais…
‒ Celui qui prétend nous diviser n’est pas né ! le coupe la jeune fille.
Le coursier implore l’aide du forgeron mais Lug, tout à la contemplation de sa femme retrouvée, ne l’entend même pas.
Dans la cour du temple, Vercingétorix tient une sorte de conseil de guerre avec ses principaux conseillers. C’est un va-et-vient incessant d’informateurs donnant des nouvelles des combats. Le gros des troupes gauloises est à présent engagé contre les légions et leurs supplétifs. Non seulement l’avance romaine a bien été stoppée mais la confusion règne dans le camp adverse. Inquiet pour ses troupes, César a fait sonner le clairon pour leur signifier de battre en retraite. Mais la plupart des légionnaires, pris par la violence des combats, souvent retranchés dans les ravins qui mènent à la cité, n’ont pas entendu l’ordre et s’obstinent dans une bataille qui a tout l’air perdue d’avance pour eux.
Apercevant les jumeaux, le Gaulois les félicite, devant l’assistance, pour leur vigilance.
‒ On m’a dit que vous avez découvert, les premiers, la perfidie de César. Merci.
Manifestement, il n’est pas encore au courant du retour de Velléda. Il ajoute :
‒ Taranis, j’ai encore besoin de toi.
‒ Et moi, alors ? ose Epona
‒ J’ai besoin de vous, rectifie le chef.
Sans transition il annonce qu’il vient de décider l’envoi d’une escouade de cavaliers auprès des cités voisines. Le Gaulois pense que le combat en cours sera décisif. César a commis une faute qu’il va payer chèrement, dit-il, mais le Romain garde des forces en réserve. Aussi Vercingétorix veut -il mettre toutes les chances de son côté.
‒ Il nous faut des renforts. Des troupes nouvelles pourraient harceler le Romain sur ses arrières ; nous pousserions César à reculer pendant que nos frères le prendraient de revers. Ainsi nous lui règlerions définitivement son compte.
Ce plan semble séduire ses proches.
‒ Voilà pourquoi je propose cette délégation. Ambagitus la dirigera, il est d’accord. Il s’adjoindra quelques cavaliers, cinq ou six. Si le groupe était plus important, il risquerait de se faire repérer… Taranis, j’aimerais que tu participes à cette mission. Mais il faut faire vite.
‒ Pourquoi moi ? dit le garçon qui s’étonne aussitôt de sa question car la proposition le gonfle de fierté.
‒ Tu connais bien les environs, non ?
‒ Oui, mais…
‒ Tu es téméraire, rapide. Je souhaite vraiment que tu en fasses partie.
Le garçon accepte.
‒ Et moi ? insiste Epona.
‒ Taranis suffira ! tranche le chef.
‒ Je ne pars pas sans ma sœur, rétorque le garçon.
Leur détermination est impressionnante, le chef gaulois pense trouver la parade :
‒ Avec un cheval pour deux, vous allez ralentir le groupe.
Le garçon réagit aussitôt :
‒ Je lui laisse Esus.
Epona le regarde, se tait.
‒ Je prendrai une autre monture.
Vercingétorix paraît agacé :
‒ Bien, mais à une condition...
‒ Oui ?
‒ Il faut que Lug soit d’accord.
Les enfants acquiescent. Ils se doutent bien que leur père va refuser ; tant pis, ils se passeront de son soutien ! Quant à Vercingétorix, il oubliera rapidement cette question, emporté par le tourbillon de la guerre, se disent-ils. Déjà, il semble ne plus penser au druide. Qui parle encore de Diviacos ? Plus personne... De fait, le chef gaulois est assailli d’émissaires qui continuent de l’informer des dernières péripéties de la bataille. César se tient toujours en retrait des combats avec sa garde rapprochée. Des mercenaires enrôlés du côté romain ont cessé de se battre et se rendent. Très vite, le Gaulois perd les enfants de vue.
Les jumeaux se gardent bien de repasser par la forge et rejoignent Apomatos. Averti de leur départ imminent, et du souhait de Taranis d’emprunter un autre cheval, le palefrenier lui conseille Alauda, un jeune pur-sang à la robe blanche. Sa sœur ne peut s’empêcher de rire.
‒ Alauda ? Il s’appelle Alauda ?
‒ Oui.
‒ Tu sais ce que cela signifie pourtant ?
‒ Alouette, et alors ?
‒ Un sanglier, même un marcassin, sur une alouette, c’est drôle, non ?
Taranis, en règle générale, n’a pas trop le sens de l’humour et ce soir encore moins. Il ne réagit pas.
Apomatos bougonne plus qu’à son habitude. Il a un étrange pressentiment. Cette expédition ne lui dit rien qui vaille. Il ne saurait expliquer pourquoi. Peut-être a-t-il fait un mauvais rêve, durant sa sieste ? Ou parce qu’on est au sixième jour de la lune et qu’il n’aime pas être au sixième jour de la lune... ? Les jumeaux sont en danger : il n’arrive pas à se sortir cette idée de la tête. Pas question de le leur dire, il les aurait inquiétés pour rien. Alors il déclare tout naturellement :
‒ Je pars avec vous !
‒ Tu n’as pas été désigné.
‒ C’est décidé.
‒ Pas question.
‒ Si.
‒ T’es fou !
‒ C’est ce qu’on dit souvent, c’est vrai.
‒ Pardon, je ne voulais pas t’offenser.
‒ En plus, je connais bien les gens d’au-delà du fleuve.
‒ Toi ?
‒ Vous avez oublié ce qu’on dit, que je serais, un peu, allobroge ? Vous allez les voir, non ?
‒ Et alors ?
‒ Eh bien, je saurai leur parler. Les convaincre. Même chose avec les Séquanes.
‒ Parce que tu es aussi un peu séquane ?
‒ Je les connais, c’est comme ça !
‒ Mais...
‒ Pas de mais. Je vous accompagne.
‒ Que va dire Vercingétorix ?
‒ Je m’expliquerai avec lui. Plus tard.
‒ Et qui s’occupera de l’enclos ?
‒ Quelqu’un va le faire, ne vous inquiétez pas. Et puis je reviendrai vite.
‒ Il va falloir se battre.
‒ Écoutez moi cet enfant. J’ai fait plus de guerres que tu n’en feras jamais, minuscule marcassin. Avec les Romains, les Aquitains, les Germains, d’autres encore. Je n’ai pas toujours été dans cet enclos, tu l’as oublié ? Donne moi ton bouclier !
Taranis hésite, le palefrenier le lui prend d’autorité.
‒ Je ne vous ai jamais raconté le secret de cette arme, dit-il, c’est peut-être le moment.

