Tchernobyl (doublon)

Tchernobyl ou le crash de l’information
Carnet de route d’un correspondant de presse

Gérard Streiff

Journaliste en poste à Moscou en avril 1986, au moment de la catastrophe de Tchernobyl, pour le quotidien "L’Humanité", je consacre alors aux événements une quinzaine d’articles au cours du mois qui va suivre l’explosion.
On trouvera ci-dessous la chronologie de ces principales correspondances ; on y mesurera peut-être combien ce drame va mettre aussi à jour le marasme du système soviétique d’information, et comment il va contraindre le pouvoir et les médias moscovites à une ouverture inédite.

Mardi 29 avril 1986

Mon premier papier est expédié le 29 avril ( publié dans L’Humanité du 30). L’accident a eu lieu samedi 26 avril à 1h du matin mais l’opinion russe n’en saura rien de tout le week end ; les médias de Moscou sont silencieux samedi 26, dimanche 27, lundi 28.

C’est la rédaction parisienne du journal qui m’alerte à la fin du week-end ; elle s’impatiente. Comme mes confrères, qu’ils soient français, soviétiques ou étrangers, il m’est alors impossible de décrocher le moindre commentaire.

Il faut attendre le mardi 29 avril pour que l’agence Tass donne un communiqué du Conseil des ministres, tombé, dit-on, lundi matin mais jusque là non publié ; il annonce qu’à Tchernobyl, "un des réacteurs était en panne, que des mesures étaient prises en vue de liquider les suites de l’accident et qu’une commission gouvernementale a été créée". Une panne, le mot est faible.

L’agence ajoute un court commentaire polémique, banalisant la situation : " Cet accident est le premier en Union Soviétique. Des accidents identiques se sont produits plus d’une fois dans d’autres pays". Elle évoque le programme nucléaire soviétique et insiste : " Il est difficile de trouver un domaine où il existerait un contrôle aussi strict".
Les Izvestia, quotidien du soir, est le premier journal moscovite à faire état de ces infos le mardi après midi.
De mon côté, je n’obtiens toujours aucun commentaire officiel, ni du côté de l’Académie des sciences, ni du Ministère des affaires étrangères. Je parviens toutefois à joindre un adjoint du secteur international du PCUS, le parti communiste soviétique, Vitali Goussenkov. C’est un informateur sérieux mais discret ; il ne peut que me dire que l’affaire est "grave". Dans ce pays où l’info est une denrée rare, chaque mot compte. Et chez cet ancien diplomate au vocabulaire d’ordinaire pondéré et euphémisant, le qualificatif est important. Foin de la "panne" évoquée par Tass ; il faut comprendre que la situation est très sérieuse. Je mentionne aussitôt sa réaction à Paris et j’en fait le titre de mon premier papier : " Une affaire grave".

Jeudi 1er mai

Pas de presse à Paris le 1er mai, donc pas de correspondance envoyée le 30. Ce 30 avril, justement, le journal télévisé montre une photo de la centrale où l’on devine les dégâts, mais la photo est floue. Un "expert" interrogé estime alors que ce cliché montre bien le caractère "limité" du problème.
Le même jour tombe un nouveau communiqué du Conseil des ministres ; il parle de la poursuite des travaux autour de la centrale, d’une diminution de la dispersion des matières radio-actives, d’une baisse des taux de radiation. " La réaction en chaîne de la fission du combustible nucléaire a été maîtrisée, le réacteur a été mis en sommeil".
De manière générale, les commentaires se veulent apaisants ; le bilan officiel parle de 2 morts.

N’empêche ; deux communiqués officiels en trois jours, la répétition est exceptionnelle et trahit la gravité de la crise. Dans mon article, ( Humanité du 2 mai), j’observe que Moscou donne " des informations laconiques mais régulières et ce fait vaut d’être noté car en des circonstances analogues on restait auparavant ici d’un complet mutisme".

