ABEJ (doublon)

MAIS OÙ EST M. Pierre ?

Atelier d’écriture
ABEJ / Vitry / 2013
page 2

Ont participé à cet atelier :

Ould Bey Saïd
Bernard Stéphane
Babuscu Abderahmane
Nouredine Tlemsani
Abdenour Boubekiria
Karim Djerbi
Patrick Salaün
Rachid Kebci
Serge Paul
Sylvain
Willy Fraumens

avec la complicité de Gérard Streiff

page 3

Préface ( ABEJ) ?ou Postface ?
page 4

M. Pierre a disparu. C’est un habitué de l’Abej mais depuis quelques semaines, on ne le voit plus. Or un notaire le cherche. Pourquoi ? Parce que M. Pierre a fait un héritage et il ne le sait pas. Le notaire veut l’en informer. Alors des chasseurs d’héritiers vont se mettre à sa recherche et rencontrer tous ceux qui ont connu M. Pierre. A la question : « Mais où est M. Pierre ? » , chacun a sa petite idée, chacun répond à sa façon et, le plus souvent, oubliant un peu la question, en profite pour parler de sa propre histoire. Normal. Ce livre est fait pour ça.
Willy Fraumens
Chasseurs d’héritier

Je m’en souviens très bien, c’était un lundi ; on était dans notre cabinet de la place Vendôme.
Comme d’habitude, Patrick et moi, on est en train de s’engueuler sur un dossier. Tout à coup, Pat reçoit un coup de fil de Maître Koubaïachi, notaire. Le calme revient dans le bureau ; le coup de fil dure plus de vingt minutes. Puis Patrick, tout sourire, me dit :
 Un dossier intéressant !

Aussitôt après, Pat et moi, on monte dans notre Mercedes AMG, direction : le 94, Vitry/Seine. On passe 45 minutes sur le périphérique avant d’arriver au cabinet du notaire qui nous reçoit aussitôt. On prend place dans un canapé cuir qui doit bien coûter 8000 euros ; il nous propose un scotch 40 ans d’âge, un Chivas, et des cigares, des Havane, des Partagas.
Souriant, Koubaïachi nous explique que l’affaire qu’il nous propose sera l’affaire du siècle, riche humainement, bien payée et pleine d’aventures.

Nous acceptons le dossier sans plus attendre pendant que Koubaïachi nous explique ce qu’il contient. Il nous donne le prénom, Pierre, de la personne que nous sommes chargés de retrouver, un homme de 45 ans qui vient d’hériter d’une très grosse fortune. Elle lui vient de son père, propriétaire d’hectares de vigne qu’il a vendus à un richissime homme d’affaires pour un montant énorme, on parle de huit chiffres. Le père de Pierre s’était séparé de sa terre parce qu’il était très malade ; il voulait, avant de mourir, transmettre par héritage son argent à son fils unique.

Le problème, c’est que Pierre n’avait plus donné de nouvelles depuis ses seize ans, l’âge où il avait quitté la maison paternelle, fâché, contrarié. Bref ça faisait bien 30 ans qu’il ne s’était plus manifesté.
Son père, aux dernières nouvelles, avait entendu dire par un proche que Pierre était en région parisienne, qu’il vivait dans la rue. « Voilà, vous savez tout ! » conclut maître Koubaïachi, ajoutant que si on retrouvait Pierre, on toucherait 10% de commission. « Attention, ça va être très difficile, car Pierre est très marginalisé, ça sera pas simple pour le localiser ! » Le seul conseil qu’il pouvait nous donner, c’était de commencer nos recherches par « La mie de pain », dans le 13e arrondissement. C’est un centre, à Paris, où passent beaucoup de gens qui vivent en marginaux. Là, on pourrait essayer de parler avec les gens présents, leur demander s’ils connaitraient un certain Pierre qui devrait donc avoir 46 ans. Le nom de famille ? Il ne sera guère utile pour l’enquête car il faut savoir que les gens de la rue s’appellent entre eux par des surnoms ou des prénoms.

Patrick et moi, on décide de commencer notre travail sans tarder. Patrick est déterminé, c’est un très bon conducteur, il connaît la région parisienne comme sa poche. On se dit qu’il va y avoir du boulot pour retrouver Pierre. D’autant qu’on n’a de lui que des photos où il est âgé de seize ans, 30 ans sont passés, il a du bien changer !

On se lève, on s’extrait du canapé, une poignée de mains à Koubaïachi et on quitte son cabinet.

On se dirige vers « La mie de pain ». Au moins, commençons par le commencement. Ça veut dire examinons les lieux, comme tout bon professionnel. Dès que Patrick gare la Mercédès, sur le trottoir, dans le 13e, j’aperçois tout de suite un homme au physique athlétique, la quarantaine, cheveux grisonnants ; lui aussi regarde dans notre direction. Je l’aborde. Il a un ticket de loto foot à la main droite.
 S’il te plaît, je lui demande, il y a quoi comme match ce soir ?
 PSG – InterMilan, me répond-il.
 PSG a une chance ou pas ? Je souris.
 Aucune.

Je constate qu’il y a là une ouverture possible pour discuter, je m’approche de l’homme, lui tend la main et me présente :
 Willy !
 Rachid !
 Ça va ?
 Al-Hamdulilah !

La conversation s’engage sur « La mie de pain » d’où Rachid vient de sortir.
 Ça dit quoi à « La mie de pain » ? je lui demande.
 C’est comme d’habitude, la galère.
A sa voix, il semble un peu déçu.
 C’est chaud de venir tous les matins ici, c’est pas facile ?
 Oui mais, Hamdulilah, heureusement qu’il y a des structures comme « La mie de pain » ou « La croix rouge », même si, pour y dormir, c’est chaud, t’as raison ; faut toujours appeler le 115 et ils nous font galérer pendant des heures.

Mais il insiste pour me dire que là, ça va, qu’il y a pas à se plaindre, etc... J’en profite donc pour lui demander s’il ne connaitrait pas un Pierre ou Pierrot, un homme de 46 ans ; il a pu le côtoyer.
 Pourquoi tu le cherches, ce Pierre ? Me dit Rachid.
 C’est un ami de mon pote qui est dans la bagnole, et je montre Patrick.
Rachid, étonné, regarde plus la voiture que Patrick, lequel nous fait un petit signe de la main. Rachid semble excité, et doit penser « Mais qu’est-ce qu’ils veulent ces deux gars à Pierre ? » Il me dit :
 Tu sais, y en a beaucoup, des Pierre !
 Parle moi déjà de celui que tu connais.
 Y a un gars qui peut te renseigner sur un Pierre dit Pierrot-le-fou, ce gars s’appelle Samy, un type droit, correct, qui a une bonne approche, un Vitriot.
 Je pourrais le voir, ce Samy ?
 Il est souvent dans un bar chic à St Michel, sortie RER, pas loin des quais, le « Royal St Michel » où il fréquente une belle créature.

Forts de ces informations croustillantes, on part aussitôt direction St Michel. Dans la voiture, Pat me dit que ce serait bien de retrouver Pierre le plus vite possible mais il a le sentiment qu’on va pas mal galérer ces prochains jours. Vers 18 heures, on arrive devant le Royal St Michel. Pat se gare ; je sors de la voiture, j’entre dans la brasserie, je commande un diabolo fraise. Patrick arrive à son tour, demande un panaché. Le barman nous sert. J’entame une conversation banale, du genre « Ouf, ça fait du bien un verre de diabolo avec cette chaleur... » Pat participe à la conversation, on bavarde comme ça cinq bonnes minutes puis je balance ma question au barman :
 Au fait, tu connaitrais pas des fois un gars qui pilote des camping-cars ?
 Ça serait possible, répond le serveur. Pour quand que j’aurais besoin de ce gars ?
 Ben, le plus vite possible.
Je venais en effet de me souvenir de ce que Rachid m’avait dit de Tlemsani, dit Samy : « C’est un ancien routier ». J’annonce au barman :
 Si tu veux, je te laisse mon numéro et tu le passes à ton gars.
 Pas la peine, qu’il me répond en me montrant quelqu’un, voilà ton homme !