CHAPITRE 19

‒ On raconte beaucoup de choses sur moi, vous savez. Je laisse dire, ça vaut mieux. Il est une histoire en tout cas qui est exacte, dont je n’ai jamais parlé : j’ai bien été gladiateur. Et ce bouclier, ton bouclier, Taranis, c’est tout ce qui me reste de cette aventure... Je n’avais pas encore votre âge. Oui, j’étais bien plus jeune mais j’avais déjà le gabarit d’un adulte. Mes parents me faisaient trimer dur, soit-disant que je pouvais tout supporter. Un jour est passé dans notre bourg, on habitait du côté de Vienna*, un groupe de cavaliers, habillés comme des Romains, l’allure militaire, mais ce n’étaient pas des Romains ni des soldats. C’étaient plutôt des marchands d’esclaves, si vous voulez, qui cherchaient des jeunes hommes, solides, résistants, pour le cirque, prétendaient-ils. Personne, chez moi, n’avait jamais entendu parler de « cirque ». Ces visiteurs ont proposé de me louer contre une petite somme et mes parents m’ont vendu, je ne peux pas dire autrement. On a chevauché plusieurs jours puis je me suis retrouvé, dans une ferme-prison, du côté d’Avenio*, avec une demi-douzaine de garçons de mon âge, même corpulence, des Gaulois pour la plupart mais il y avait aussi là un Ibère et un Maure, des gens du grand Sud. Aucun d’entre eux ne savait au juste ce qu’on faisait là, certains pensaient qu’on allait aux galères, que Rome avait besoin de bras pour ses bateaux. Nos propriétaires et nos gardiens étaient discrets, ils se gardaient bien de nous dire à quoi ils nous destinaient. En même temps, on a tout de suite eu droit à un véritable apprentissage du combat. Notre maître d’armes était un vieux Breton taiseux, couturé de partout, et surnommé Menhir : il était haut et large comme les pierres dressées qui couvrent, paraît-il, son pays. On a appris toutes les formes de combat. Le corps à corps d’abord. Pendant des semaines, on a répété les techniques de mise en garde, des ceintures avant, arrière, en souplesse, à rebours, vous voyez, je n’ai rien oublié, je connais encore tous les termes par cœur. On nous a appris les prises de bras, le bras roulé, la double prise de tête à terre, le tour de hanche, la parade...
Au début, ça nous amusait plutôt, on était très jeunes, on n’avait pas à travailler comme des bêtes dans les champs, on jouait à lutter. La belle vie ou presque. On oubliait vite qu’on était gardé comme dans un camp et il y avait entre nous une vraie camaraderie.
Ensuite on est passé au travail des armes. Le sabre et l’épée d’abord. Là, il n’y avait pas vraiment de règle ; il s’agissait de toucher l’autre le plus vite possible. Les exercices étaient déjà plus tendus. Très vite, chacun s’est spécialisé. Moi, je suis devenu l’expert du bouclier, une arme que m’avait donnée Menhir en me demandant d’en prendre soin. Je le manipulais comme un as, à la fois pour me protéger et pour attaquer. D’autres préféraient jouer du filet, pour emprisonner l’adversaire, du trident, du casse-tête, du javelot. En général, on combattait à demi nu, nous n’avions droit ni au casque, ni à une cuirasse. Les journées étaient longues, épuisantes mais je crois qu’on aimait ça et nous sommes devenus de redoutables combattants. Nous ne savions toujours pas à quoi allaient servir tous ces exercices. Menhir savait. Mais quand on lui demandait ce qu’on allait faire de nous, il se contentait de hausser les épaules. Et puis un jour, sans qu’on n’ait été prévenus, on s’est retrouvés sur une piste qui servait d’ordinaire à l’entraînement des chevaux. Les riches Romains du coin, mais peut-être bien qu’il n’y avait pas que des Romains dans l’assistance, si mes souvenirs sont bons, étaient installés autour de la piste sur des bancs, en gradins. En somme, ils avaient confectionné des arènes privées, personnelles. « Comme à Rome ! » C’était l’expression qui courait alors. Et comme à Rome, on nous a obligés à combattre, par groupes de deux. L’assistance nous encourageait à être de plus en plus violents, de plus en plus audacieux, à nous affronter jusqu’au sang, puis on a réclamé de plus en plus de sang. Chaque groupe, il y en avait cinq ou six, a dû participer à plusieurs combats. Le public excitait et excitait encore les combattants et nous a finalement poussés au premier mort. C’était le gladiateur ibère, j’ai oublié son nom, qu’il me le pardonne, transpercé par l’épée de son « partenaire ». Ce sacrifice sembla satisfaire nos visiteurs qui se retirèrent pour continuer leur fête ailleurs.
Nous, on pouvait alors lécher nos plaies, récupérer, et reprendre notre entraînement... jusqu’au prochain « spectacle ». Car on devait se livrer à un ou deux combats publics par mois et on était amené à s’entretuer petit à petit. L’ambiance était vite devenue épouvantable dans le groupe. Notre bande était régulièrement renouvelée, reformée avec de nouvelles recrues à qui il nous était strictement interdit de parler de notre fonction. Entre nous, on avait beau faire comme si on était des collègues, ne jamais parler de ça ouvertement, on savait bien que demain ou après-demain, il faudrait tuer le voisin pour ne pas être tué par lui...
Et puis un jour, Menhir a parlé. Pourquoi ? C’était au lendemain d’un combat où le combattant qui était mort, il avait été étranglé, était un jeune Gaulois, Lioticos. C’était sans doute le meilleur élément du groupe, à tout point de vue et surtout le préféré du maître d’armes. Lioticos était breton, comme Menhir, et celui-ci a vécu cette mort bien plus douloureusement que les autres. Le soir de ce combat, il nous a réuni, à l’écart des gardes. Et il nous a dit qu’il fallait partir, comme lui-même, plus jeune, était parti. Dans la foulée, ils nous apprit qu’il avait été gladiateur, à Rome, dans de vraies arènes, où il avait connu l’horreur de combats épouvantables, y compris contre des lions et des tigres... Il y côtoya des centaines d’esclaves-combattants qui, un jour de grande colère, se révoltèrent et formèrent une armée redoutable et redoutée. Le chef s’appelait Spartacus. « Ça vous dit quelque chose, Spartacus ? nous demanda-t-il ? Non, bien sûr, tout le monde l’a déjà oublié ! » En tout cas, son « armée » affola complètement les Romains. Au début, ceux-ci eurent beau dépêcher leurs meilleurs légions, les rebelles étaient animés d’une telle rage, et forts d’un tel savoir-faire qu’ils semblaient irrésistibles. « On rêvait déjà de libérer le pays tout entier », dit Menhir. Mais la révolte fut écrasée. Les esclaves furent massacrés, crucifiés : les maîtres avaient eu tellement peur qu’ils leur firent payer chèrement leur mouvement. Menhir réussit à échapper à la répression, erra des mois avant de pouvoir rejoindre la Gaule où il se fit oublier. Il avait, semble-t-il, tout supporté jusqu’à ce combat de trop où il vit mourir le jeune Lioticos.
« Je connais une porte, partez, moi j’attends les gardes, je serai leur dernier spectacle » nous dit-il. On s’est tous envolés, je n’ai jamais revu les autres combattants ni entendu parler de Menhir ; j’ai juste gardé ce bouclier, qui est le tien à présent, et qui nous raconte une longue histoire.
Les jeunes gens ne peuvent accueillir ces confidences que par un long silence.
‒ C’est tout à fait décidé, reprend Apomatos, je viens avec vous.
‒ Pourquoi fais-tu cela ?
‒ Parce que je dois être de ce voyage !
C’est venu comme ça, sur un coup de tête. Son geste n’est pas vraiment réfléchi : il faut qu’il soit avec eux, c’est tout. Cela ne s’explique pas. Il va donc quitter l’enclos aux chevaux. Qui s’en occupera ? Il n’en sait encore rien. Il a menti en disant que quelqu’un était prévu pour le remplacer. En même temps, il ne peut pas laisser les chevaux seuls. Momoros ! Il tombe bien, celui-là. Le garçon s’est senti inutile au poste d’observation des jumeaux. Maintenant que tout le monde se bat contre tout le monde, à quoi bon espionner ? Comme on dit, les jeux sont faits. Le garçon vient donc de rentrer en ville. « Il fera l’affaire » se dit le géant. Il apprécie en effet les bêtes, et elles semblent l’accepter.
À présent, chacun a préparé sa monture, son paquetage. Epona flatte Esus, Taranis récupère son bouclier, le palefrenier enfile une nouvelle tunique, rayée. Au moment du départ, il propose à ses amis de s’asseoir.
‒ C’est une coutume chez nous : il faut toujours se mettre assis un court instant avant de partir pour un grand voyage. Pour que tout se passe bien. C’est ce que disent les anciens, qui eux-mêmes tenaient cela de leurs aïeux…
Les enfants ne veulent pas le contrarier. Ni lui demander ce qu’il entend par « chez nous »...

