Conférence Draveil

Gérard Streiff
Ecole de Draveil
Décembre 2000

LE MOUVEMENT D’IDEES

Staline aurait dit un jour : "Le Vatican ? Combien de divisions ?"
On ne sait pas si l’anecdote est réelle mais, comme le dit l’écrivain Umberto Ecco, elle est "bien trouvée".
Staline est mort mais le Vatican est toujours là.

Ce préambule pour dire qu’on ne prêtera jamais assez d’attention à ces choses immatérielles - que l’auteur de la citation susnommée semblait un peu mépriser- et que l’on appelle les idées.
Nous nous proposons de voir ici :
1) comment naissent les idées, plus particulièrement comment se structurent les grands courants politiques ?
2) comment évoluent ces idées, quelles en sont les tendances et contre-tendances ?
En conclusion nous verrons comment intervenir sur ces mouvements d’idées, c’est à dire quel type de communication, ou comment parler pour être entendu.

L’exposé qui suit ne peut être qu’une petite introduction à cet ordre du jour très (trop ?) ambitieux.

I) Comment naissent les idées ?

1) Un mot de philosophie.

On a coutume d’expliquer que l’idéalisme, c’est cette conception qui considère que l’idée précède la matière, détermine la matière alors qu’avec le matérialisme, c’est de la matière que naissent la pensée et les idées. Pour dire vite, évidemment.
Il est vrai que les idées sont souvent pensées comme extérieures à la matière, indépendantes d’elles, ou au mieux comme un reflet passif de la matière ; évidemment les choses sont un peu plus compliquées que ça ; les idées ne sont ni un reflet AUTOMATIQUE de la réalité - elles vont en effet au-delà de la perception sensible- ni non plus un reflet ARBITRAIRE de cette réalité - elles ne naissent pas de rien.
L’idée, pourrait-on dire, est le produit le plus complexe, le plus élaboré de la réalité matérielle. Elle est liée à cette réalité ; en même temps elle a une existence indépendante d’elle.

Longtemps on a considéré chez les "marxistes" qu’au fond le problème qui nous était posé était de faire correspondre les idées à la réalité. Point. On voit bien que c’est un peu plus difficile et plus compliqué que ça, parce que les idées continuent à exister bien après les changements des réalités.
Prenons par exemple le statut de la religion dans ce que l’on appelait les pays de l’Est, pour revenir à la citation du début : l’idéologie de ces pays était l’athéisme, le matérialisme philosophique. On a fermé les églises, on a interdit les religions, on a même décrété qu’elles n’existaient plus. On voit bien, dix ans après la chute du Mur, que cela existe toujours, c’est le moins qu’on puisse dire.

Donc première notion : les idées continuent bien après les changements des réalités qui les ont fait naître.
Deuxième notion : on ne doit pas attendre à l’inverse que les réalités changent pour penser qu’on puisse changer les idées.
Par exemple les inégalités entre l’homme et la femme sont largement dépendantes des inégalités sociales, elles sont constitutives des sociétés de classes. En même temps on ne peut pas dire, comme nous l’avons pourtant dit pendant tout un temps, jusqu’il y a une trentaine d’années, qu’il faut attendre que la société change pour se battre sur ce front de l’égalité homme/femme.

A ce propos, en ce qui concerne les notions classiques du marxisme, il en est trois qui sont particulièrement pertinentes. Trois citations que l’on entend partout dès que l’on parle de Marx.

Premièrement, cette notion que L’HOMME EST UN ETRE SOCIAL.
Autrement dit les manières de voir sont liées aux manières de faire. C’est à partir de l’expérience de chaque individu, mais aussi à partir de l’expérience de chaque groupe social ( expérience individuelle, familiale, culturelle pour les individus ; expérience historique, politique pour les groupes sociaux) que naissent les idées.

Deuxième notion : LES HOMMES NE SE POSENT QUE LES PROBLEMES QU’ILS PEUVENT RESOUDRE, disait Marx.
Cela signifie que les idées ne naissent pas de rien ; avant qu’une idée émerge, avant qu’elle soit formalisée, énoncée de façon rationnelle, il y a toute une série de valeurs, de sentiments, il y a un air du temps, comme on dit, un sentiment d’abord vague, qui peut s’exprimer de façon contradictoire, que les idées anciennes ne conviennent pas, un malaise.
Il faut y être attentif dans notre combat politique.
J’y reviendrai mais il y a une différence entre les mouvements profonds de l’opinion et l’expression de ces mouvements par des idées formalisées. Dans une période de rapide mouvement d’idées, de mutation des valeurs, l’expression de ces évolutions varie parfois rapidement ; et parfois, à certaines étapes de ces évolutions, de ce mouvement, comme il est toujours contradictoire, ce mouvement, certaines idées vont à l’inverse du mouvement qu’elles expriment, parce qu’il y a des résistances, parce qu’il y a des refus de se remettre en cause ; on se fait l’avocat du diable, même inconsciemment. Et cela est vrai aussi au niveau individuel. Souvent avant d’abandonner une idée à laquelle on tient, une certitude à laquelle on tient, on s’y accroche. Et souvent de manière d’autant plus agressive qu’on n’y croit plus vraiment.