Je repère un type souriant, la quarantaine, accompagné d’une très belle femme, assis sur la terrasse, le long du boulevard. Je propose à Patrick qu’on aille l’aborder. On s’approche, je tends la main, je me présente, Pat fait de même. L’autre se présente à son tour :
 Enchanté ! Moi c’est Samy.
Pat et moi, on se regarde et on comprend que c’est notre homme. Les présentations faites, je lui dis :
 C’est le barman qui nous envoie, il paraît que tu maîtrises la route les yeux fermés !
On rigole tous les quatre, Samy, la femme, Pat et moi. Samy ajoute :
 Tout à fait, je conduis sur toutes les routes qui peuvent exister !

Sur cette boutade, on s’assoit à leur table et on entame une discussion un peu plus sérieuse. Je demande à Samy, sur un ton détendu, s’il connaitrait pas dans son entourage un Pierre qui fréquenterait la rue. Je le sens réticent :
 Quel Pierre ? C’est qu’il y en a beaucoup ?!
Pat vient à mon aide :
 Pierrot dit le fou, un grand gaillard, assez marginalisé.
Il décrit son physique ; Samy réagit :
 C’est possible... Il y a bien un Pierre dit le fou qui a pas mal baroudé dans certains centres d’urgence, notamment Le Pain de mie.
On se regarde alors, Pat et moi, et on se lève aussitôt.
 Et où on peut le trouver ce Pierre à cette heure-ci ? Que je dis.
Samy regarde sa montre :
 Neuf heures du soir ? Il doit être à Vitry, dans un centre qui se nomme la Diaconie.
On reste très étonnés de ces informations super précises, alors je lui pose une nouvelle question :
 Dis nous, Samy, t’as l’air de bien le connaître ce Pierre !
Samy ricane :
 Oui, oui, en effet, je l’ai pas mal fréquenté fut un temps. C’est un gars assez solitaire qui a quitté son patelin assez jeune. Il me disait souvent qu’il valait mieux être seul et pauvre que riche, malheureux et mal entouré ! Mais au fait, pourquoi vous le cherchez, Pierre ?
 T’inquiète, je dis, c’est juste pour lui faire signer quelques papiers qui vont lui servir !
 OK.

Après une bonne poignée de mains, on quitte la brasserie ; on voulait pas perdre de temps. On prend place dans la AMG et plein gaz vers Vitry.
 Il est déjà 21 heures, dit Pat.
On arrive dans le centre de Vitry. Pat se gare près de la place du Marché. Je descend, je traverse la rue, je regarde à droite, à gauche ; je repère un homme aux cheveux roux, une petite barbe de quatre jours, un blouson de cuir noir, un fly jacket très exactement. Je m’approche ; une poignée de mains, on se présente :
 Willy.
 Enchanté, moi c’est Sylvain.
 Vous connaissez un centre nommé Diaconie ?
 Tu prends la première à droite, juste après la banque, tu longes le trottoir d’en face, 200 mètres après le garage et tu seras au centre.

Je prends la direction indiquée tout en appelant Pat sur son portable pour qu’il me rejoigne. Pat vient se garer juste devant la porte du centre, 82 avenue Jean Jaurès. Moi j’essaie d’entrer dans le centre, mais la porte est fermée. Je sonne, personne ne répond. Je crie : « Y a quelqu’un ?! » Toujours personne. Ça commence un peu à me stresser. J’examine le bâtiment, qui doit être des années 30, avec toutes les fenêtres closes, c’est plutôt gris ; je regarde Patrick et l’immeuble qui se prolonge de son côté de la même manière. Je désespère ; tout ce travail, toute cette recherche pour rien, nada, ouallou, quedal !
Au moment de retraverser la route pour rejoindre Patrick, lequel commence à s’avancer avec la voiture, j’entends une voix !
« Monsieur, vous voulez entrer dans le centre ?
 Oui, mais y a personne ! Que je réplique.
 Insistez, faut insister avec la sonnette ! Vous êtes du centre ?
 Non, que je réponds, je cherche un homme du nom de Pierre.
 Mais je suis Pierre, qu’il me dit.
Bonjour l’étonnement. Aussitôt je le serre dans mes bras :
 Si vous saviez ! C’est qu’on vous cherche depuis un sacré bail !

Puis je lui montre une lettre, celle de son père ; je le laisse lire tranquillement tout en retournant à la voiture. Je le vois penché sur sa lettre, les larmes aux yeux. Il nous regarde, on lui fait un petit signe. Il vient vers nous, s’assoit dans le véhicule. On lui explique qui on est, ce qu’on fait. Pierre ne dit pas un mot.
 Y a des papiers à signer, qu’on lui dit, vous venez avec nous à Paris ?
Dans une main, il tient la lettre de son père, dans l’autre, il a encore le petit papier blanc qui lui sert de carte pour manger, chaque jour, au centre de la diaconie, à l’Abej. Et tout d’un coup il comprend que sa vie vient de changer du tout au tout.

Fin

Page de transition

Nos chasseurs d’héritiers ont donc rencontré une dizaine de proches de M. Pierre. Voici leur témoignage.

Bernard Stéphane

Tout a commencé en 2011. En janvier ou en février. Mais est-ce que c’est la date qui est importante ou les faits qui se sont déroulés ? Elle était belle. Belle de l’extérieur, et je croyais aussi de l’intérieur. A l’époque, je vivais seul, près d’Orléans. Les présentations faites, je l’ai aimée, adorée, respectée ; puis je me suis calmé. Une année s’est passée dans le bonheur. Je l’ai dotée, afin de prouver mon amour à sa famille, afin qu’elle devienne ma femme à leurs yeux. Une année s’est passée, donc, et je pensais que les choses avançaient. Le dossier de mariage était préparé ; j’avais quitté mon domicile pour m’installer dans sa famille. Et c’est là que l’enfer a commencé pour moi.
Elle attendait un enfant. Ce serait mon cinquième enfant. Cinq enfants avec quatre femmes, j’espérais bien que ce serait le dernier. C’est alors que le ciel m’est tombé sur la tête. Sa famille a tout mis en oeuvre pour déranger mon sommeil, pour que mes repas soient sautés. On ne me chassait pas ouvertement mais on le faisait de façon cachée. J’ai du perdre des affaires dans l’aventure et partir, afin de limiter les dégâts. J’ai bien tenté de sauver mon couple mais hélas, fini le rêve, bonjour le cauchemar.
Je suis parti en février 2012. Elle, je ne l’ai plus revue le temps de sa grossesse ou alors c’était juste pour lui donner, chaque mois, de quoi vivre et tenir dans sa situation. C’est le 10 octobre 2012 qu’est né l’enfant ; ce jour-là, elle m’a téléphoné ; j’étais alors à Chateauroux, dans la famille. « Je suis venu, j’ai vu mais j’ai pas vaincu ! » J’ai reconnu mon enfant. Il a à présent près de cinq mois mais je ne l’ai pas revu. Alors mon coeur se meurt, chaque jour je pleure ; mais je sais qu’(un jour) il me trouvera. J’aimerais tant le prendre dans mes bras, lui donner le biberon, le changer. Mais elle en a décidé autrement.
Je l’ai revu, une fois ; et elle m’a dit : « Pourquoi m’attendre ? Chacun cherche ses papiers en France ! »
Moralité : celui qui n’a pas de papiers aimera toujours par intérêt »

Ma vie ne tient qu’à un fil
Mes problèmes défilent
Comme un chien je les enfile
Avec une envie
Chien pour la rime pas pour la frime
Que mes ennuis se devinent
mes pensées se ravivent
je remercie Diaconie
mais je n’y passerai pas la vie !

Destinée, destinée

18 ans ont passé, l’enfant m’a retrouvé
à la rencontre j’avais pensé, mais jamais au passé
cherchant le centre du passé de mes pensées sans avancer
me questionner, me harceler ? pourquoi je ne l’avais pas cherché
pourquoi je ne l’avais pas appelé
pour lui parler, réconforter, en profiter,
comme sa maman, à tout moment, comme un enfant
la vérité il voulait savoir, réitérer toute son histoire
toutes ses années déroulées, élevé
par un noir dans l’espoir de me voir
comme sorti d’un tiroir
dans ses deux mains une photo
d’un papa faux, papa gâteau
un papa blanc mais pas présent
Beaucoup de gens parlent de la rue
Sans jamais y avoir vécu
La rue a fait c’que j’suis devenu
J’suis devenu mur, j’suis devenu dur
Méfiant, méchant et arrogant

Karim Djerbi

Mon histoire ? C’est celle de quelqu’un qui cherche du travail, qui cherche encore et toujours. Mais du travail, il n’y en a pas. C’est bien le problème. Et s’il n’y a pas de travail, il n’y a pas d’argent ; s’il n’y a pas d’argent, on ne peut pas manger.