CHAPITRE 20

Voyant arriver le trio, Ambagitus tente de s’opposer à la présence du palefrenier. Mais le géant est têtu et le Biturige comprend que ce combat est inutile. Il renonce assez vite à écarter l’intrus. De toute façon, il règne en ville une telle agitation que cette indiscipline passera totalement inaperçue. Le reste du groupe, six cavaliers que les enfants connaissent à peine, ne se montre pas trop surpris. Apomatos passe pour un original et cette nouvelle lubie semble inoffensive.
Ils quittent Gergovie en début de nuit, toujours par la petite porte dérobée empruntée volontiers par les jumeaux. Vercingétorix a voulu que l’expédition reste sinon secrète, du moins discrète. Il ne faut pas attirer l’attention des habitants de la cité ; certains pourraient s’inquiéter de ce déplacement, y voir un signe de faiblesse ou d’abandon. La tension est suffisamment grande en ville, ce n’est pas la peine d’en rajouter. Pas question non plus d’alerter les Romains qui doivent être à l’affût. Tout le monde sait qu’ils ont des espions dans la place.
Ambagitus conduit la colonne. Epona regarde ce cavalier toujours sur la brèche ; il a l’air las ce soir. Dans la descente plutôt raide qui part de la place forte, tout le monde avance en retenant au maximum les chevaux puis l’expédition s’enfonce lentement dans la forêt. Epona est la dernière de l’escouade ; elle suit Apomatos qui suit Taranis et ainsi de suite. Chacun est dans ses pensées. La fille se tourmente déjà d’avoir caché ce départ à ses parents, à sa mère surtout à peine retrouvée. Après la guerre, ils auront tout le temps de se voir, de se parler, de s’aimer. Elle repense aussi à Diviacos tout en traversant cette forêt dont le druide lui a si souvent parlé. Il lui a tout appris de cet univers, les arbres, les plantes, les fruits, les chemins, les plus petits secrets. Un moment, elle croit apercevoir entre deux rochers l’homme-bois ; mais le temps de cligner les yeux, il n’y a plus personne. Le garçon rêve aux aventures de gladiateur d’Apomatos. Il s’imagine armé d’un trident ou d’un filet, frissonne à l’idée d’un face-à-face avec un fauve... Puis, sans transition, se demande quelle tâche on va lui confier au retour de cette mission. Un travail d’observation ? Un rôle de coursier, entre les différents secteurs du front ? Ce qui est sûr, c’est qu’il veut devenir guerrier. Il sera un combattant redoutable avec son bouclier, il le sait. Lug sera déçu, lui qui compte faire de son fils un forgeron, puisqu’on travaille le fer dans la famille depuis... toujours. Mais Taranis est décidé, il sera soldat, chevalier.
Le palefrenier, lui, a le cœur lourd. Le « fou » observe les autres cavaliers, des Helvètes. Tous des traîtres en puissance à ses yeux. Comme les Eduens d’ailleurs. Un jour ici, demain pfuittt…. Pas des gens de confiance, tout ça, assurément. C’est comme les Rèmes*. Comme les Lingons*. Des gens qui travaillent main dans la main avec les Romains. À vrai dire, à qui fait-il confiance, Apomatos ? À personne, se dit-il. Absolument à personne ! Cela le fait sourire. Ou grimacer. On va maintenant chercher les Allobroges*, et les Voconces*, et les Salluviens*. Il les connaît bien, il vient de leurs contrées. Il n’y croit pas à cette histoire de tribus alliées qui vont venir harceler le Romain pour finalement l’encercler et le terrasser. Balivernes ! Mais bon, pour les jumeaux, il veut bien faire comme si…
Le groupe débouche peu à peu dans une clairière nommée Betulla, en raison d’un long bouleau en son centre dont les branches graciles retombent en cascade. L’arbre semble si délicat qu’on dirait un fantôme d’arbre. La file avance toujours au pas, le rythme de la marche est donné par Ambagitus. On va finir par s’endormir ! , regrette déjà Taranis qui a envie de course et de galop, de furie et de vitesse. La pleine lune pâlit ce replat herbeux et donne un reflet argenté au décor. Un silence épais, inattendu enveloppe les lieux. La rumeur de la cité, et des combats, s’est éteinte, comme par enchantement. Cette partie de la forêt tourne le dos à la ville et les bruits se sont perdus en chemin, accrochés à une falaise, engloutis par une ravine. N’empêche, le palefrenier s’étonne de ce calme. Même au plus noir de la nuit, on entend des bruits, le frôlement de branches, le pas d’un rongeur, le passage d’un reptile, un craquement de bois, un cri d’oiseau. Ici tout semble retenu. Tout semble artificiel. Ambagitus, toujours en tête, a déjà traversé la plus grande partie de la prairie et se trouve légèrement à l’avant de sa troupe. Soudain, il s’effondre au moment même où, à l’orée du bois, comme surgi de l’enfer, un mur d’archers se dresse devant la colonne. L’effet de surprise est total.
Apomatos réagit immédiatement. Il sait qu’il ne peut plus rien pour Taranis, qui le précède. Il se retourne vers Epona et intime à Esus, encore sous les frondaisons, l’ordre catégorique de ne plus bouger. Ne plus bouger. Ne plus bouger ! Il ne le dit pas comme ça, parle dans la langue des chevaux sans doute. La jument s’immobilise sur-le-champ. Le géant n’a presque rien dit, elle a tout compris.
Aussitôt, le palefrenier charge les assaillants, hurlant, s’offrant en fait aux flèches, sans doute aussi pour détourner d’éventuels regards sur la jeune fille toujours derrière lui.
Tout se passe très vite. On entend la lourde charge d’Apomatos, le piétinement de sa monture, le rugissement du cavalier puis un terrible bourdonnement, comme une respiration diabolique, un battement d’air, un souffle maudit : une nuée de flèches s’abattent sur les cavaliers et leurs chevaux. Tout se résume alors à ce sifflement étouffé et au choc de l’impact, cent fois répété. Seul Apomatos a agi, en vain. Taranis a à peine eu le temps de brandir son bouclier. Les traits transpercent les chairs, piquent les poitrails, brisent les membres, heurtent les corps en autant de coups mortels. Tous, hommes et bêtes, se figent, criblés, cloués sur place, puis s’affaissent, les uns sur les autres, sans vie, décimés. On entend encore quelques cris, quelques hennissements puis c’est le grand silence.
Epona a échappé au massacre. Esus est raide, comme changée en pierre par l’injonction d’Apomatos. À l’écart du groupe, protégés par la forêt, ils ont tous deux assisté à l’affreux spectacle. Fascinée par le carnage, totalement impuissante, la jeune fille a failli crier, rejoindre les siens, mourir avec eux mais quelque chose lui dit de se taire, de se cacher, de survivre, de témoigner....
Dans la clairière, ça bouge à nouveau : des soldats, romains et éduens, viennent à présent se repaître de leur « victoire ». Le spectacle les excite ; ça rit, ça ricane, ça bavarde. À travers ses larmes, Epona repère au premier rang de ces vautours, au beau milieu des légionnaires, un homme qui rejette sa cape sur ses épaules pour s’approcher à son tour des corps et les piller. Il porte une tache à la place du cœur et malgré la pénombre, malgré la distance, malgré le feuillage qui la cache, elle croit voir la fibule de Cernunnos.