Troisième notion : L’IDEOLOGIE DOMINANTE EST L’IDEOLOGIE DE LA CLASSE DOMINANTE.
Qu’est-ce que cela veut dire ? que toutes les idées ne se valent pas. On n’a pas une vision d’observateur, neutre, de ces idées. Elles ont un contenu, les idées. Un contenu de classe. Certaines vont dans le sens de l’exploitation, de l’aliénation, de l’oppression. D’autres vont dans le sens de la libération humaine, de l’émancipation. Il y a combat d’idées, il y a lutte des idées, comme il y a lutte de classes.
Donc toutes les idées n’ont pas la même nature, pas la même importance pour l’individu ou le groupe social qui les fait siennes.
Pour un individu, pour une personne, vous pouvez le vérifier pour chacun d’entre nous, les idées ne sont pas de même valeur, elles n’ont pas le même statut. On pourra très bien changer une de ces idées que l’on considère de peu d’importance si les circonstances montrent qu’on se trompe. Et pour d’autres idées, même s’il peut apparaître évident que la réalité donne tort à ces idées, il y aura chez celui qui les partage, de très fortes résistances avant d’y renoncer. Et cela avec d’autant plus de violence que peut-être il sera évident pourtant qu’il devra y renoncer. Crispation, resistance, refus : c’est particulièrement valable par exemple pour tout ce qui concerne les moeurs, les religions. C’est la personnalité même de l’individu qui est alors en cause. On n’y renonce pas facilement à ces idées. Et parfois on n’y renonce pas du tout.
Mais c’est vrai aussi en matière politique.

2) Comment l’idée politique vient au citoyen ?

Nous aborderons ici la question des courants ou des cultures politiques. Cette question est importante : elle permet de mieux comprendre ce qui conduit un individu à opter pour tel ou tel vote, à entendre tel ou tel discours, à se reconnaître dans tel ou tel message.
Est-ce uniquement du domaine de la logique ? On peut en effet penser : il y a des programmes, il y a des offres politiques, le citoyen - en bon consommateur raisonnable- choisit. Ce n’est pas tout à fait faux mais il est clair qu’entrent en ligne de compte d’autres données que des critères purement rationnels.

Longtemps a prévalu l’idée que cette prise de conscience politique était intimement lié à des coonsidérations d’intérêt matériel. Selon que l’on appartenait à telle ou telle classe, notamment, on votait pour tel ou tel parti ; l’ouvrier votait communiste et le bourgeois se retrouvait à droite. Encore une fois, ce n’est pas faux mais ce n’est pas tout à fait vrai non plus. Les enquêtes montrent que tous les partis sont interclassistes, certes à des degrés différents. Les critères du choix politique ne peuvent se ramener exclusivement à des données sociologiques.

En vérité cette question du choix politique turlupine les penseurs depuis belle lurette. Les uns ont pensé plaider pour une culture politique nationale. On connait la fameuse théorie des climats de Montesqiueu : l’homme du Sud, au sang chaud, aime l’Autorité ; le Nordiste, placide, est lui plutôt démocrate.
D’autres, les politologues américains par exemple, préconisent une sorte de modèle universel de développement politique par où passent toutes les sociétés, du stade primitif à celui de démocratie développée. Evidemment dans cette hierarchie, les USA sont au zenith - mais la dernière élection présidentielle dans ce pays montre entre autres que ce propos est un peu présomptueux.
Ces tentatives d’explication ne tiennent guère la route. Par contre, il y a bel et bien, dans chaque pays, des comportements politiques différents, que les politologues appellent des "cultures politiques", bien différentes les unes des autres. C’est singulièrement vrai en France.

On définira ainsi ces cultures : " un ensemble complexe de représentation qui, pour chaque culture politique, chaque famille politique, traduit sa vision du monde, de l’histoire, de la place de l’homme dans la société".