Cela fait des années que je cherche. En Algérie, je faisais du business, je vendais des frigos, des télévisions ; c’est mon frère qui organisait. Je suis parti en 2009 en Italie, j’ai eu mon visa. Là bas, j’ai cherché du travail mais il n’y en avait pas. J’ai été à Milan ; j’ai été employé un moment par une société de fruits et légumes, pour la cueillette. Deux jours, trois jours, une semaine. Mais ça ne durait jamais longtemps. Alors j’ai continué à chercher encore.
Je suis venu en France ; je savais qu’il y avait beaucoup d’Algériens, de gens du Maghreb ici. Avec toujours la même idée, chercher du travail. La peinture, c’est un métier que j’aime. Je fais parfois des dépannages, je refais une chambre par exemple, on me donne 100 euros. J’ai lustré un parquet, j’ai pris la photo de ce travail, histoire de montrer aux employeurs ce que je sais faire.

L’autre problème, ce sont les papiers. J’ai des papiers italiens, je devrais donc pouvoir travailler dans toute l’Europe. Mais la France ne veut pas ! Je ne comprends pas pourquoi ! Il faut que je vive en France cinq ans pour avoir des papiers, dit-on ; il n’y a que deux ans que je suis là.

Quand j’aurai un travail, je chercherai une femme. Mais aujourd’hui, comment demander une femme en mariage si on n’a pas de travail ? Impossible. Comment lui donner à manger par exemple ?
Merci et bon courage !
L’histoire continue...
Sylvain
dit « le poisson volant »

Il dessinait une famille où le père avait un visage très dur, des mains comme des gants de boxe, la mère semblait douce – il lui avait dessiné un gros coeur sur la poitrine ; en face des parents, il y avait un petit garçon couché au sol, comme si on l’avait frappé.
Le dessin suivant représentait un homme, sans doute le petit garçon qui avait grandi, une bouteille à la main...

Il avait grandi, le petit garçon ; il s’était mis en couple avec une femme charmante. Celle-ci tomba enceinte après quelques mois. Il y eut des complications. L’enfant était mort-né. Que faire ? Frapper ? qui ? quoi ? pourquoi ? comment ? la solution ? Fuir.

Il s’enfuit. De sa famille, de sa région. Il est resté 17 ans sans donner de nouvelles. Il est revenu après ; pourquoi ?
Des fois, il se demande : « Qui suis-je ? où vais je ? d’où je viens ? »

Et ça continue ! Rebelote !
Mais voilà qu’arrive une petite crevette, de 3 kilos 800, née à 21 heures et des poussières : Laura !
Laura, t’as rien demandé ; et on ne t’a rien demandé, ni à ta mère, ni à moi mais pourtant, maintenant, tu es là ! Je ne te dirai pas « bienvenu », je te dirai simplement ; bonjour. Je ne peux rien te promettre, mais je vais juste essayer de faire du mieux possible pour ta venue au monde et pour ton futur.
Tu n’as que quatre jours et moi, je suis loin de toi, ici, en train d’écrire, en train d’essayer de comprendre et peut-être de réagir. Mais ne t’inquiète pas. Je ne serai pas tout le temps présent mais je serai là !
Papou

(…) Pourquoi ? Pourquoi est-ce que j’ai peur de ce qui vient, de ce qui va venir ? Pourquoi tant de dénie ? Pourquoi tant de demande ? Tant de demande sans réponse ? Pourquoi se poser tant de questions ? Pourquoi je fais ça ? Pourquoi je suis là ?

Sûrement pour m’aider moi-même et retrouver ce que j’ai perdu ? Perdu, oui, mais quoi ? Pour qui ? Comment ? Parce que trop alcoolisé ?

Et maintenant, comme avait coutume de dire un de mes aïeuls, « tant que tu marches, t’es pas mort ».

Merci pour l’aventure qui était instructive et très intéressante. Au revoir et à la prochaine.
RACHID KEBCI

C’est en mai 2002, à 5h du matin, que je quitte ma famille, mon village pour la France, l’Europe. C’est le rêve de mon enfance. Mon père me dit :
 Mais fils, tu as 34 ans, tu as un travail, tu as une maison, tu n’as plus qu’à te marier !
Je lui réponds que je pars pour 2 ou 3 mois, que je vais revenir.
 J’espère que tu vas revenir dans 3 mois, dit-il…
Lui, il connaît bien la France, il ajoute :
 Si c’est pas dans trois mois, ton retour, ce sera dans des années…

Il n’avait pas tort. A l’heure où j’écris ces lignes, ça fait 11 ans que je ne l’ai pas revu.
Donc j’arrive en France le 21 mai 2002 avec des rêves pleins la tête. Il y a un cousin qui a promis à mon père de me donner un coup de pouce. On se donne rendez-vous dans un café de la rue Monge, dans le 5e arrondissement de Paris. On prend un verre et il me demande où je passe la nuit ; je lui dis que je ne le sais pas encore. Il me dit qu’il y a des hôtels pas chers dans le 18e arrondissement. Là, je comprends qu’il ne peut pas m’aider ; mais pourquoi alors a-t-il promis à mon père de le faire ? Je prends une chambre d’hôtel.

Le lendemain matin, mon aventure commence en France. Je vais dans un café où se trouvent des gens de mon village pour avoir un peu d’informations. Là, je me rends compte que c’est vraiment dur. Quelqu’un m’explique où on peut manger et se loger gratuitement ; il m’envoie à « La mie de pain » dans le 13e arrondissement. On est des centaines à faire la queue pour avoir une place. La première nuit est longue mais j’y passe quand même trois mois, en cherchant du travail à gauche, à droite.

Six mois après mon arrivée, je trouve mon premier job au Marché aux puces de Clignancourt, chez une dame, comme vendeur. Je travaille de 6h à 18h, je suis payé 40 euros ; pour l’hébergement, j’ai trouvé un squat à Vitry/Seine, un immeuble de 12 étages ; j’ai une chambre au 10e, sans eau ni électricité ; et il y fait très froid.

Je partage cette chambre avec Nourdine, un ami ; dans l’immeuble, on trouve toutes les nationalités, des sans papiers pour la plupart. Un jour, je faillis mourir cramé. Ce jour-là, on a fait une fête, bien arrosée puis je vais tranquillement dormir. Vers 3h du matin, l’immeuble prend feu !Tout le monde prend la fuite, c’est le sauve-qui-peut ! Mais moi, je dors, d’un sommeil profond, à cause de l’alcool. Des pompiers arrivent dans les étages ; et je me rappelle avoir entendu : « Venez, venez, il y a quelqu’un ! Ici ! Il respire encore ! Dépêchez vous ! » C’est de moi dont on parlait ! Les sapeurs-pompiers m’ont descendu de l’immeuble ; je n’avais rien de grave. Simplement, à quelques minutes près, j’aurais été brûlé vif , dans ma chambre !
J’apprendrai plus tard que c’était un incendie volontaire, criminel, provoqué par des voisins.