Au bout d’un long moment, Esus se met à trembler, fortement. Est-ce de fièvre, de rage, de peur, de fatigue ? Epona tente de la calmer, la flatte, la caresse. Elle-même est tétanisée. Combien de temps restent-ils plaqués le long d’un chêne monumental ? Des heures sans doute. Personne ne semble avoir remarqué leur absence dans le charnier. Personne ne s’en étonne, personne n’est à leur recherche. On les a oubliés. Mais la fille attend encore et encore. Elle veut s’assurer que les tueurs sont partis. La matinée est déjà bien avancée quand elle fait faire, doucement, demi-tour à sa monture. Submergée de chagrin, elle rejoint, frissonnante, la cité.
La ville est déchaînée. Il y a foule sur les remparts, sous les porches, dans les ruelles, sur les places. On crie, on chante, on court. « Vive Vercingétorix ! » hurlent de jeunes gens. Un vent de folie balaye Gergovie. Les habitants se tombent dans les bras les uns des autres, se félicitent, s’embrassent. « Vive Vercingétorix ! » répète l’écho. Personne ne prête la moindre attention à la jeune fille !
Les soldats, hilares, sont très entourés. Certains martèlent leurs boucliers avec leurs glaives, comme s’il s’agissait de tambours. Des joueurs de « carnyx* » s’époumonent. De leurs longues trompes affaissées sortent de terribles plaintes, des grognements d’un autre monde, des beuglements de victoire. Des porte-étendard euphoriques agitent haut dans le ciel des hampes prises à l’ennemi. « César s’en va ! » clame un vieillard rigolard, à moitié saoul, recouvert d’une peau de sanglier. La tête du fauve sursaute à chacune de ses gesticulations. La ville danse. « Le Romain est battu ! »
Incrédule, Epona regarde à travers ses larmes ce spectacle insensé. Elle ne reconnaît plus les siens. La cité, si tendue ces dernières semaines, si troublée cette nuit encore, a changé de visage, elle se laisse aller, se défoule. Aux environs de la forge, elle croise enfin ses parents. Velléda rayonne, elle est méconnaissable. Habitée par une formidable haine du Romain, par un terrible désir de vengeance, elle a écouté avec passion le récit des combats et répète, exaltée, toutes les rumeurs qui courent les rues.
– On a repoussé les Romains ! dit-elle en étreignant sa fille, juste descendue d’Esus.
Velléda est à l’image de la ville. Tous, ici, militaires et civils, enfants ou adultes, semblent imprégnés du combat qui vient d’avoir lieu.
– Le destin a tourné ! César est battu ! On dit qu’il a perdu une légion entière dans les combats, tu entends, ma fille, toute une légion ! Il laisse trois ou quatre mille hommes sur le terrain.
Epona tente d’interrompre la mère qui ne l’écoute pas.
– Sa milice éduenne ? Écrabouillée ! Tu te rends compte ? Écrabouillée, parfaitement ! On raconte que Tétalès est mort, on aurait même vu sa tête de borgne rouler au sol.
Velléda vibrionne. Mais Lug observe le visage de son enfant et tente de raisonner son épouse qui continue de pérorer :
– Le Romain s’est cru le plus fort ! Mais Vercingétorix est un vrai roi. Un roi de la guerre. Un roi des Gaulois.
Des gens les dépassent, courant vers les remparts, en criant, contournant Esus, abandonné à son sort devant l’atelier, désemparé.
– C’est aussi un peu grâce à vous, mes enfants ! Continue Velléda. Car enfin c’est vous les premiers, m’a-t-on dit, qui avez alerté les nôtres sur la manœuvre de l’ennemi, non ? Le stratagème du Romain a échoué, lamentablement....
Epona est vaincue par ce flot de paroles.
– Les Eduens ont senti le vent. On dit qu’ils abandonnent le Romain pour rejoindre leurs « frères » gaulois. Les lâches ! Mes bourreaux qui changent de camp ! Quel retournement… Mais que je suis heureuse ! Les nôtres ont été héroïques ! Les archers ont été parfaits. Il paraît que les premiers rangs des légionnaires ont souffert, que la cavalerie a achevé le travail ! Mon enfant, quelle joie ! Quelle revanche pour moi !
– Velléda, calme-toi ! la supplie enfin son époux, calme-toi, veux tu, et écoute ta fille.
Elle hésite, surprise par le ton brusque utilisé par Lug. Elle comprend enfin que quelque chose est arrivé à ses enfants, elle réalise qu’elle ne les a pas vus la nuit dernière ni ce matin. Elle s’apprête déjà à demander où ils ont bien pu passer ces dernières heures quand Epona murmure :
– Taranis est mort !
Velléda, la bouche grande ouverte mais muette, enlace aussitôt sa fille. Le père se fige. Epona répète :
– Taranis est mort ! Ils sont tous morts ! Toute la colonne envoyée par Vercingétorix... On était attendu, on a été trahis.
Le visage du forgeron s’affaisse. Il est devenu en un instant un vieil homme, les traits tirés. D’une pâleur à faire peur, la mère regarde sa fille avec avidité, comme si elle la voyait pour la première fois. Celle-ci raconte alors, précisément, la tragédie survenue sur la prairie de Betulla.
Dans la rue, des foules joyeuses continuent de passer. Des jeunes, des moins jeunes, des soldats, tous exultent. Une bourrasque de plus en plus forte secoue Gergovie. On brandit des armes, on sautille, on savoure. Les gros nuages laiteux qui cachaient l’horizon ont disparu, le ciel est lavé, dégagé, immaculé. Cette joie, cette lumière sont soudain insupportables au forgeron et à sa femme. Ils fuient cette allégresse, se réfugient dans leur demeure. Epona ferme la porte, pousse les fenêtres. La pénombre convient mieux à leur envie de pleurer ensemble.
En fin de journée, Brennus, le légionnaire déserteur qui fait partie de l’entourage de Vercingétorix, leur rend visite. Lug dort, vidé de toute énergie. Il ne réagit pas. L’homme, qui semble économiser ses paroles, explique aux deux femmes que le chef gaulois a été mis au courant du massacre de son escorte. Des émissaires d’une cité alliée, venus dans la matinée aux nouvelles à Gergovie, ont découvert le carnage. Une catastrophe en pleine fête. Il perd des soldats précieux, des amis et se sent responsable de ce désastre. Doublement responsable. Parce que l’idée est de lui. Parce qu’il a été trahi. L’ennemi a été mis au courant de cette mission, comment expliquer autrement cette tuerie ?
Sans attendre, il faut enterrer les morts. Brennus est chargé de conduire, cette nuit-même, une dizaine de soldats, parmi les meilleurs, sur les lieux du drame. Il connaît l’endroit.
– On mettra en terre ton frère, Taranis, Apomatos, les autres victimes du guet-apens.
– Et leurs montures ? demanda-t-elle.
– Les montures également. On va inhumer les victimes avec leurs chevaux. Pour leur dernier voyage.
– Je vous accompagne, dit Epona.
CHAPITRE 21