C’est ainsi que chaque famille politique possède ses propres références philosophiques, partage plus ou moins confusément une vulgate, libérale pour les uns, marxiste pour d’autres, etc... ; chaque famille a ses référence historiques, sa mémoire - sélective- de l’histoire, avec ses exemples significatifs, ses actes fondateurs, ses moments créateurs de valeur, ses oublis et ses amnésies aussi ; il s’agit de "moments" comme 1789, la Commune de 1871, le Front Populaire, la Résistance, la Guerre d’Algérie...
Les uns et les autres ont une vision différente du monde inscrite dans l’Histoire.
Et cela ne se crée pas vite ; en même temps, cela ne disparaît pas vite.
Au risque d’être schématique, on observera de fortes similitudes dans les cartes de la France politique des deux derniers siècles, des configurations assez proches ou du moins des traits communs par exemple entre la carte des partisans de la Révolution en 1789, celle des Républicains au XIXe siècle, celle de l’implantation communiste au Xxe siècle ; depuis "la nuit des temps", on constate que telle région vote plutôt révolutionnaire et telle autre plutôt conservateur ; et parfois la ligne de démarcation politique entre cantons, entre villages mêmes perdure "depuis la nuit des temps".
Ces références partagées par l’une ou l’autre famille, elles ont une traduction institutionnelle ; ces "familles" ont des conceptions différentes du pouvoir ( rapports à la laïcité, au modèle républicain, à la souveraineté nationale, à l’Executif, au Parlement...).
Et ces références conduisent à une vision différente de la société. Les uns partagent l’idée que le progrès doit s’appliquer à la société (promotion sociale, etc...), d’autres donnent la priorité à la concurrence entre individus, au chacun pour soi...
Chaque famille a ses moyens d’expression, son vocabulaire, ses symboles, ses mots codés.
On peut distinguer en France plusieurs cultures politiques : libertaire (anarchiste), qui aime l’opposition radicale, souvent s’y complait ; communiste, qui entend changer le système ; socialiste qui prétend l’aménager ; démocrate-chrétienne, ou sociale-libérale ; libérale pure et dure ; l’extrême droite.
Evidemment ces différentes familles dépassent le simple cadre des partis ; ce sont des sortes de nébuleuses, sans frontières tranchées. Et une famille ne "fonctionne" que lorsque sont réunis les différents éléments constitutifs : philosophie, histoire, conception du pouvoir, symbôles ...
Plus ces éléments se combinent, plus l’appartenance à la famille est grande.

Est-ce que les familles politiques sont des données éternelles, fixes ? Une culture politique, ça naît, ça bouge, ça meurt. Mais ces trois étapes se font toujours dans la douleur. Ce n’est jamais bénin.
Une famille politique ne se crée pas sur un fait mineur, ça naît sur de grands débats. Ce fut le cas autour de 1789, de la révolution indistrielle au XIXe siècle, de l’affaire Dreyfus, de la guerre 14/18 et de la révolution russe...
Il n’y a pas trop d’événements de cette ampleur dans l’Histoire politique pour justifier l’apparition de nouvelles familles politiques. Donc ça naît difficillement.
A ce propos, comment caractériser les "Verts" ? A l’évidence cette idéologie a le vent en poupe ; est-ce qu’il s’agit pour autant d’une famille politique durable, structurée ? est-ce un phénomène de mode ? Il est un peu tôt pour trancher.

Ca évolue difficilement. Par exemple il y eut au milieu des année cinquante, à la frange du Parti socialiste et du parti radical, une tentative de mettre sur pied, avec Mendès-France, une social-démocratie "moderne", plus dans les normes européennes. Mais la tentative échoua.

Enfin ça disparaît difficilement ; il y a des circonstance qui ont poussé à la création d’un parti ; les circonstances peuvent disparaître, le parti continue, même de façon minoritaire.
Un bon exemple en est le parti radical ; ce fut LE grand parti de la IIIè République, le parti des petits propriétaires ou des gens qui se rêvaient tels ; la société a profondément changé mais le parti radical subsiste (il existe même deux formations qui se réclament du radicalisme), et représente même dans le Sud Ouest une composante non négligeable de la vie politique.
C’est qu’il y a un phénomène d’inertie politique qui est réel.

Comment ces cultures politiques se diffusent ? comment une famille politique pénètre la société ? Ca passe par tous les canaux de la socialisation politique : la famille, qui joue un rôle majeur ; l’école ; le lieu de travail, les partis ; les associations ; les Eglises ; l’intelligentsia ; la presse.
L’imprégnation de ces idées politiques est généralement lente.