Le lendemain, je retourne donc à « La mie de pain » mais il n’y a plus de place, il faut trouver un autre squat. Je croise un ami dans le 11e, près de République : c’est un coin où le soir on peut prendre une soupe chaude gratuitement. Je lui demande s’il connaît un endroit pour passer la nuit. Il me répond qu’il y a un hôpital abandonné du côté de Fontenay-sous-Bois (94) mais il y a déjà quatre toxicomanes qui se trouvent là. Je lui dis que je n’ai pas le choix, il fait trop froid... On décide donc de s’y rendre. On attend onze heures du soir pour entrer dans le bâtiment, car avant ce serait dangereux si ces types nous voient. On passe une semaine dans ce squat. Le septième jour, vers une heure du matin, les toxicos nous attaquent : c’est une bande armée d’un pistolet, d’un gros tournevis, ils ont avec eux un chien berger. Pour éviter le pire, on prend la fuite. Je passe alors dehors la nuit la plus froide de ma vie. Je reviens sur Vitry, dans un vieil immeuble de quatre étages squatté par des Kabyles. Il y a encore des places ; j’occupe une chambre au 4è sans porte ni fenêtre. Comme bagage, j’ai juste un sac de couchage. Comme il n’y a ni eau ni électricité, je prends avec moi une bouteille d’eau pour me laver le matin mais c’est un bloc de glace, il fait -5° dehors, -8 à l’intérieur... J’aménage comme je peux cette chambre pour y passer quelque temps ; j’ai récupéré un matelas, des planches pour faire une porte, des couvertures de la Croix-Rouge. Petit à petit, ce lieu devient une chambre jusqu’au jour où la police vient nous déloger...
Je passe donc des années et des années d’un squat à un autre, j’essaie de m’en sortir.

Un jour, je me rends dans un parc à Vitry ; je fais la connaissance d’une jolie femme qui vient de la même région que moi... J’espère sortir de cette galère et construire un avenir mais hélas, après un épisode heureux et amoureux, elle me quitte car il n’y a rien à espérer avec moi. Je ne possède rien, ni travail, ni carte de séjour, ni logement... Pourtant j’ai fait tout ce que je pouvais pour la garder ; je l’aimais. Cette séparation m’a fait très très mal. J’avais plus de force pour continuer, j’étais désespéré, j’avais perdu tous mes repères. Et le pire arriva : un matin, il est 6 heures, je quitte mon squat comme d’habitude pour aller travailler ; or il y a une bagarre entre deux personnes ; un voisin a du appeler la police, laquelle arrive aussitôt devant le squat juste au moment où moi je monte dans le bus 183. Deux flics me suivent dans le véhicule et me passent les menottes, devant tout le monde, comme à un voyou. J’ai honte. On me descend du bus, direction le commissariat. Je passe 48 heures en garde à vue. Motif : pas de papier sur moi. Les policiers ne veulent rien savoir, j’essaie de les convaincre que je n’ai rien à voir avec la bagarre, j’étais simplement au mauvais moment au mauvais endroit mais rien à faire. On me dit que je suis en situation irrégulière et après 48 heures, on me transfère au centre de rétention de Vincennes. Là je vis mon pire cauchemar, après ma séparation sentimentale. On va m’expulser ?! Je croise des gens de toutes nationalités, certains gardent l’espoir d’être libérés, d’autres attendent leur retour gratuit au pays d’origine. C’est l’angoisse totale. Six jours passent. Je demande à voir un docteur, car j’ai très mal, je mange pas, je dors pas. Le médecin du centre demande ma libération, il estime que je suis gravement malade ; il me donne une lettre pour un psy d’Ivry.

Août 2006 : je prends rendez-vous avec le psy. Je suis quant même content d’être libre mais à quel prix ?! Une dépression, certainement. Le psy confirme que mon état est grave et nécessite une hospitalisation. Mais je refuse ; je préfère prendre un traitement à la maison, et quelle maison : un squat ! Je reprends mon petit boulot au marché malgré la maladie que je cache à tout le monde. Je décide de louer une chambre d’hôtel avec le peu d’argent que je gagne car j’ai vraiment besoin de repos.

Je prends des antidépresseurs matin et soir mais je me sens faible et j’ai pris du poids comme jamais.

Un an passe, je suis toujours sous traitement. Je rencontre un ami qui travaille comme moi au marché aux puces. Lui aussi est en dépression. Il me conseille de déposer un dossier de demande de carte de séjour à la préfecture. Je décide alors de voir mon assistante sociale à la diaconie de Vitry ; elle me dit que c’est faisable. Les Algériens bénéficient d’une loi de 1968 signée entre les deux pays. Je dépose donc un dossier à la préfecture de Créteil. Après huit mois d’attente, je reçois un courrier de la préfecture, qui est malheureusement négatif. Je ne me décourage pas et je décide de changer de préfecture, de m’adresser cette fois à Paris, 75...

Je me présente à l’Arche de l’avenir ; c’est un organisme qui fait partie de « La mie de pain ». Je demande à rencontrer une assistante sociale. Elle s’appelle Milonie. Elle me donne rendez-vous puis m’oriente vers un juriste. Toujours à « La mie de pain », dans le 13è. On fait ensemble le nécessaire, elle me trouve un avocat, gratuit ; on pose un recours contentieux ; ça va durer un an, pendant lequel je continue de survivre comme je peux.
Un jour de décembre 2010, je reçois un appel de Maître El Amine, mon avocat désigné d’office pour me défendre.
Une bonne nouvelle ! On a gagné, me dit l’avocat ; dans quelques jours, vous allez recevoir une convocation à la préfecture pour retirer votre récépissé . Trois mois plus tard, je reçois ma carte de séjour ! Vie privée, vie familiale ! Je suis fou de joie ; quand je vois ma carte, je n’en crois pas mes yeux ! J’annonce aussitôt la nouvelle à ma famille. Pour tous, ce fut une grande joie. A présent, ils attendent mon arrivée avec impatience. Et moi, je me prépare au grand retour après ces onze années d’exil. Enfin je suis régularisé ; je vais recommencer ma vie comme un homme qui purge dix ans de prison. Je vais donc chez moi pour quelques jours de vacances tant attendues.

De retour en France, je reçois un courrier de la préfecture de police de Paris. En fait le préfet a fait appel ; il conteste ma carte. Pour cela, il fait référence à « la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales du 4 novembre 1950 et notamment ses articles 3 et 8 » ; au « code d’entrée et de séjour des étrangers et du droit d’asile, notamment son article L511 », à « l’accord franco-algérien de décembre 1968 modifié par l’avenant du 11 juillet 2001 »... Tout cela pour dire quoi ? que le médecin chef du service médical de la préfecture de police estimant que mon état de santé n’était pas très grave, je ne pouvais donc pas prétendre à l’article 6.5 du dit accord ; on ajoutait que j’étais célibataire, sans charge de famille en France où je n’avais pas d’attache ; bref, je devais quitter le territoire français dans un délai d’un mois...On précisait bien sûr que ma demande de titre de séjour était rejetée.

Pour moi, c’est la rechute. Que faire ? Alors que j’avais commencé à imaginer plein de projets. Je contacte mon avocate. Elle lit la lettre, m’annonce qu’on a perdu l’affaire et propose de refaire un autre dossier. Cette fois, pour une procédure de dix ans de présence...

Rachid a provisoirement interrompu son travail d’écriture ; il est en ce moment en Algérie, pour cause de mariage... Il compte bien continuer la rédaction de ses aventures.
Paul Serge

Lettre n°1
A Maître KoubaÏachi

Cher Monsieur le notaire, je vais vous expliquer ce qui s’est passé. J’ai l’honneur de bien vouloir porter à votre connaissance le cas humain suivant. De nationalité haïtienne, je suis entré en France le 21 septembre 2001 ; je résidais 2, allée Arsène Gravier, à la Croix Rouge Française.
J’ai connu M. Pierre. Il avait été attrapé par les policiers français ; il était dans une situation illégale, c’est à dire qu’il n’avait pas d’autorisation, pas de titre de séjour. Il a été conduit au commissariat de Paris pour être interrogé en tant qu’illégal ; il a passé une journée en garde à vue. Puis on l’a libéré.

Je suis heureux d’avoir rencontré M. Pierre. Ça s’est passé mercredi, on était le 5 mars 2013, vers 5 heures de l’après midi , rue Jean Jaurès, à Vitry.

Lettre n°2
A Monsieur l’ambassadeur

J’ai rencontré M. Pierre une autre fois, c’était pendant la visite du pape. Celui-ci a baisé le sol parisien pour nous apporter une bonne bénédiction. Les prêtres, les évêques, les bénévoles, les dirigeants, des gens des départements, de la Seine St Denis, ils étaient tous présents pour accueillir avec joie, avec contentement la venue du pape. « Nous sommes l’espérance » a dit le chef de l’Eglise catholique. La radio française rendait compte de l’événement. Pierre était également là.