C’est la nuit suivante que la jeune fille a compris.
Au lieu-dit Betulla, l’escorte retrouve les membres de l’expédition comme Epona les a quittés la veille, hommes et chevaux mélangés, figés. Enfin, presque tous les membres sont là... Elle fixe longuement le charnier et se livre à une macabre comptabilité. Il devait en effet y avoir neuf victimes, elle n’en compte que huit.
Il y a son frère, qui chevauche encore son cheval mort. Apomatos est juste devant lui, comme s’il voulait toujours protéger le garçon. Les autres cavaliers sont emmêlés dans un grand désordre. Et dépouillés. Les Romains et leurs supplétifs ont emporté presque toutes leurs armes, lances et épées, les casques aussi. Comme trophées. Seul Taranis a conservé son bouclier. Les pillards n’ont probablement pas pu lui faire lâcher prise. Ou bien ont-ils trouvé ce bouclier trop sommaire, pas assez prestigieux ? L’arme est criblée de flèches ; elle n’a pourtant pas suffi à sauver le garçon.
Epona scrute à nouveau le champ de bataille, recompte rapidement, machinalement, s’étonne. Huit corps ? Elle ne repère effectivement que huit corps. Mais il y avait pourtant six soldats, les Helvètes, ainsi qu’Ambagitus, le chef du commando, Apomatos et Taranis. Elle dénombre avec application cette fois les cadavres, se dit qu’elle divague, qu’elle dort debout, qu’elle délire peut-être ; elle pense s’être trompée et garde ses interrogations pour elle.
Le mutique Brennus a pris la tête des opérations. Les soldats se mettent à creuser un vaste trou. Epona pense que ce travail n’en finira jamais. Tout un temps, on n’entend que le bruit des pelles qui creusent et des pelletées de terre qui retombent en pluie, les ahans des fossoyeurs. L’immense fosse peu à peu se laisse deviner. Brennus y réceptionne les corps. On descend un à un les cavaliers. Il les installe avec méthode, c’est-à-dire qu’il couche les cadavres, serrés les uns contre les autres, sur deux rangées de quatre. Les corps sont posés sur le flanc droit, la tête au sud, le regard à l’est, vers le soleil levant, donc. Ils semblent comme à la parade. L’homme a particulièrement pris soin de Taranis auquel il a réussi à retirer des mains le bouclier que récupère sa sœur. Ensuite, sillonnant entre les corps, il se livre à une série de gestes mystérieux mais précis sous le regard perplexe du reste de l’équipe. Il compose en fait un étrange ballet. Chaque cavalier mort met son bras gauche sur l’épaule de celui qui le précède. Le résultat est saisissant.
« On dirait qu’ils vont danser », se dit Epona en regardant ces corps alignés.
Elle s’en veut de penser cela, mais comment faire autrement. Elle contemple encore une fois son frère, le plus petit du groupe. Il a l’air de dormir.
– Pourquoi vous avez fait ça ? demande-t-elle.
Ce n’est pas un reproche, même pas vraiment une question. Une marque d’étonnement, presque une approbation. D’ailleurs Brennus ne répond pas. Dans la tombe, les morts, comme dans un défilé, semblent vouloir avancer à la queue leu leu vers une destination inconnue . Ils forment comme un cortège ou une colonne d’aveugles.
La jeune fille n’a pas encore complètement réalisé ce que signifiait la mort de son frère, celle de son ami, mais elle sent déjà en elle un vide, une absence. Un froid. Elle frissonne.
– Tu as froid, petite ? lui demande un soldat qui a surpris son tressaillement.
Elle tremble en effet. Pourtant il fait doux. Malgré la nuit, et un petit vent nerveux, il y a dans l’air quelque chose d’estival. Ce n’est pas un temps pour mourir, pense-t-elle. Un bout d’elle-même est partie. Elle se sent incomplète, mutilée mais pas question de trop montrer son émotion. Elle doit être dure, ne rien laisser deviner de ses sentiments. Un masque, elle doit prendre un masque.
On va passer à la seconde étape, descendre les chevaux, les installer eux aussi sur deux rangées de quatre, juste derrière les hommes. Et c’est alors seulement que Brennus s’exclame :
– Mais où est Ambagitus ?
Epona sort de sa rêverie et réalise qu’elle a vu – ou compté - juste, tout à l’heure. On aurait dû retrouver ici neuf corps, ceux des cavaliers et de leur chef, puis son frère et le palefrenier. Cela fait bien neuf. Il manque un corps. Tout à leur labeur, personne n’a immédiatement remarqué cette absence. Il est vrai que, mis à part Taranis avec son bouclier et sa taille de petit soldat, les corps, dépouillés de leur parures guerrières, se ressemblent tous un peu.
Mais c’est à présent évident : Ambagitus manque à l’appel. Epona s’en veut de n’avoir pas fait état plus tôt de ses doutes, mais qu’est-ce que cela aurait pu changer ?
La disparition du chef de la colonne plonge les hommes dans une immense perplexité ; ils fouillent les environs, s’assurent que le Biturige n’est pas écrasé sous un des chevaux, en vain.
– Il n’était peut-être que blessé et a pu se sauver, dit l’un.
– Pourquoi, en ce cas, ne serait il pas revenu en ville ?
Epona a compris. Elle repense à cette nuit tragique, à ce piège où ils sont tombés. On les attendait. On savait qu’ils allaient venir. On les attendait pour les tuer. Elle repense aussi à sa mère, à la longue conversation qu’elles ont eue, toutes les deux, cet après-midi.
Epona lui a parlé de sa fibule bleutée, cette fibule du dieu cornu que Lug avait amoureusement fabriquée, elle lui a parlé aussi de ce cavalier, plusieurs fois croisé en ville, jamais identifié, qui portait sans doute cette broche. Elle était convaincue d’avoir entraperçu cet homme le jour où l’armée gauloise entrait en ville ; elle l’avait vu encore cette autre fois, mais peut-être était-ce le même jour ?, parmi le public, lors de la course du Germain ; elle était pareillement persuadée qu’un soldat, dans l’entourage de Vercingétorix, portait un tel bijou ; enfin, même si elle était alors glacée d’effroi, elle avait eu le temps, la nuit dernière, de repérer un homme au bijou bleu parmi les tueurs de la clairière, lorsqu’ils contemplaient le charnier.
Elle avait vu cet homme, de ses yeux vu, à plusieurs reprises, et en même temps, elle n’était sûre de rien. Aimantée chaque fois par le bijou, par cette inquiétante divinité aux bois de cerf, elle n’a jamais eu le temps de le dévisager. Mais était-ce simplement une question de temps ? Avait-elle eu peur de reconnaître l’homme ?
Lors du tête-à-tête avec sa mère, celle-ci lui a dit se souvenir, bien sûr, de cette broche amoureusement réalisée par Lug et qu’elle portait au moment de sa disparition ; de la violence avec laquelle Tétalès, le jour de l’enlèvement, lui avait aussitôt arraché ce joyau, du plaisir pervers qu’il avait pris à l’exhiber. Il paradait avec l’objet comme un gosse, le montrait à ses sbires comme à ses protecteurs romains. Un jour, un cavalier gaulois, un félon lui aussi, de passage au camp, se mit en tête de le lui acheter. Cela donna lieu a un interminable marchandage. L’autre dut se défaire de toutes ses armes, épée, poignard, lance, bouclier, cote de maille, pour obtenir ce qu’il voulait. Recluse dans sa prison de branchages, Velléda n’avait pas pu voir l’homme, mais les soudards parlaient si fort qu’elle avait entendu leurs échanges et elle avait retenu une chose : le félon bégayait.
Epona sursauta.
Ce n’était pas vraiment un bégaiement, poursuit sa mère, mais l’homme avait du mal à commencer ses phrases, il hésitait toujours sur son premier mot. Après, le reste du discours coulait tout seul.
Epona ne comprenait pas.
Ce que lui racontait Velléda faisait penser à … Ambagitus ! En même temps c’était impossible, tout à fait impossible : Ambagitus était un ami, un Gaulois, un survivant d’Avaricum. Ce chevalier n’était-il pas un combattant loyal, un conseiller de Vercingétorix ? Et surtout, il était le chef de la colonne qui venait de mourir sous les coups des Romains, comme les autres. Alors...
Velléda pourtant insista, imita l’élocution hachée du félon, ajouta qu’après son départ, Tétalès et sa troupe se moquaient de lui en bégayant à longueur de journée.