Vendredi 2 mai

J’ai pu finalement rencontrer et interviewer un collaborateur du président du Comité d’Etat (ministère) pour l’énergie nucléaire. Tout est sous contrôle, me répète-t-il. Il dément certaines informations parues en Occident faisant état de 2000 morts ou de l’explosion d’un deuxième réacteur ; il a cet argument assez étonnant : " Je crois savoir que des photos prises de satellites occidentaux confirment amplement qu’il n’y a qu’un réacteur qui ait eu des ennuis".
Je lui demande : " Pourquoi n’a-t-on pas des informations plus précises ?" ; jésuite, il me répond : " Tant que toutes les causes de l’accident ne sont pas connues, on ne peut pas donner plus de détails" (Humanité du 3/5).

Dans les médias soviétiques, des images apaisantes des grandes villes d’Ukraine veulent montrer que le pays est calme. Les journaux locaux dénoncent la "campagne" de dramatisation en Occident, essentiellement aux Etats Unis. Et trouvent que cette façon de faire trahirait la gêne américaine face aux propositions soviétiques de désarmement…
On retrouve là un tic de la propagande soviétique : la sous-information est compensée par une sur-politisation.

Dimanche 4 mai

On annonce qu’une délégation officielle, conduite par le premier ministre, s’est rendue le 2 mai sur le site de la centrale. Tous les articles jouent la carte de l’apaisement. On continue de polémiquer avec le "catastrophisme" occidental ; on se moque par exemple d’un rapatriement d’urgence de touristes anglais en Ukraine décidé par Londres.
Tass estime que de nombreux politiciens en Occident " ont piqué dans la production cinématographique de Hollywood des scènes qu’elles ont imaginées à Tchernobyl".

Lundi 5 mai

Premier reportage au journal télévisé du soir, "Vrémia", sur la centrale ; on survole depuis un hélicoptère le réacteur ; on découvre la ville voisine désertée. ( Humanité, 6/5)

Mardi 6 mai

La commission d’enquête gouvernementale sur la catastrophe donne une conférence de presse, la première. Onze jours se sont passés depuis l’explosion, rappelons-le. A la tribune, le président de la Commission, Boris Chtcherbine, vice premier ministre, est entouré des principaux responsables des affaires étrangères, du nucléaire civil, de la santé, de la météo, de l’énergie.
La salle est bondée, avec une affluence record de journalistes soviétiques et étrangers ainsi que de diplomates.
Dans une déclaration préliminaire, Chtcherbine parle des circonstances de l’accident, du retard d’informations imputable -selon lui- à la direction de la centrale, de l’état de l’usine, du travail du personnel, de l’entreprise d’étouffement du quatrième réacteur, du taux de radioactivité, du bilan de deux morts et de 204 irradiés, de la présence de spécialistes étrangers, de l’évacuation de la population.
Puis il répond aux questions.
Le retard ? " Je récuse l’idée de rétention d’informations".
La visite de l’AIEA ?
" Nous n’avons rien à cacher".
Les centrales d’Urss ?
"Elles sont fiables. L’explosion est due à un concours de circonstances".
L’énergie nucléaire ?
"Elle a de l’avenir".
Il polémique à son tour avec les "contre-vérités" qui seraient véhiculées par l’Occident.

Mercredi 7 mai

Je note dans ma correspondance combien les gens jusque là vivaient au rythme des seules infos venues d’Occident, subissant une masse de rumeurs.
On apprend qu’une zone de trente kilomètres autour de la centrale est évacuée.