Lettre n°3
A Monsieur le préfet du Val de Marne
Service des étrangers

M.Pierre a eu un accident de voiture, à Paris, St Michel (5e arrondissement), près de l’horloge. Une ambulance est intervenue pour les premiers soins. On le sait grâce à la vidéo-surveillance. Ce système est expérimenté depuis peu. Il était en pratique à Valenciennes dès 2010, à Marseille, à Chartes, à St Mandé, à l’aéroport d’Orly, à Asnières, à Puteau. Ce dispositif a d’ores et déjà permis de sauver des vies à Paris, ville particulièrement accidentogène et embouteillée comme les Champs Elysées, la rue de Rivoli, les grands boulevards.
Tous ces endroits vont être désormais contrôlés par quatre policiers. Les fonctionnaires vont opérer depuis une salle de contrôle installée dans les sous-sols de la préfecture de police de Paris. Il s’agit de faire baisser le nombre d’accidents, de fluidifier le trafic. En 2012, on a compté 7500 accidents, 39 morts, près de 800 blessés. Le dispositif va être testé durant quatre mois puis on établira un bilan afin de voir ses faiblesses et les suites à donner.
Les comportements pour lesquels le conducteur peut être verbalisé sans être interpelé sont au nombre de trois : excès de vitesse, non respect de distance de sécurité entre les véhicules et non respect des péages.
M.Pierre est vivant, il se trouve à Vitry, rue Jean Jaurès.

Lettre n°4
Au personnel français
(extraits)

La quatrième lettre de M. Paul Serge ne fait pas référence à M.Pierre mais elle parle beaucoup de l’apôtre Pierre, habile détour par la religion sans doute pour poursuivre l’enquête :

S’il est un homme parfait, après Dieu, c’est bien le père des croyants, à qui dieu lui même a promis de rendre grâce par des actions aussi nombreuses que les étoiles dans le ciel et les grains de sable au bord de la mer.

La lettre fait référence à Napoléon 3 :

« En 1848 Louis Napoléon Bonaparte (1808-1873) prêta serment devant l’assemble nationale, je jure, dit-il, de rester fidèle à notre communauté nationale ».

Il y est encore beaucoup question, en termes ardents, de la foi :

« Pierre et Simon, serviteurs et apôtres de Jésus Christ, à ceux qui ont reçu en partage une foi du même prix que la nôtre. La justice de notre Dieu et du sauveur Jésus Christ : que la grâce et la paix vous soient multipliées par la connaissance de Dieu et de Jésus Christ notre seigneur ; comme si divine puissance nous a donné tout ce qui contribue à la vie et à la piété. »
Abdenour BOUBEKIRIA

Les premiers temps où je suis arrivé en Italie furent très durs. Je prenais tous les boulots qui se présentaient, tout ce que les gens me proposaient. De temps en temps, je mentais afin d’être recruté. Par exemple, ils cherchaient un peintre, ou un maçon ou n’importe quel travail. Je disais que j’étais peintre, que j’étais maçon, que je savais faire. On me prenait, je me mettais au travail mais les gens voyaient bien que je ne connaissais pas le métier, que je n’en étais pas capable. Ils me payaient un peu et moi, c’est comme ça que, petit à petit, j’ai appris le métier.

Ensuite j’ai eu ma carte de séjour et un peu d’argent. Je me suis inscrit à l’école italienne de pizzaïolo. Mais pour s’inscrire, il fallait passer un examen médical. Comme j’arrivais d’un pays étranger, on m’a fait passer un tas d’examens, un peu trop même. Une radio d’ici, une radio de là. Mais les résultats étaient parfaits. J’ai du payer mon livret sanitaire. Ça me permettait de m’inscrire mais fallait payer aussi l’inscription.

J’ai fait quatre mois d’école puis deux mois de stage dans un restaurant de Rome, le « Maximilien », du nom de son patron. Au début, je ne savais que la théorie, la pratique est venue peu à peu. Après mon stage, je suis resté dans ce restaurant. J’ai bien suivi la méthode, il fallait tout bien préparer, que tout soit bien propre ; on n’avait pas le droit de parler pendant le boulot, faire ce que le chef disait de faire. On nous avait bien dit à l’école de ne pas discuter les ordres.
Le chef n’aimait pas qu’on le regarde préparer sa pâte, il avait ses petits secrets. Aussi quand il se mettait à la préparer, il trouvait une excuse pour nous éloigner (« Va chercher des cigarettes ! Ou Va me chercher de l’huile...).
Un jour que le chef était absent, il avait un empêchement, il me demanda de venir tôt dans l’après midi et de préparer la pâte. Je commence mon travail, je demande au père du chef la facture de la farine ( il y a plusieurs types de farine, je voulais voir celle qu’il utilisait) ; je fais la pâte ; le soir, le chef la goûte, il la trouve différente (et meilleure) que d’habitude et décide de dorénavant, c’est moi qui ferai la pâte !

On était deux pizzaiolos sur une trentaine d’employés. Je ne buvais pas mais le patron voulait toujours m’encourager à boire. J’ai toujours refusé. Je voulais m’accrocher au boulot. Pas de boisson. Un soir, c’est moi qui ai fait boire tous les employés. C’était un soir de fête. J’avais fini le travail au four, je suis allé donner un coup de main aux serveurs en salle. Je récupérais toutes les bouteilles de vin entamées et je versais à boire à tout le monde. A la fin tout le monde était saoul, sauf moi. Tout le monde dansait, chantait, j’animais la fête.

Autre souvenir : fallait faire des pizzas pour une fête de baptême. Beaucoup de monde et tous sont arrivés en même temps ; On a fait un nombre industriel de pizzas, 200 ? 300 ? en quelques heures, à un rythme de fou ! La responsable du baptême en avait presque oublié sa fête pour venir nous regarder bosser. Des heures de folie.

Plus tard, je retourne en Algérie, j’ouvre une pizzeria du côté de Jijel ( en petite Kabylie), près de la mer. Mais c’est une époque de guerre civile, de terrorisme. Je repars. Italie. France. Vitry. Là je retravaille dans un restaurant.

Il y a quelqu’un dont j’aimerais parler, c’est de ma soeur, mon aînée de trois ans. Parler d’elle et de la famille.
Dans ma famille, on était dix enfants, quatre soeurs, six garçons. Mon père était réparateur de télévision, il avait étudié par correspondance. Il parlait peu, ou alors c’était pour sortir une blague. Lui, ce qui le branchait, c’était l’électricité, la mécanique.
Il faut dire que son propre père était un comique, bien connu pour les plaisanteries qu’il racontait.
Des exemples de blagues ? Il y avait beaucoup d’histoires de pêcheurs. Un pêcheur, c’est bien connu, s’il prend un poisson de deux kilos, il va dire tout de suite que l’animal pesait 4 kilos... Donc, dans notre histoire, voici deux pêcheurs qui bavardent. L’un dit :
 Hier, j’ai pris un poisson de 40 kilos ! Une bête énorme. Heureusement que des enfants sont venus m’aider pour le sortir de l’eau ; moi je tirais, je tirais et je fatiguais le poisson, et eux, par derrière, ils l’ont mis dans un sac pour le jeter sur le sable. 40 kilos !
 Et moi, dit l’autre pêcheur, je suis parti au large, j’ai plongé avec mon fusil harpon mais j’ai pas trouvé de poisson ; par contre, je suis tombé, au fond, sur une moto, une vieille moto de l’armée allemande et en plus la phare était allumé, t’imagines ? Une moto allemande avec le phare allumé !
 Arrête, dit le premier, tu exagères ; au moins, éteins la lumière !
 Ok, mais si toi tu diminues le poids de ton poisson.