Désorientée, Epona alors se tut.
Non, c’est impossible, se redit-elle à présent, à moins que... Inexorablement, elle assemble les différents morceaux de l’histoire. Tout a l’air de s’imbriquer.
– Le traître... crie-t-elle brusquement !
Brennus le taiseux et tous les soldats présents la regardent, étonnés.
– Le traître, c’est Ambagitus !
Son auditoire semble incrédule, alors elle s’explique. Et elle reparle de la nuit dernière. Dans le détail. Elle est trop loin de la tête de la colonne, quand la petite troupe débouche dans la clairière, trop loin pour remarquer avec précision comme les choses s’enchaînent. Cependant, en repensant à cet instant, quelque chose l’intrigue. Elle se dit que le premier cavalier tombe exactement lorsque le mur des archers se dresse. Exactement au même moment. Il ne tombe pas devant le mur mais il tombe quand se lève le mur. Autrement dit, le fait de tomber est un signal, le signal que, lui à terre, à l’abri, avec son cheval qu’il a fait chuter, les agresseurs peuvent tuer, ils peuvent exterminer tous ceux qui se trouvent autour de lui ! La manœuvre était risquée ? À peine.
– Ambagitus ? C’est absurde, dit l’homme dans la fosse. Brennus est sidéré. Ambagitus qui jouait au défenseur malheureux d’Avaricum, au martyr de la ville saccagée, lui qui était toujours disponible pour traquer le Romain, toujours attentif à la moindre remarque de Vercingétorix, toujours le premier à venir prendre la défense du jeune chef quand il était critiqué ! Ambagitus était donc un faux-jeton, un être perfide, un fourbe, un personnage double !
Epona insiste, évoque les étonnantes péripéties survenues ces dernières semaines, questionne : et si c’était lui qui avait mis le Romain au courant de la tour de guet, il était bien au temple le jour où le druide en a parlé ? Lui encore qui avait dessiné ces croix à travers la forêt comme un itinéraire discret pour entrer en ville et faciliter la tâche des assiégeants ? Lui toujours qui avait saboté le hallier contenant les armes ou pillé les silos à grains ?
Troublés, les hommes reprennent le travail d’ensevelissement. L’installation des chevaux dans la tombe n’est pas facile. Ils ont beau être de petite taille, sauf Rudiobus, le fossoyeur peine pour les tirer dans la cavité à l’aide d’une corde. Derrière Taranis est allongée Alauda.
Brennus interrompt un instant son travail, tressautant comme s’il venait de se mettre une écharde dans la main. À son tour, il réalise la duplicité du Biturige. Cet homme si peu disert s’emporte :
– Et Diviacos ? Et si c’était lui qui avait tué le druide Diviacos ! Car Diviacos a été tué ! Le druide a participé, dans les heures qui ont précédé sa mort, à une rencontre de religieux des cités environnantes. Ceux-ci étaient venus apporter leur soutien à Gergovie. Il y avait là des gens d’Avaricum. Ils ont très bien pu évoquer le nom d’Ambagitus, pourquoi pas ? Celui-ci aimait prendre la pose du grand résistant de cette cité, vous vous souvenez ? Mais peut-être mentait-il ? Peut-être ne s’était-il pas vraiment battu ? Ou pire : peut-être avait-il alors trahi les siens ?
Diviacos a pu apprendre à cette réunion des choses redoutables à son propos. Qu’il était par exemple un mouchard, un saboteur, un des capitulards qui avaient aidé à la chute d’Avaricum ? Et si Ambagitus avait été mis au courant de cet échange, s’il se savait repéré, ou même si Diviacos le lui en avait parlé, il a pensé qu’il avait tout intérêt à supprimer le druide...
– Et c’était donc lui, l’homme à la fibule ? ajoute Epona.
Une fibule ? Quelle fibule ? S’étonnent les soldats. Elle explique, précise :
– Il a eu une chance inouïe de ne jamais montrer ouvertement le bijou quand il était à la forge. C’était probablement involontaire. Il ne pouvait pas savoir que la broche appartenait à l’épouse de son hôte et ne la cachait pas vraiment. Simplement, comme il se disait frileux, et qu’il l’était probablement, il portait toujours plusieurs couches de vêtements, une ample casaque sur une large blouse, notamment. Le bijou ne devait apparaître que lorsqu’il repliait la casaque sur ses épaules, ce qu’il n’avait jamais fait devant eux.
Brennus enchaîne :
– C’était habile de sa part d’avoir accepté de conduire cette mission, la nuit dernière. Il pouvait ainsi tout à la fois quitter sans risque Gergovie où sa position devenait difficile, se venger des rebelles gaulois en les faisant tomber dans le piège mortel de la clairière et empêcher la jonction entre Vercingétorix et les tribus non encore ralliées à sa cause.
Epona regarde à présent les dépouilles à ses pieds ; elle titube un peu, se demande où elle a trouvé cette énergie pour retourner en ville, revenir ici, tenir debout malgré ces deux nuits blanches.
– On dirait qu’ils dansent, murmure-t-elle.
La pose des morts ressemble à une farandole.
– Comme ça, ils auront moins peur, murmure Brennus.
Elle pense à ses parents. En quelques heures, ils sont passés de la plus grande joie, celle des retrouvailles, celle de la victoire aussi, à la plus extrême détresse, la mort d’un fils.
– Ils ne se quitteront plus, chuchote la jeune femme en fixant les corps.
– Ainsi ils réussiront leur dernier voyage, celui qui va les conduire au royaume des morts, ajoute le fossoyeur.
Tout le monde approuve puis l’assistance se tait. Cela dure un temps interminable.
Et si tout cela n’était qu’un cauchemar ? Peut-être va-t-elle se réveiller, insouciante, retrouver son frère, et Apomatos, comme avant ? Peut-être que ces cavaliers vont soudain bouger, se redresser, peut-être que leurs montures vont s’ébrouer, se lever, hennir, que tous vont reprendre leur cavalcade ?
Les soldats qui l’accompagnent ont travaillé toute la nuit pour creuser la fosse, éclairés par la seule lumière blanchâtre de la lune. Ils ruissellent encore de sueurs. Silencieux, ils semblent sur leur garde. Certes le Romain vient d’être repoussé de Gergovie mais il reste dans les parages. Sur le chemin, à flanc de colline, on distinguait tout à l’heure, au loin, les feux de campements ennemis. Peut-être brûlaient-ils leurs morts ? C’est une coutume romaine, dit-on. César a renoncé au siège. Il aurait bien voulu attirer le Gaulois dans la plaine, le combattre dans une sorte de face-à-face, il sait bien que sur ce terrain il domine son adversaire. Vercingétorix a refusé ce défi. Trop risqué. Alors le Romain part mais on sent encore sa présence toute proche.
Epona comprend qu’elle ne rêve pas.
Personne ne se décide à bouger, encore moins à recouvrir les corps de terre. Il faut bien pourtant terminer le travail ; le jour ne va pas tarder à se lever, déjà une vague clarté se devine au sommet de la colline voisine . Il ne serait pas raisonnable de rester trop longtemps ici. Brennus vient de s’extraire du trou. Il donne le signal.
– On y va ! murmure-t-il simplement. Dans la foulée, il expédie une pelletée de terre sur les cavaliers et les montures.
Epona l’imite, les autres suivent. Au début, tous font cela précautionneusement, comme s’ils avaient peur de blesser les occupants de la tombe. La jeune fille ferme les yeux : c’est trop, trop d’émotion, trop de chagrin.
Les pelletées se succèdent. Petit à petit les corps s’estompent, comme s’ils rentraient dans le sol. Comme s’ils s’engloutissaient dans les ténèbres. Tous les morts sont escamotés. Apomatos disparait le premier, juste avant les chevaux qui sombrent à leur tour sous l’amas de terre.
Taranis s’efface le dernier. C’est pourtant lui qui tient le moins de place. Epona fait de la main droite un petit geste d’adieu au frère. C’est à peine perceptible, elle se dit qu’il a dû le sentir. Entre jumeaux, il y a des choses qui passent et que les autres ne voient pas.
L’endroit forme un tumulus que les hommes piétinent pour tasser le sol et qu’ils recouvrent d’herbes et de branchages. Epona regarde Esus qui n’arrête pas de dodeliner de la tête comme s’il n’en finissait plus de saluer son cavalier disparu.