S’il y a bien sûr plusieurs cultures politiques dans ce pays, il y a aussi selon les époques une culture politique dominante, qui a des effets de contagion sur les autres.
Par exemple la culture socialiste de la fin du 19è siècle, de tonalité guediste, très "lutte de classe", est un temps plutôt indifférente à la République et à ses enjeux (affaire Dreyfus) ; mais les socialistes finissent par intégrer dans leur programme cette sensibilité républicaine si ancrée dans le pays, le mérite en revenant en grande partie à un homme comme Jaurès.
Il y a donc contagion des cultures politiques les unes sur les autres.
Après 1945, la culture communiste déborde largement ses propres frontières et influencent les autres courants, sur des questions par exemple comme le rôle de l’Etat, la démocratie parlementaire, le progrès social, la fonction publique, les nationalisations ; il y a un "dialogue" entre cette culture, qui joue alors un rôle considérable, et les autres.
A tel point qu’un homme comme Maurice Druon, dans un pamphlet récent (Le Figaro 16 dec 2000), déclare :
" La France demeure un pays semi-marxiste parce que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, toute notre vie sociale, nos approches administratives, nos règlements sont dictés par des leitmotive communistes".
Aujourd’hui on peut sans doute avancer l’idée qu’il existe une culture social-démocrate dominante, mélange d’insatisfaction et d’accomodement, qui imprègne, freine, euphémise, désarme aussi.

Comment, dans la vie de tous les jours, fonctionne cette culture politique ?
Elle est à la fois une donnée collective, commune à un très grand nommbre de gens, et une culture individuelle, qui joue au niveau de chacun, qui est intériorisée, de manière plus ou moins rationnelle d’ailleurs.
Ce qui fait que lorsqu’un individu est confronté à un événement important de la vie publique ( une grève, une élection, une guerre...), il juge cet événement à partir de sa culture politique. Le citoyen ne refait pas en effet, à chaque événement, tout un itinéraire de remise à plat, de réflexion, de recherche et de compréhension de cet événement : il a des critères.
Par exemple face au débat sur la guerre d’Algérie et la torture, il réagit à partir de ses références en matière de droits de l’homme, de racisme, du rôle de la France... Apparemment, son attitude peut avoir quelque chose d’instinctif, de peu rationnel ; mais il est difficile à tout individu d’échapper à cette sorte de positionnement.

Questions : comment réagit-on face à des opinions contraires ? à quel moment une opinion contraire ébranle son propre système de références ? ou encore : est-ce qu’on est programmé ? est-ce qu’on ne change jamais ?
Certes non ; on peut changer ; mais souvent dans des conditions assez précises : soit à la suite d’une accumulation de données, soit après un grand traumatisme. Exemples : la guerre de 14/18 ; la défaite de 1940 ; 1956, 1968 ou 1981 où s’effacent des pans de l’électorat communiste, 1995, peut-être.
Mais il faut bien reconnaître que la culture politique est asez réticente aux raisonnements en terme de révision. Et en dernière instance les grands équilibres gauche/droite, dans l’ensemble, bougent assez peu...

CONCLUSION de cette première partie.

Les idées ont du mal à émerger ; mais elles ont la vie dure ; il ne suffit pas de les combattre pour les faire disparaître si les réalités qu’elles indiquent n’ont pas disparu ; il ne suffit pas d’avoir une bonne idée pour qu’elle transforme à elle seule la réalité ; il ne suffit pas non plus de supprimer une réalité pour supprimer une idée.

Les idées politiques sont fonction de la situation sociale, des grands courants idéologiques auxquels elles se rattachent ; elles sont fonction aussi de l’expérience personnelle.

Bien sûr, on peut intervenir sur les idées ; il n’y a pas d’idée qui ne représente rien ; les idées ont une vie, elles ont un mouvement et donc, si on saisit le sens de ce mouvement, on peut agir sur lui.
Ce que nous allons voir à présent ;

DEUXIEME PARTIE
LE SENS DU MOUVEMENT DES IDEES

Les idées, leurs évolutions, ne sont pas de même statut, de même nature. Il y a parfois des changements rapides, dans les modes, des formations politiques qui grimpent ou s’affaissent de manière spectaculaire.
Et puis il y a des mouvements sur de longues périodes, qui dépendent naturellement en dernier ressort de l’intervention humaine, de la vie politique bien sûr mais qui touchent au fond des problèmes posés, qui sont plutôt du ressort d’un jugement d’ensemble souvent non formulé, plutôt ressenti, sur l’évolution historique. Et donc le mouvement d’idées peut connaître des évolutions de tendance qu’il est difficile d’inverser.

Si on prend les trente dernières années, on voit une courbe qu’il faut connaître, qui n’est pas linéaire du tout. Les enquêtes d’opinion le montrent : il y a un changement assez brusque à la fin de 1968 et au début des années 70 ; disons qu’il s’agit, en gros, de la répercussion du mouvement de 68. Le mouvement n’est pas immédiat, d’ailleurs. Il y a le mouvement de mai ; on assiste à un vote plutôt réactionnaire en juin. Mais vers novembre-décembre 68, selon les enquêtes, on observe une montée en flèche des aspirations progressistes. Il faut du temps pour que s’installent ces idées ( encore qu’ici les délais sont courts). Donc après 1968, il y a cette montée des aspirations de progrès et des valeurs de changement. Les mots de "Justice", de "Solidarité" sont au zénith. Le mot de "Capitalisme" est rejeté. C’est une grande période.