Jeudi 8 mai

La presse locale multiplie les infos sur Tchernobyl, avec parfois des commentaires très légers. Par exemple, selon la Pravda de Moscou, " La situation ne justifie aucune mesure prophylactique, a répété à la télévision ukrainienne Anatoli Romanenko, ministre de la santé". Mais le journal ajoute "qu’il est arrivé que des citoyens recourent imprudemment à des médicaments sans contrôle et pouvant entraîner des complications de santé".
Il est question de travaux pour élever une digue entre le Pripiat, le cours d’eau qui passe à Tchernobyl, et la centrale.
Un reportage évoque le local du parti à Tchernobyl, déserté et transformé en QG où "scientifiques, techniciens et constructeurs" auraient les "pleins pouvoirs" pour agir.
Il est fait état, de plus en plus, de cette équipe, de son animateur, le vice président de l’Académie des sciences, Eugene Velikhov, des techniques employées pour "enterrer" le réacteur : bombardement de sacs de sables par hélicoptères, creusement de tranchées souterraines.
Le même papier insiste sur "l’originalité" de la crise, le fait que "personne jamais n’a eu affaire à un tel accident".

Les médias soviétiques continuent de polémiquer avec les positions occidentales "propagandistes" et se félicitent des démarches de solidarité notées dans tel ou tel pays.

Vendredi 9 mai

Au terme de leur visite, les dirigeants de l’AIEA, notamment le directeur Hans Blix, ce suédois que l’on retrouvera en pointe sur la question des armes de destruction massive, lors de la guerre américaine en Irak dix-sept ans plus tard, et l’américain Rosen, tiennent une conférence de presse ; ils confirment les informations données trois jours plus tôt par la commission gouvernementale sur les circonstances de l’accident, le taux de radioactivité, les conditions d’évacuation, les premiers soins, le nombre d’irradiés (204), l’état du réacteur, le bétonnage en cours. Le ton est rassurant.
L’américain Rosen "envisage un repeuplement à bref délai de la zone à présent contaminée".
Interrogé sur le silence des sovietiques, Blix déclare que Moscou aurait informé l’AIEA dès le 28 avril au soir (avant donc toute information publique à Moscou même), et que l’agence aurait redistribué ces données "détaillées" à "tous Etats membres" ( Humanité, 10/5).

Dans mes notes, je retrouve l’écho d’un échange plutôt vif entre le correspondant du Figaro et Hans Blix, le correspondant demandant au diplomate s’il "était du côté de l’URSS ou de celui de l’Ouest".

Dimanche 11 mai

Après moult démarches, j’ai enfin la possibilité de me rendre en Ukraine, avec un groupe d’une dizaine de correspondants étrangers. Quinze jours après l’explosion.
Sur le vol Moscou/Kiev, les journalistes sont tendus ; ils plaisantent ; quelqu’un propose de désigner celui qui sortira le premier de l’avion…
A Kiev, ville verte, le premier secrétaire du parti, Grigori Revenko, nous "briefe". Il parle d’un taux de radiation en ville " de 0,32 millirems/heure", nullement dangereux, dit-il ; selon lui, un patient lors d’une radio chez un dentiste subit une radiation trois fois plus forte.
Il annonce : " La santé des personnes qui ont subi des irradiations tend à s’améliorer mais leur traitement va prendre du temps" ; le contrôle des produits alimentaires serait "rigoureux". Sur place, les choses se normaliseraient : "On envisage à plus ou moins brefs délais un retour des populations dans la zone aujourd’hui évacuée" (Humanité, 12/5).

Lundi 12 mai

Dans mon reportage, j’évoque l’étrange atmosphère qui règne à Kiev, les batteries de camions-citernes qui lavent les rues, le contrôle dosimétrique effectué aux portes de la cité sur les véhicules qui entrent ou sortent.
Je parle de notre rencontre avec un aréopage de ministres (santé, agriculture, sciences, météo) ; il y est question de "mini exode" des populations locales. Nos interlocuteurs récusent encore l’idée d’une erreur humaine sur la centrale . On parle à présent de 3 morts et de 204 irradiés.