CHAPITRE 22

La colonne de cavaliers revient lentement vers Gergovie. Brennus la dirige, Epona sur Esus est la dernière du commando. Elle a retrouvé, sans vraiment le vouloir, la même position dans le groupe qu’elle avait l’autre soir, lors du guet-apens. De sa main droite, elle s’habitue à manipuler le bouclier de son frère. La jeune fille grimace, l’arme est lourde. L’ombre de Taranis l’accompagne. Il est tout minot et se cache dans la forêt pour fuir la colère de son père. Il court, infatigable, agrippé à la crinière d’Esus. Il fait voltiger son bouclier et assomme le gros Eduen. Il se niche, ramassé, attentif, dans l’observatoire au dessus du camp de César.
Le bouclier lui tire sur le bras, il va falloir qu’elle s’accoutume à son poids, à sa taille. Elle fait le serment de venger Taranis, de suivre l’armée gauloise. On raconte en ville que Vercingétorix souhaite remonter avec ses troupes vers Bibracte* et plus haut encore. On sait qu’il y a là bas une ville nommée Alésia*.

ANNEXES

1) CHRONOLOGIE DE LA GUERRE DES GAULES (- 58 à - 50)

- 58 : Jules César est nommé proconsul de la Gaule Transalpine et Cisalpine ; il s’oppose à une migration des Helvètes*, les force à retourner sur leurs terres (juin) ; en juillet, une assemblée des peuples de la Gaule chevelue* demande l’aide de César contre les Suèves* ; le Romain repousse les Suèves au-delà du Rhin.
- 57 : révolte des Suessions*, dirigé par le roi Galba ( hiver) ; César bat Galba (mai) ; il soumet aussi les Bellovaques* (Beauvais) et les Ambiens* ( Amiens) en juillet ; en septembre il bat les tribus belges.
- 56 : poursuite de la « pacification » de la Gaule ( de la Normandie à l’Aquitaine, du Morbihan au Rhin).
- 54 : César réprime les Carnutes* (septembre) ; soulèvement des Eburons*, des Nerviens*, des Armoricains*, des Sénons*, des Trévires* (octobre) ; les Romains battent les Eburons* et les Trévires*.
- 53 : César mobilise dix légions (février) ; il bat successivement les Nerviens*, les Trévires*, les Carnutes*, les Sénons* ( mars, avril) ; Ambiorix, chef des Eburons, échappe au proconsul ; ce dernier convoque une assemblée des peuples gaulois qui condamne Ambiorix.
- 52 : Soulèvement général des peuples gaulois ( 23 janvier), conduit par Vercingétorix ; massacre de la garnison romaine de Genabum* ( Orléans) ; les Gaulois s’emparent de Narbonne mais César prend Sens (février) puis Vellaunodunum* ( Montargis) et Orléans ; Vercingétorix va au secours d’Avaricum* ( Bourges) que César occupe et rase, mettant à mort ses habitants ( avril) ; le Romain met le siège devant Gergovie (mai) ; révolte des Eduens* qui rallient Vercingétorix et prennent Noviodunum ; César est en échec à Gergovie et fait mouvement vers Alésia* ; Vercingétorix le suit et se trouve assiégé dans cette cité (août). Pris en étau entre les troupes de Vercingétorix ( 80 000 hommes) et l’armée gauloise de secours ( 250 000 hommes), César résiste ; l’armée de secours se retire (septembre). Vercingétorix se rend ( 27 septembre) ; les Arvernes* et les Eduens* se soumettent (octobre).
- 51 : César soumet les Bituriges* et les Carnutes* ( février), les Bellovaques* et les Atrébates* ( mars), les Eburons* et les Trévires* ( avril), les Andes*, les Sénons* et les Cadurques* (mai), les Carnutes* et les Armoricains* (août) ; il s’impose en Aquitaine (septembre). En novembre, la Gaule est « pacifiée ».
- 50 : César transforme la Gaule chevelue en province romaine (hiver) .
2) CARTES

Sur Wikipédia, Guerre des Gaules, on trouve une carte de « La Gaule en 59 avant J.C. », libre de droits (sauf à citer la source).

Sur Wikipédia, Gergovie, il y a un plan « Le siège de Gergovie », lui aussi libre de droits, dans les mêmes conditions.
3) GLOSSAIRE