Et puis cette tendance commence à refluer vers le milieu des années 70, avec un recul des valeurs progressistes et une montée en force des valeurs du libéralisme.
Avec le recul, on peut penser par exemple que la baisse du parti, qui s’amorce alors, est certes dûe aux erreurs que nous avons faite du temps du programme commun, mais qu’elle est aussi liée à ce reflux des valeurs progressistes qui s’est produit, dans tous les pays capitalistes, à la même époque ; ce reflux provient entre autres d’un recul de l’attrait du socialisme. Il y a au fond à cette époque dans le(s) peuple(s) l’intuition - même si ce n’est pas formulé comme cela- que le modèle soviétique ne marche pas.
Il faut savoir que c’est en 1981, alors qu’il y a la victoire de François Mitterrand et la participation des communistes au gouvernement, que les idées favorables au patronat, au libéralisme sont alors les plus fortes.
Au fond la "logique" politique aurait voulu que Giscard d’Estaing soit battu en 1974 car alors les valeurs de gauche, du socialisme, sont au plus haut ; or il gagne. Et Mitterrand gagne en 81 quand les valeurs du libéralisme commencent à se redresser. C’est ainsi ; d’ailleurs les deux fois, le choix s’est fait à un cheveu !
Certes ce mouvement vers le libéralisme au début des années 80 ne signifie pas que notre peuple s’est converti au capitalisme. Il y a eu baisse forte des valeurs liées au socialisme, à l’intervention de l’Etat dans la vie de l’économie, aux nationalisations. C’est au moment où les nationalisations deviennent impopulaires qu’on les fait. Il y a aussi une forte poussée des attitudes répressives, au début des années 80. Le sentiment anti-immigré prend de l’essort à ce moment là. Ce qui explique d’ailleurs la montée de Le Pen. Ce dernier est certes le résultat d’un calcul politicien de Mitterrand ; en même temps, tout calcul qui reposerait sur "rien" serait voué à l’échec. Cette relance du racisme était alors bel et bien une réalité.
Dans le même temps, l’analyse de l’opinion montre qu’il n’y a pas de bougé dans l’attachement aux acquis sociaux. Cet attachement est constant.

A partir de la fin des années 80, début 90, un nouveau tournant s’opère dans l’évolution des idées : une poussée du mécontentement, un sentiment de vivre moins bien, une poussée de l’inquiétude, notamment à l’égard de l’avenir et de l’avenir des enfants. Toutes choses qui conduiront - là aussi dans un mouvement contradictoire et un rapport de forces fragile- à Chirac et son discours sur la fracture sociale de 1995, mais aussi aux grèves de décembre 1995 et à la venue de la gauche en 1997.

Que nous disent enfin les enquêtes sur le mouvement des idées dans la dernière période ? Là encore on peut dresser un tableau assez contradictoire :
* les Français continuent de se positionner sur un arc gauche/ droite, en même temps où les valeurs de ces deux familles semblent bien s’atténuer ; dans ce cadre, je vais y revenir, demeure un attachement fort à la démocratie mais se confirme un fort courant anti-démocratique.
* cette même contradiction traverse le regard que les Français portent sur l’économie, sur la politique et sur la morale. A ce propos on peut voir comment s’installe et fonctionne une conception, une idéologie social-démocrate.
Je voudrais détailler cette double considération :

a) Les Français continuent de se positionner nettement sur une échelle gauche-droite. La signification des thèmes de gauche et de droite a souvent été contestée, notamment parce que les politiques suivies par les gouvernants étaient peu différentes les unes des autres. Or, dans toutes les enquêtes entre 1980 et 2000, la répartition des individus sur cette échelle G/D est très stable. Cette stabilité montre que la politique est un univers régulé de valeurs. Il y a une pérennité des attitudes politiques plus forte qu’on ne le dit souvent ; les valeurs politiques que l’on intériorise dans sa jeunesse ont de bonnes chances de "faire sens" pour une assez longue période ; chaque individu peut certes évoluer dans ses choix mais ne modifie pas du tout au tout son identité politique en un jour. Si les dimensions de gauche et de droite étaient devenues sans sens pour les Français, on devrait voir monter les pourcentages de personnes ne se situant pas sur l’axe. Or c’est plutôt l’inverse qui se produit, le non positionnement passant de 21% en 1990 à 17% aujourd’hui.