Voilà le genre de blagues du grand père paternel. Une autre histoire que j’aime bien : le grand père avait une 4L, ces Renault 4 qui peuvent faire fourgonnette. Un jour passe devant chez lui un couple, la femme a l’air plutôt épuisée. L’homme lui demande, comme un service, si le grand père pourrait les ramener chez eux en voiture. C’est tout près, à 3 kilomètres, dit-il, juste 3 kilomètres. Pour aider la dame, le grand père accepte. Au bout de 3 kilomètres, il demande si on est arrivé et l’homme ajoute : c’est un tout petit peu plus loin ; au bout de cinq kilomètres, même demande et même réponse : « C’est un petit peu plus loin » ; et l’homme répète la même chose après 15 km, 20 km, 30 kilomètres. Alors le grand père dit : Excusez moi mais j’avais pas compris que UN kilomètre, chez les arabes, ça voulait dire DIX !

Ma mère était ce qu’on appelle une femme au foyer ; la religion comptait beaucoup pour elle qui était souvent malade et souvent absente.
C’est donc ma quatrième soeur, la plus petite des quatre, Fadila, qui s’est occupée de moi. C’était un garçon manqué, comme ont dit ; elle était super bonne en football, à la nage, en peinture, elle était capable de réparer des télés ; on était des inséparables.
Tout le monde à la maison aimait imiter le père, démonter et remonter des mécaniques ; nos jouets étaient en fait des outils.
Donc avec Fadila, on ne se quittait pas, elle portait les mêmes habits que moi, les mêmes baskets, on avait les mêmes pointures, la même taille. On était comme des jumeaux. On faisait tout ensemble. Elle ne supportait pas qu’on lui dise : toi, t’es une fille, t’es pas capable de faire ceci ou cela, de grimper sur un arbre, d’aller à la mer... Pour elle, il ne devait pas y avoir de différence entre une fille et un garçon.
Et puis un jour il s’est passé quelque chose que sur le moment je n’ai pas compris ; je devais avoir 9 ans, elle en avait 12 et demi. Il y avait une gêne de sa part, elle se plaignait de douleurs au ventre, elle cacha ses vêtements ; en fait elle devenait une jeune femme. Résultat ? Elle s’est mise à bouder, on s’est plus parlé pendant un mois, deux mois. Après, c’était plus comme avant ; les choses avaient changé. Puis elle a grandi, elle a fait des études, elle s’est mariée, elle est devenue directrice d’école. Son mari est pharmacien, ses enfants vont à l’université.
Notre amitié continue, on s’appelle chaque semaine.
Nordine TLEMSANI

En cette journée ensoleillée de la Saint Valentin, j’ai eu l’idée de flâner dans les rues de Paris en longeant la Seine, du côté du quartier St Michel, là où les étudiants se mêlent aux touristes et aux habitués des bistrots. Je me suis installé à la terrasse d’un café pour consommer quelques rafraichissements. Il y avait un fond musical qui me laissait rêveur.

Soudain une main s’est posée tendrement sur mon épaule et j’entendis une voix s’esclaffer : « Bonjour, chéri, tu es là ?! » Quelle ne fut pas ma surprise de revoir une ancienne conquête. Elle était si ravissante, si voluptueusement, si légèrement vêtue ; il faut dire qu’il faisait chaud. Je repensais à notre séparation ; celle-ci avait été douloureuse à oublier. Toutes ces années qu’elle avait passées aux Etats-Unis pour son travail, c’était une commerciale.

Joyeuse rencontre, donc, et je proposais à Sylvie, c’est ainsi qu’elle se prénomme, un restaurant italien dans le quartier du Sacré Cœur. Il y a là une terrasse fleurie qui donne sur un superbe panorama de Paris ; on voit des touristes vagabonder, de çà, de là, accostés par des vendeurs de cartes postales et de souvenirs de Paris. Tout ça nous rappelle les souvenirs de notre première rencontre, on flânait alors autour de ce prestigieux monument ; on avait passé là de longs moments de bonheur.
Ensuite, comme ça lui faisait plaisir, j’ai entrepris de la promener dans la capitale, elle repensait alors à sa jeunesse.

Après quoi, elle m’a suggéré de visiter sa famille ; celle-ci résidait à Versailles. Ça me rendit sceptique. Une telle visite après tant d’absence ?

Bon, je me résignais à cette visite avec une certaine appréhension. J’invitais Sylvie à monter à bord de ma voiture, modeste mais très confortable et en très bon état, direction : la ville historique où résidaient ses parents. Ils avaient une grande maison de deux étages, un énorme salon au rez-de-chaussée superbement meublé style Louis XVI, donnant sur une cave frigorifique où étaient emmagasinées quantité de bonnes bouteilles de grand cru.

On s’installa dans un canapé pour faire plus ample connaissance. On commence par se dévisager, furtivement, timidement ; apparemment l’ambiance n’était pas trop tendue. Ma chère Sylvie nous demanda ce qu’on voulait boire. Je fis remarquer que leur maison était très belle, très grande, bien agencée ; l’atmosphère se décontracta ; la mère de Sylvie souriait, ouverte, curieuse de savoir quel avenir je réservais à leur fille. Le père écoutait attentivement notre conversation. On me posait des questions à n’en plus finir ; la future belle-mère semblait avoir peur que sa fille ne connaisse des mésaventures avec moi. Au fur et à mesure de la discussion, les parents semblaient réconfortés sur l’avenir de notre couple, rassurés.

Sylvie me proposa de faire le tour du propriétaire. Je ne me fis pas prier et je la suivis. Il y avait devant la maison une immense terrasse pavée à l’ancienne, parfaitement nivelée, avec des vitres anti-reflets solaires ; l’été, l’endroit est illuminé par les rayons ultra-violets. Confort haut de gamme avec climatisation, ce qui est fort agréable pour les grands dîners.

Je continuais le tour de la maison et découvrais, à l’arrière, un gigantesque terrain gazonné, et délaissé ; c’était sans doute dû au handicap du père, les suites d’un ancien accident d’automobile. Ce qui me poussa à lui proposer de tondre cette pelouse. Il apprécia le geste, m’offrit une nouvelle collation dans le camping-car garé au fond du jardin.

Je restais émerveillé par ce véhicule ; c’est en fait ce que je voulais depuis longtemps. Pendant qu’on y prenait un pot, je le questionnais sur tous les accessoires que je voyais là ; j’imaginais aussi tous les aménagements qu’on pouvait y apporter, car j’en avais vu beaucoup lors de foires expositions.

Peu à peu l’ambiance entre le « beau-père » et moi se détendit, ça devenait familier, décontracté, on se sentait libres. Il me proposa même de me prêter son engin pour d’éventuelles sorties, ce qui était tout à fait appréciable.
Mais brusquement le ciel prit des couleurs sombres, la journée se terminait, il fallait penser à la gastronomie.

Son père nous invita dans une auberge proche, ce qui m’arrangeait bien car mon estomac trouvait le temps long. Nous voilà embarqués dans sa superbe voiture ; pour me faire plaisir, il m’a laissé la conduire. Je me sentais noyé dans le confort ; je m’empressais d’appuyer sur l’accélérateur, faisant rugir son moteur de 250 CV en V6. L’engin n’eut aucun mal à traverser les champs verdoyants bordés d’arbres fruitiers ; on passa par des villages aussi beaux les uns que les autres ; les vestiges historiques de certains me faisaient rêver. Nous sommes enfin arrivés à l’auberge ; elle était perdue dans une vaste étendue de verdure. On nous réserva un accueil très chaleureux à commencer par l’apéritif offert par la maison. Apparemment, la famille de Sylvie était très connue de l’aubergiste ; on nous proposa un coin tout à fait mignon avec lumière tamisée, fond musical très doux à écouter ; des bougies étaient disposées sur une belle nappe vichy, à carreaux rouges et blancs, ainsi que des couverts de classe.

Le moment du menu arriva, que j’attendais avec impatience. En entrée, on eut droit à un délice de printemps, c’est à dire une feuille de laitue enrobant des crevettes, accompagnées de petits morceaux de truffe, de tomate, de riz assaisonné. Un régal.
Puis se présenta mon péché mignon, un plateau de fruits de mer bien garni. Ah, je m’en léchais les babines.
Le repas se passait dans de grands éclats de rire, bref un moment mémorable. Ce n’était pas fini. Arriva le plat garni composé de langue de veau persillée, avec une forestière servie avec une excellente purée. On a fini avec un banana split suivi d’une sublime mousse au chocolat.