AGEDINCUM : Sens
ALESIA : Oppidum situé en Côte d’or (aujourd’hui Alise Ste Reine) ; ses habitants étaient des Mandubiens. César assiège cette cité en août-septembre 52 avant J.C., et force Vercingétorix à se rendre
ALLOBROGES : Peuple du Dauphiné
AMBIENS : Peuple de la région d’Amiens ( Samarobriva )
ANDES : De la région d’Angers
ARMORICAINS : Vénètes d’Armorique
ARVERNES : Peuple établi en Auvergne
ATREBATES : Gaulois belges, région de l’Artois
AULERQUES : Ensemble de quatre peuples gaulois établis entre Loire et Seine
AUTRICUM : Chartres
AVARICUM : Bourges
AVENIO : Avignon
BELGES : Peuples celtes et germaniques
BELLOVAQUES : Installés autour de Bratuspantium ( Beauvais)
BENNA : Chariot gaulois
BIBRACTE : Capitale des Eduens ( Mont Beuvray)
BITURIGES : Puissante tribu qui habitait sur les bords du Cher
BRAIES : Sorte de pantalon
CADURQUES : Gaulois du Quercy
CARNUTES : Gaulois installés entre la Loire et la Seine
CARNYX : Instrument de musique, trompe verticale de deux mètres de haut environ pouvant servir comme trompette de guerre
CELTES : Peuples indo-européens qui s’installent en Gaule entre le VIIIe et le Vè siècle av. J.-C.
CELTILL : Père de Vercingétorix.
CHEVELUE ( LA GAULE ) : Traduction d’une expression latine de César, Gallia comata, ou Gaule hirsute, désignant toutes les populations gauloises non soumises à Rome.
DARIORITUM : Vannes
EBURONS : Peuple belge ( Limbourg, Liège)
EDUENS : Peuple gaulois le plus puissant avec les Arvernes, installé en Bourgogne et dans le Nivernais
ELAVER : Nom que César donne au fleuve l’Allier
ESUS : Divinité gauloise
GAESUM : Mot gaulois désignant un javelot de fer
GABALES : Tribu du Gévaudan
GENABUM : Orléans
GERGOVIE : Capitale de l’Auvergne gauloise
GERMAINS : Peuple venu de la Baltique et s’installant en Europe centrale à partir du IIIe siècle av. J.-C.
GOBANNITIO : Oncle de Vercingétorix
HELVETES : Peuple de l’actuelle Suisse occidentale
HELVIENS : Établis en Ardèche
LEMOVICES : Gaulois provenant d’Europe centrale
LINGONS : Établis à Langres
LUGDUNUM : Lyon
LUNE : Les gaulois ne comptaient pas en jours mais en lunes.
NERVIENS : Gaulois du nord-est ou gaulois belges ; capitale Bagacum ( Bavay).
NITIOBROGES : Tribu de l’actuel Agenais
OPPIDUM : Site fortifié en un lieu élevé
PARISII : De la région de Paris
PICTONS : Un territoire correspondant aujourd’hui à la Vienne et aux Deux Sèvres
RÈMES : Tribu autour de Durocortorum ( Reims)
RUDIOBUS : Divinité gauloise
RUTÈNES : Installés en Aveyron
SAGUM : Manteau de laine court et carré qui s’agrafait sur l’épaule
SALLUVIENS : Seraient originaires de Ligurie ( Gênes)
SAYON : Casaque grossière
SENONS : De la région du Sénonais ( Yonne notamment)
SEGUSIAVES : Peuple du Lyonnais
SEQUANES : Installés en Franche-Comté
SUESSIONS : Peuple de la région de l’Aisne.
SUEVES : Populations celto-germaniques ( la Souabe).
TORQUE : Collier (ou bracelet) formé d’une tige (de métal) terminée par deux grosses boules
TOUTATIS : Divinité gauloise
TREVIRES : Installés le long de la Moselle
TURONS : De la région de Touraine
VELLAUNODUNUM : Montargis
VENETES : Peuple installé en Adriatique et en Armorique
VERGOBRET : Chef élu par les druides ( pour un an) pouvant prononcer la peine de mort ( chez les Eduens notamment)
VIENNA : Ancien nom de Vienne (Isère), fief des Allobroges
VOCONCES : Peuple de la région de Vaison (Narbonnaise)
VOLQUES : Tribus originaires d’Europe centrale ( Bohême)

4) LE MANIEMENT DU BOUCLIER GAULOIS

Le bouclier gaulois est formé d’une planche de chêne oblongue, qui protège le combattant des épaules aux genoux. Elle peut être recouverte d’une fine couche de cuir et ses bordures sont parfois renforcées par une étroite lamelle de fer. Au centre de la planche est creusé un trou, traversé par une poignée verticale, ou manipule, dont la main se saisit. Une double coque protège les doigts des coups ; la première est en bois, effilée, appelée une spina, elle même recouverte par une plaque de fer arrondie, l’umbo. Ce dernier peut s’étaler de part et d’autre un peu comme des ailes de papillon. Et cette petite armature est fixée à la planche par des clous. C’est une arme longue et légère à la fois, très maniable, qui sert bien sûr à se protéger des jets adverses, flèches, lances, mais on s’en sert volontiers comme arme offensive. On peut se précipiter sur l’adversaire pour le heurter frontalement, le déstabiliser et dans ce genre de choc, c’est le plus fort qui l’emporte ; mais souvent on redresse l’arme, presque à l’horizontale, de manière à frapper l’ennemi avec la tranche. Du bord de l’instrument, on pousse l’autre, on cherche à le renverser ou encore on percute l’autre bouclier d’un mouvement de haut en bas, en ripant, en raclant l’arme du concurrent jusqu’à heurter l’umbo central. Ces exercices demandent beaucoup de souplesse, d’agilité, de légèreté aussi, et un jeu de jambes constant. On touche l’autre, on change de position, on recule, on se déplace, on refrappe, on s’écarte, etc.
Sur ce sujet, voir le documentaire de Pierre-André Sauvageot, « Le bouclier de Bobigny » et la B.D. « Artogenos », inspirés par les fouilles menées notamment par Yves Le Béchennec. Cet archéologue et son équipe ont mis à jour à Bobigny le village d’artisans gaulois le plus documenté d’Europe connu à ce jour.
5) LE FORGERON

Dans la communauté gauloise, le forgeron occupe une place élevée dans la hiérarchie sociale. Il peut exercer son métier accroupi devant un foyer de charbon de bois, creusé à même le sol et entretenu par des soufflets qu’un aide déplie et replie inlassablement. Portant un épais tablier de cuir, il travaille le fer à la pince et au marteau après l’avoir fait chauffer dans la forge. Il fabrique notamment des chaudrons, de gros récipients pansus qu’il peut parfois marquer d’un chiffre : « Tritos* », trois… , « décametos* », dix… mais également des armes, des épées, des casques, des pointes de lance, des éléments de boucliers. Exercer le métier de forgeron est un honneur, c’est faire partie d’une caste, d’une élite, où le fils succède au père.
Il est parfois un peu artiste et peut fabriquer, avec les déchets de fonte ou de fer, de petits ornements aux motifs géométriques, des bâtons disposés en dents de scie, en marches d’escalier ou encore en arrêtes de poissons, des rectangles, des losanges, des traits ondulés, des spirales, des roues, des rosaces. Il réalise par exemple des fibules, de petites broches permettant de fermer un vêtement et figurant parfois des animaux, un cheval, un chien, un oiseau.
Projet de 4 de couv

Une vaste tombe gauloise a été découverte près de Clermont-Ferrand lors du creusement de l’autoroute. On y voit huit cavaliers, dont un adolescent, côte à côte, se tenant par l’épaule, les chevaux à leur côté. Les historiens n’ont pas su expliquer cette mystérieuse sépulture. Place à la fiction.

Gergovie, 52 avant J.C.
Epona et Taranis, des (faux) jumeaux, les enfants de Lug, le forgeron, sont de brillants cavaliers, des adolescents joueurs mais déstabilisés par la disparition récente de leur mère, Velléda. L’Histoire, alors, s’invite dans leur vie : Vercingétorix conduit ses troupes rebelles en ville. Il est poursuivi par les armées de César qui assiège la cité. Mais qui piège qui ?
Les jeunes gens découvrent que leur mère est retenue en esclavage par un groupe de mercenaires éduens au service des Romains ; au même moment, le chef gaulois les charge d’ « espionner » l’installation romaine. Cette guerre devient pour eux une affaire personnelle : le camp de César est la prison de leur mère. Ils vont tout tenter pour libérer Velléda. Une petite guerre dans la grande en quelque sorte. César va bientôt connaître sa première ( et unique) défaite de la Guerre des Gaules. Mais les jumeaux comprendront qu’une guerre n’est pas un jeu.



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