En même temps on assiste à un effritement des valeurs des uns et des autres ; les spécificités idéologiques traditionnelles de la droite et de la gauche semblent s’atténuer, des rapprochements s’opèrent, par exemple en ce qui concerne la demande d’ordre social, la volonté participative, la liberté d’expression ; en revanche, le choix préférentiel de la liberté par rapport à l’égalité reste un choix plutôt de droite et on ne constate pas sur ce point d’affaiblissement de la différence entre gauche et droite en vingt ans.

On observe aussi que l’idée que les entreprises pourraient être dirigées par le personnel fait moins recette qu’en 1981 ; les personnes favorables à la gauche croient beaucoup moins à cette possibilité qu’autrefois ; les écarts entre gauche et droite se sont donc restreints du fait de la plus forte acceptation par la gauche du libéralisme économique.

Quant au rejet des extrémistes de droite, on est en face d’une question qui ne divisait pas la gauche et la droite en 1981 et qui la clive assez nettement aujourd’hui ; l’image du FN s’est considérablement dégradé, mais nettement plus à gauche qu’à droite.

La confiance accordée aux institutions est un phénomène qui est aussi susceptible, comme toutes les dimensions idéologiques, de séparer l’opinion de gauche et celle de droite ; en 1981, les institutions hiérarchiques étaient beaucoup plus soutenues par la droite que par la gauche ; en vingt ans, l’opinion de gauche s’est mise à aimer sensiblement plus la police et l’armée, d’où un affaivblissement des différences entre gauche et droite ; pour la confince en l’Eglise, les écarts restent forts mais ont une légère tendance à la réduction, par baisse de la confiance à droite.

Les Français sembleraient attachés à leurs institutions sociales et éducatives, qu’ils soient de droite ou de gauche ; même s’ils critiquent l’école, ils se disent sensibles à la valeur de leur système d’enseignement ; en 1981, la gauche était moins enthousiaste que la droite ; la tendance s’est depuis inversée ; le système judiciaire ne recueille qu’une confiance moyenne aussi bien chez les gens de gauche que de droite ; la confiance à l’administration et au Parlement était en 1981 très forte à droite et très mitigée à gauche ; la confiance a progressé à gauche tandis que le conformisme de la droite faiblissait ; du coup la tendance est depuis 1990 à la quasi-disparition des différences idéologiques sur ces deux dimensions.

En vingt ans le contenu des identités de droite et de gauche a donc subi un certain nombre d’inflexions qui vont souvent dans le sens d’une atténuation de la spécificité des cultures politiques ; mais il est deux thème pour lesquels le clivage gauche-droite est particulièrement opératoire, les attitudes à l’égard de la démocratie et la question des immigrés. Arrêtons nous à la première question.

Bien sûr 83% des Français trouvent que la démocratie est un très bon système ( et 88% " le moins mauvais"). En même temps, un tiers des Français trouve très ou assez bon un système politique conduit par " un homme fort qui n’a pas à se préoccuper du parlement ni des élections" ; 44% seraient très ou asez satisfaits avec un système dans lequel les experts décideraient ce qui est le mieux pour le pays ; les enquêtes montreraient qu’il y a une certaine fragilité dans l’attachement des Français à la démocratie. Dans une situation difficile, on a le sentiment qu’une partie assez importante d’entre eux pourrait se laisser séduire par des formules plus ou moins autoritaires. Les critiques de la démocratie trouvent un large écho dans l’opinion : pour 43% des gens, ce n’est pas un bon système pour gérer l’économie ; pour les deux tiers, c’est un système qui n’est pas efficace pour la prise de décisions ; pour près de 60%, c’est un système qui ne permet pas un facile maintien de l’ordre.

La tentation antidémocratique semble d’autant plus fréquente que l’on est dans une position dominée ; le taux d’antidémocrates passe de 31% chez les bas revenus à 13% chez les personnes à hauts revenus. Le niveau d’études et la politisation renforcent leurs effets : l’attitude antidémocrate est maximale chez les personnes à faible niveau scolaire et faiblement politisées ; elle est au contraire minimale chez les personnes ayant fait des études longues et fortement politisées.