Quand l’addition arriva, le père de Sylvie l’honora facilement. De mon côté, j’offrais à la tablée un magnifique digestif ; la soirée se terminait en apothéose.
De retour à la maison, les parents nous ont proposé, à Sylvie et à moi, de passer la nuit dans la chambre d’amis ; c’est ainsi qu’on a conclu l’union nuptiale que j’avais tant espérée.

Babuscu Abderahmane

Je m’appelle Abderahmane, mes amis disent Abdou. Je me souviens, je suis parti avec Patrick et l’Abej en Haute Savoie. Une semaine de vacances. Tout s’est bien passé ; on a rencontré les amis de Patrick ; on a fait du ski. Je me souviens d’avoir ri, avoir fait le pitre, sur mes skis, en agitant mes bâtons...
OULD BEY SAID

Mon histoire ? J’ai quitté le bled en 2011, j’avais 32 ans, pour venir en France. J’avais des problèmes de santé, de vue plus exactement, je ne vois pas bien, et la nuit, je ne vois rien.
Mon trajet ? Oran, Alicante, Paris. Alicante/Paris par la route. A Paris, j’ai attendu l’heure de la fin du travail pour appeler mon cousin, et lui demander de venir me chercher.

Pour le joindre au téléphone, c’était difficile (téléphone fixe ? Téléphone portable ?). J’ai essayé plusieurs fois. En attendant j’ai passé ma journée sur Paris dans le métro, en bus, en train. Toujours pas d’appel.

Où passer la nuit ? A l’hôtel ? Je me sentais mal, j’ai des médicaments à prendre ; j’ai un traitement depuis que je suis au bled, j’ai de l’hypertension.

Le lendemain matin, j’entre dans une cafétéria pour boire un thé, toujours avec ma valise. Je continue à chercher l’adresse de mon cousin. Finalement je la trouve, ce n’est pas très loin de l’hôtel ; j’ai marché une heure pour trouver mon cousin.

Me voilà dans sa maison, on est face à face ; il me dit qu’il avait vu mon appel sur sa messagerie, qu’il m’avait cherché lui aussi.
Je me sentais nerveux ; est-ce qu’il m’invitait chez lui, oui ou non ? On bavarde :
 La famille, comment ça va ? tout le monde va bien ?

Mais il ne me dit pas : « Sois le bienvenu. » C’est pourtant lui qui m’a envoyé l’invitation. Je ne reste chez lui qu’un jour. Puis je vais chez des amis, sur Paris, des gens que je connais depuis le bled. J’avais le contact via internet.

On prend rendez vous chez un médecin, pour mes yeux. Ce dernier me dit : vous n’avez pas droit aux soins ici, en France.

Plus tard, j’ai trouvé du travail sur Paris, comme déménageur. Du travail au noir, pendant un mois.
Et puis il y a eu les questions du visa.

Deux mois après, j’arrivais à Vitry, je cherchais du boulot du côté du marché. Je commençais à réfléchir à mon avenir, je m’inquiétais. Et puis je suis tombé sur un homme comme moi, qui cherchait du travail lui aussi, qui habitait chez des amis ; on a fait connaissance, on était tous les deux Algériens.

Un jour quelqu’un à qui j’expliquais ma situation m’a parlé du diaconat ; je me rappelle bien ma première visite ici, c’était un jeudi matin ; l’assistante était là pour m’aider ; on a pris rendez vous, on a commencé les démarches. Les choses allaient mieux, le matin je prenais un café, une douche.

En janvier 2012, j’ai eu un entretien avec l’assistante, Mme Nora qui m’a beaucoup aidé alors que j’étais malade. On m’a aidé pour les repas, la carte, les transports.
Là, je vais faire une pause : je veux bien écrire mon histoire mais j’ai trop mal aux yeux...

Voilà, je continue l’histoire. Au bout de quelques mois, j’ai obtenu ma carte, l’aide médicale, j’ai pu me faire soigner, surtout les yeux. Côté transport, ça va, je m’arrange avec les bus, le métro. Petit à petit j’ai trouvé du boulot ; je travaille au marché deux jours par semaine. Je distribue aussi des prospectus de publicité sur Vitry ainsi que le mensuel, chaque début de mois, pendant quatre jours. Le reste du temps, je travaille dans le déménagement, pour vivre. Je suis bien, je suis mieux que je n’étais, je dors bien, je mange bien, je m’habille bien, ma situation est bonne. Je suis toujours célibataire, j’habite chez un ami ; ensemble on travaille « kif-kif pareil ».

Tout cela passe vite ; ça fait une année et huit mois que je suis en France, à Paris et dans le 94 : je suis toujours vivant ! La santé, ça va, grâce à Dieu et merci à la diaconie, à ses assistantes sans oublier la responsable Mme Cherif, mon ami Willy, tout ce qu’il a fait pour moi.
Je me sens bien quand j’écris, mieux depuis que je vais chez le médecin. J’écris mon histoire avec quelques fautes ; je suis faible en français à l’écrit mais par contre je comprends bien la langue.
Merci à M. Streiff et bonne continuation.

PATRICK SALAÜN

M. Pierre, Arthur le connaît bien. S’il fallait présenter Arthur, ce serait incontestablement par ses cheveux. Longs et bouclés, ils reflètent le rayonnement de sa personnalité. Un jour, il a rencontré M. Pierre, sur le quai d’un métro que l’un attendait et l’autre pas. Ils se sont regardés, se sont considérés, ils ne se calculaient plus puis d’un coup ils se sont mis à causer :

 C’est long, hein ? dit Arthur.
 Très, répond M. Pierre.
 Et vous attendez quoi ?
 L’attention des gens !
 Je comprends mais c’est long.
 Et toi ?
 Moi, j’attends mon métro.
 Hein, s’étonne M. Pierre, ça fait deux fois qu’il passe.
 Je sais mais je n’y étais pas…
 Ha bon !
 Tien, le voilà qui vient !Je vais pouvoir le prendre.
 Et pourquoi cette fois ci ?
 Parce que ça y est, j’ai rencontré quelqu’un et je peux m’en aller
 Bon voyage, chuchote M. Pierre.

Arthur s’est levé, a marché vers la porte du métro qui l’aspira, juste au moment de la sirène de fermeture.
Arthur est parti et M. Pierre resté là ; ce fut leur première rencontre.

La seconde fois, il y avait du monde dans la station, et tous étaient en émoi. Il y avait là les habitués : Dédé avec son fauteuil auquel il manquait une roulette ; le colonel et son langage fleuri rapporté de ses vingt ans de légion étrangère ; Momo le silencieux ; Josette qui parle tout le temps ; et il y avait aussi M. Pierre. Tout le monde l’aimait bien, M. Pierre. Il avait toujours un mot gentil pour chacun et surtout, il aimait rigoler.
Alors, ce jour-là, quand il a été agressé, ça a choqué. Il était là, assis comme tous les jours dans la station, regardant passer les métros et regardant les gens aussi. Tout à coup des hommes sont descendus d’une rame, ils étaient trois. Ils se sont approchés de M. Pierre, qui était un peu à l’écart du reste du groupe, et ils se sont mis à parler fort, très fort même. Et les insultes ont fusé. On n’a pas bien eu le temps de réagir, ils étaient déjà sur lui, le frappant, hurlant...Comme ça, juste histoire de se défouler. Tous, on s’est levé, Josette criait, on a couru vers M. Pierre. Mais c’était trop tard : les autres avaient déjà déguerpi comme des lapins. « Enfoirés ! » a juste dit Momo dans un souffle. Pierre, lui, baignait dans son sang. Et déjà les pompiers se pointaient.

Quand on a revu M. Pierre, quelques jours après, à l’hôpital, il était allongé, fatigué mais lucide. « Deux côtes cassées et trauma crânien » qu’il a dit, ajoutant en souriant, à l’adresse de Dédé : « Tu vas pouvoir me filer ton fauteuil ! ».
Josette a souri également, en se forçant un peu, Momo lui a lâché une larme. Arthur aurait bien aimé qu’il reparte avec eux mais le professeur, sentencieux, a dit : « Nous devons le garder encore quelques jours pour d’autres examens ».