Mardi 13 mai

Nous accédons au village de Nimichaievo, district de Borodianski, à la limite de la zone interdite, à trente kilomètres, au sud, de Tchernobyl. Impossible d’approcher plus de la centrale.
On visite la colonie de vacances baptisée " La pelouse des bois", où réside le personnel qui continue de faire fonctionner les autres réacteurs, ceux aussi qui s’occupent des transports ; je ne crois pas qu’il y ait eu parmi eux ceux qu’on appellera les "liquidateurs". Tous ces gens sont suivis par une équipe médicale.

La population évacuée a été répartie dans les villages environnants, les fermiers avec leur cheptel.
L’administration de Tchernobyl se retrouve à Nimichaievo, dont le maire, Anatoli Amelkine ( Humanité, 14/5).

Jeudi 15 mai

Je rédige un long reportage (Humanité du 16) sur la centrale comparée à un volcan qui crache ses radiations et que des commandos, au pas de course, pour limiter le temps d’exposition, tentent d’étouffer. Le vice président de l’Académie ne cache pas son inquiétude ; le ton ici est moins propagandiste que celui des officiels de Kiev ou de Moscou.
" Il peut y avoir de l’eau sous le bloc. Comment va réagir le cœur du réacteur ? Va-t-on réussir à le maintenir dans cet état ou va-t-il s’engouffrer dans la terre ? Personne nulle part au monde n’a jamais vu une situation aussi complexe. Il est nécessaire de donner un diagnostic juste et de ne faire aucune faute d’appréciation".
Il parle de l’évacuation, du relogement, et plus généralement de la lutte contre le réacteur comme d’une opération militaire.
La question, récurrente, revient :
" L’accident est intervenu samedi à l’aube. Pourquoi ne l’avoir annoncé que lundi soir ?"
Selon lui, le retard est imputé à des divergences sur la nature de l’accident, la peur de paniquer l’opinion".

Dimanche 18 mai

Dans une sorte d’autocritique, La Pravda évoque le retard mis à informer sur l’explosion : " Les premiers jours du drame, l’émotion des gens provenait de l’incertitude provoquée par le retard de l’information sur la situation réelle à Tchernobyl. Voilà qui sera une leçon et pas seulement pour nous journalistes : il faut faire confiance aux gens, aux Soviétiques qui en ces jours difficiles ont fait preuve de courage et de calme".

Un spécialiste américain de passage en Ukraine commence à modifier à la hausse les conséquences humaines de la crise ; il estime que 92 000 riverains devront être "surveillés pour le reste de leur vie" ; 35 ont été très exposés, onze irradiés sont morts, outre les deux victimes du premier jour.

Lundi 19 mai

La presse parle de la place prise par les militaires, largement sollicités autour de la centrale ; des premiers retours, provisoires, de quelques habitants.

Jeudi 29 mai

Dans un long commentaire sur les retombées de Tchernobyl en matière d’information, je note : " Les autorités locales, par souci d’apaisement ou par incompétence, ont tardé à avertir le centre ; celui ci se demanda comment informer sans paniquer".
J’ajoute : " Les dix premiers jours, radios, télé, presse n’ont pas fourni le moindre reportage ou commentaire. Tout s’est passé comme si les autorités se défiaient des médias qui eux-mêmes ne faisaient guère confiance à l’opinion".
A propos de cette "censure" puis de l’adaptation progressive du pouvoir et de l’évolution des médias, je propose cette conclusion : " Le paradoxe n’est qu’apparent : dans cette affaire, le droit à l’information a marqué un point en Urss".
Les médias en effet comment à s’entrouvrir ; a été battue une conception de l’information - propagande où "le ton était à la mobilisation, le style déclamatoire et le genre euphorisant". ( L’Humanité du 29/5).

De fait l’explosion de Tchernobyl va ébranler tout l’édifice soviétique. Et l’ouverture médiatique, ou démocratique plus exactement, appelée "glasnost" ( transparence), qu’elle va entraîner sera un des détonateurs de la "perestroïka" gorbatchevienne. On connaît la suite…



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