L’attitude anti-démocrate est aussi nettement plus développée à droite qu’à gauche ; elle passe de 13% dans le groupe qui se situe le plus à gauche à 50% dans celui qui est le plus à droite. ; les antidémocrates sont aussi plus inquiets pour leur sécurité, ils sont plus xénophobes, ils supportent moins le voisinage des marginaux et se méfient encore plus des autres que la moyenne des Français.

b) Economie, politique et morale

* L’étude de la Sofres sur "les références idéologiques des Français" (juillet 2000) permet d’apprécier l’état de l’opinion à l’égard à l’égard de l’économie ; les quatre mots qui ont à leurs yeux la connotation la plus positive sont : la participation (78%), la concurrence (77%), le libre-échange ( 74%) et les syndicats (68%).
Ainsi, sur les quatre thèmes les plus appréciés, deux relèvent du marché, deux de l’équilibre social ; vive la concurrence, pourvu qu’il y ait participation, vive le libre-échange, si les syndicats peuvent jouer leur rôle. En somme, les Français adhèreraient majoritairement aux lois du marché et de la concurrence à condition qu’existe une régulation économique.

Ajoutons que la mondialisation provoque de la défiance (47% de réactions positives, 40 de négatives) ; le protectionnisme et le dirigisme d’un côté, le capitalisme et les stocks-options de l’autre suscitent des réactions très négatives ; comme l’écrit A Duhamel, les Français évoluent, mais à leur rythme ; ils ne regrettent pas l’économie administrée, ils n’aspirent pas au libéralisme à l’anglo-saxonne.

On rapprochera le fort score du thème de la participation alors même, paradoxalement, qu’on a vu que pour les deux tiers des Français la démocratie ne serait pas une bonne méthode de gestion de l’économie.

* La même enquête montre que les mots de la politique qui suscitent le plus d’opinions positives sont l’écologie (66%), le socialisme (60%), la gauche(55%) et le centre (47%).
L’écologie motive fortement les jeunes et les cadres, mais ce score est sans commune mesure avec l’autorité politique des Verts ; socialisme et gauche sont deux thèmes qui évoquent nettement quelque chose de positif, mais le centre n’est pas loin.

Le communisme est jugé positivement par 23% des gens, alors que le marxisme est très minoritaire ( 7%) et que ce même marxisme n’évoque quelque chose de positif que pour 29% des électeurs communistes, contre 51% qui jugent la référence négative.

* Enfin en matière de morale, selon l’enquête Le Monde/Cecop du 16 novembre 2000, un même constat contradictoire peut être fait ; globalement, les Français sont de plus en plus attachés à la liberté privée ET à l’ordre public.
Les gens sont de plus en plus nombreux à rejeter les interdits religieux traditionnels concernant la famille et la sexualité ; le principe du divorce ne rencontre plus l’opposition que d’une toute petite minorité ; l’avortement fait de moins en moins l’objet d’une condamnation de principe ; la tolérance à l’égard de l’homophobie a fortement augmenté dans un climat général d’affirmation du droit à la liberté du mode de vie sexuelle ; en 1981 62% des Français jugeaient l’homopsexualité injustifiable ; ils ne sont plus aujourd’hui que 32%. S’agissant de la vie privée, une seule évolution va dans un sens qui pourrait être interprété comme un retour à la tradition : il s’agit de la très forte remontée du principe de la fidélité conjugale.

En fait, lorsqu’on quitte la sphère privée pour observer la sphère publique, un retour aux valeurs traditionnelles est sensible ! La revalorisation de tout ce qui a trait aux règles de vie en commun est incontestable. Trente ans après 1968, les gens ont de moins en moins de complexes à réclamer le respect de la loi et de l’ordre. L’augmentation de ceux qui estiment qu’il faudrait "respecter davantage l’autorité" (69% en 2000 contre 60% en 1981) est d’autant plus éloquente qu’elle est particulièrement marquée chez les jeunes : chez les 18-26 ans, l’approbation du principe d’autorité a grimpé de 41% en 1981 à 61% aujourd’hui.

Plus généralement, les jeunes font preuve d’une plus grande rigueur morale que leurs homologues des années 80, tandis que les plus âgés se sont éloignés du respect inconditionnel des normes traditionnelles ; 15% des jeunes (18-29 ans) condamnaient totalement l’adultère en 1981 ; ils sont plus du double (32%) en 2000 ; dans le même temps, l’attitude des personnes de soixante ans et plus à ce sujet n’a pas varié ; l’écart entre les générations s’est donc resseré
Enfin les différences de casse perdurent mais elle comptent moins qu’autrefois.

Le rapport des Français à la politique n’est donc pas distendu, il est différent ; il est moins conformiste, plus individualisé, plus autonome ; chacun juge et soupèse avec davantage de distance critique qu’autrefois. On n’est cependant pas entré dans l’individualisation totale du "croire" politique ; chacun bricole en fonction de ses valeurs mais l’univers de la politique reste un univers régulé.