On dit que le métro parisien n’est plus sûr ; on dit aussi que la violence est en hausse. Arthur croit surtout que ce sont les gens les premiers responsables. Ce qu’il a du mal à dire, Arthur, c’est qu’en dehors du groupe, personne n’a bougé durant l’agression. Pauvre Pierre, il était au mauvais endroit au mauvais moment. Arthur aimerait, lui, fleurir le métro parisien avec des fleurs imaginaires. Il y aurait là, pensait-il, le respect, la solidarité, la fraternité, toutes ces choses qui changent la vie et qui font voyager sans bouger.

Arthur n’avait pas vraiment l’habitude de la foule, il préférait les rencontres individuelles, les temps d’arrêt qu’elles procuraient dans une journée trop agitée. Ce jour-là pourtant, il avait du s’y résigner à la foule.
Quand Michel, Miché, lui avait proposé une visite à la Foire du Trône, il avait un peu hésité et puis finalement, il avait dit : oui ! Après tout, il faut toujours tenter de nouvelles expériences. Et, en vérité, les montagnes russes le tentaient un peu. Beaucoup.
Après la fouille réglementaire et très symbolique ( « Tu passes facile une arme de poing » glisse Michel à Arthur), ils étaient entrés dans ce temple du jeu et du plaisir… payant. Arthur était sidéré de ce qu’il voyait, du bruit surtout, des flonflons de la fête. Il marchait au radar, s’en remettant au sens de l’orientation de Mich’. « Je vais te conduire aux Montagnes russes, tu vas voir, ça décolle ! » Va pour décoller, se dit Arthur, à moitié rassuré.
Tous deux marchaient en fendant la foule, d’abord sans se parler puis Michel lui glissa à l’oreille :
« C’est fou, cette ambiance ! ça me rappelle plein de trucs, des tas de souvenirs de jeunesse, du temps où j’étais forain. Jusqu’à ce putain d’accident !

S’ensuivit un long silence.
« Bon, dit Miché à Arthur, j’vais pas t’emmerder avec mes histoires ; ce serait trop long et surtout....ça me tirerait les larmes. On est venus pour rigoler, non ?
Arthur ne dit rien mais il gardait tout, comme un trésor qu’on lui confiait.
« Voilà les montagnes russes ! Cria Miché. Coup d’adrénaline au coeur d’Arthur. En s’approchant, il vit les structures métalliques bleues et sacrément hautes... mais il vit aussi un groupe de cinq, six personnes qui lui semblaient familières. Et pour cause ! C’étaient des têtes connues, Mano, Josette, le colonel et M. Pierre, remis de son agression. Il y avait aussi une tête nouvelle. Arthur l’avait bien croisée une fois ou l’autre mais sans jamais lui parler, l’occasion ne lui en avait pas encore été donnée.
 Salut, moi c’est Nordine !
 Arthur ! Répond l’autre en souriant.
 Bon, dit Pierre, qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
 On était venus pour les montagnes russes !
 C’est bête, on en sort juste, répondit Pierre.
 Reste plus qu’à boire un coup alors !
C’est Michel qui venait de faire cette proposition. Du même coup, l’épreuve du feu était reportée.
« Ouf » respira Arthur, soulagé mais un peu déçu finalement. « Ce sera pour une prochaine » dit-il en se dirigeant avec le groupe vers le kebab tout proche. Il s’assit à côté de Nordine qui se mit à lui raconter son histoire...

Le départ d’un pays qu’il aimait, son pays, la traversée de la Méditerranée pour gagner les côtes italiennes, les tentatives multiples pour prendre pied sur cette terre étrangère, la solitude, le rejet de certains. Jusqu’à la rencontre d’un homme qui lui proposa un travail. « Au black, tu vois, parce qu’il n’avait rien d’autre à proposer et il cherchait des bras pour avancer son chantier. Comme il a vu que j’étais bosseur, et que je travaillais bien, il m’a proposé une embauche, ce qui était facile à l’époque. J’y suis resté 13 ans ! »

Arthur écoutait Nordine avec une telle attention qu’il n’avait pas vu que M. Pierre s’était installé à côté de lui. Il écoutait lui aussi et ne perdait rien de ce qui était raconté. Au bout de quelque temps, tout le groupe s’est finalement approché, entourant Pierre et Arthur qui restaient pendus aux lèvres de Nordine.

« Tu vois, dit Pierre tout d’un coup, ton histoire, c’est un peu la mienne finalement. Et aussi un peu la nôtre, à chacun. On a tous rêvé d’un autre pays, d’une autre vie que celle-là, un pays qui réaliserait toutes les promesses de la vie ! On a tous fait la traversée, pas tous sur la mer, d’accord. Mais on est tous passés de l’autre côté, cet endroit unique que notre imaginaire avait créé de toute pièce. Et puis on s’est tous heurtés à la réalité, et même parfois on s’y est plantés en beauté ! »

Les autres, autour, opinaient du chef. Visiblement, les mots de Pierre touchaient juste. Et l’on sentait qu’il venait d’ouvrir la boîte à souvenirs que chacun porte dans son coeur.
 C’est pour ça, reprit Pierre, c’est pour ça qu’aujourd’hui, j’ai décidé de changer les règles du jeu. Ouai ! » lança-t-il en claquant la table du plat de la main.
Arthur le regardait fixement, tout comme Nordine.
 Accouche ! » lui balança Michel, un tantinet excité par les effets ménagés par Pierre. Celui-ci toisa Mich’, puis regarda fixement chacun des participants.
 J’ai changé de vie ! leur dit-il dans un souffle.
 Tu as quoi ? Dit Arthur.
 J’ai changé de vie, changé d’identité, mon gars ! Répondit-il en posant sa grosse paluche sur l’épaule du jeune homme. Tous le regardaient, incrédules.
 Pierre n’est plus, je m’appelle désormais Jean-Charles Trévidic et j’ai emménagé dans une petite maison bretonne, au bord de la côte de granit rose...

Un silence suivit, qui n’avait d’égal que le lointain flonflon des bruits de la fête. Alors, ils se mirent à rire, tous ensemble, même Arthur, d’un rire franc, joyeux et même un peu forcé.
 Ton histoire est sympa, lui dit Nordine, mais franchement, où vas tu chercher tout ça ? Enfin, tu nous auras bien fait marrer. C’est déjà ça.

Ce qui surprit tout le monde, c’est que Pierre ne se départit pas de son sérieux. Il se leva et dit :
 Les gars, c’est la dernière fois que vous me voyez... Si je suis parti pendant plusieurs semaines, c’est pour préparer tout ça. Je vous passe les détails. Ce serait trop long et je veux rester discret. Mais vous êtes mes potes, alors j’ai voulu le dire en face. Prenez soin de vous, vous allez me manquer.

Il posa de nouveau sa main sur l’épaule d’Arthur, son regard avait une intensité particulière ; puis il se détourna, s’en alla très vite, si vite que les autres n’eurent pas le temps de réagir...
Ce soir-là, Arthur eut du mal à trouver le sommeil. Il tournait et se retournait dans son lit en pensant à l’histoire de Nordine, à Pierre... Pierre, Nordine, Michel, tout devenait confus, la fiction et la réalité se mélangeaient. La nuit fut agitée et il fit des rêves, nombreux, dont il devait se souvenir toute sa vie...

Fin
Sommaire ? Postface ?

Merci à Chantal Montellier pour la couverture.

4 de couv

« M. Pierre a disparu. C’est un habitué de l’Abej mais depuis quelques semaines, on ne le voit plus. Or un notaire le cherche. »
Cette simple phrase a été, pour une douzaine de participants à l’atelier d’écriture, le prétexte pour inventer une sorte d’enquête policière, un puzzle composé d’autant d’histoires qu’il y eut d’auteurs, hôtes et animateurs de l’ABEJ ensemble. Régulièrement, ils se sont retrouvés ( huit fois !) autour d’une longue table, devant une feuille blanche, un crayon à la main. Et les mots sont venus. Naturellement. Le résultat est là, un vrai bout de roman, un peu, beaucoup, passionnément inspiré de la vie et de la galère de chacun ou parfois purement imaginé. Au total, une belle aventure...



Site réalisé par Scup | avec Spip | Espace privé | Editeur | Nous écrire