CONCLUSION

Quand on mesure le long cheminement de l’idée politique dont on a essayé de rendre compte dans cet exposé, changer d’idée ne se fait pas du jour au lendemain, c’est le moins qu’on puisse dire.
Il n’existe pas de communication miracle qui fasse changer du tout au tout ; certes il y a - souvent- rencontre entre un citoyen en réflexion et un matériel qui sera déclencheur de son engagement par exemple ; ces bulletins d’adhèsion remplis en bas d’un tract en sont une parfaite illustration.
En même temps ce texte - quelque soit sa qualité- ne bouscule pas son lecteur du tout au tout ; mais il peut accompagner, accélerer, précipiter une prise de conscience.

Questions : quel type de communication efficace ? que dire aux gens ? quelle forme de communication ?

Lorsqu’on parle en deçà de ce que les gens attendent de nous, lorsqu’on se contente de répéter ce qu’ils savent déjà, on rabache, on ne sert à rien. Et on nourrit donc l’idée que le PCF au fond ne sert à rien.
Mais l’orsqu’on va au delà de ce qu’ils sont en capacité de comprendre et d’intégrer par leur propre expérience, alors on n’est pas compris et on nourrit l’idée que le PCF est irréaliste, a une langue de bois, etc...
Je crois que pour savoir à peu près ce qu’on peut dire aux gens avec l’espoir d’être compris et de les aider surtout, il faut savoir ce que nous attendons nous de notre propre intervention. Nous ne faisons pas appel à leur colère, à la passion. C’est pas nous, cela. C’est Le Pen qui dit : ras le bol, (tous pourris), je vote Le Pen. Ou c’est Laguiller. Le ras le bol ne va pas vers nous ; nous faisons appel à leur réflexion, à leur intelligence, au raisonnement.
Evidemment cela se fait à partir de leur mécontentement mai il n’y a pas de voie directe du mécontentement au choix communiste, il n’y a rien de spontané : cela passe toujours par l’intelligence et la réflexion ; le spontané va ailleurs, dans une société telle que la nôtre.
Nous pensons donc qu’il s’agit toujours mieux de donner les éléments de connaissance, d’information qui permettent aux gens à qui on s’adresse de progresser eux-mêmes sur telle ou telle question. Donc d’essayer de ne pas leur dire ce qu’ils doivent penser mais leur permettre de juger, de nourrir leur réflexion, leur permettre de se rebâtir une cohérence. L’idéal, si vous voulez, quand on distribue un matériel quand on fait une émission de télé, c’est que les gens qui lisent le tract, qui regardent l’émission, puissent se dire deux choses, je crois : un : çà c’est vrai, c’est ce que je pense ; et deux : çà, ça fait réfléchir.

Cela serait rudement bien si cela pouvait se passer ainsi. Et ce n’est pas si simple à faire. Il ne s’agit pas simplement de s’en tenir à ce qu’ils pensent déjà ; car pour avancer, le mouvement progressiste a besoin d’idées nouvelles. Seulement, évidemment, diffuser des idées novatrices et les faire comprendre, c’est plus compliqué que des idées qui s’en tiennent à l’expérience commune et aux évidences. Il s’agit donc, si on veut être compris, non pas de nier que parfois on est à contre-courant, mais de faire en sorte que, même si on doit avancer des idées à contre-courant, on essaie de ne pas prendre les gens à contre-pied, si j’ose dire.
Donc d’appuyer toujours nos dires sur leur propre expérience, sur ce qu’ils sont capables de vérifier. Pas forcément une expérience pratique individuelle, mais aussi l’expérience politique, l’expérience historique.
Essayer donc d’être au maximum concret ; c’est à dire d’appuyer chacune de nos démonstrations par des exemples qu’ils puissent vérifier. Et encore, je crois que cela ne suffit pas de dire concret ; car il faut être concret et politique. Ce qui est différent d’être concret et revendicatif, ou concret et syndical par exemple. Ce n’est pas seulement le constat qu’il faut faire, mais essayer de mettre à jour les mécanimes les plus profonds.

Cette communication enfin doit être à la fois communication de proximité et communication spectaculaire ; il faut essayer de marier les deux.
Nous mettons depuis de nombreuses années l’accent sur l’importance de la proximité ; peut-être même avons nous été parmi les premiers à travailler ce thème ; il faut dire qu’avec notre potentiel militant -même affaibli- le travail de terraion est une de nos singularités, une de nos forces. Et une communication de proximité, c’est à dire portée par des militants connus, reconnus, a une valeur inappréciable. Et proximité, bien sûr, ne doit pas signifier : s’occuper seulement des questions d’en bas. C’est, en bas, permettre aux militants de "communiquer" sur toutes les questions, celles d’en bas et - surtout- celles d’en haut.

Il est entendu en même temps que ce travail de fourmi ne saurait suffire ; notre communication doit voir grand, être "visible" par des millions de personnes et adopter en conséquence les mesures d’éclat que cela suppose.



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