Table ronde

Face à la fragmentation de la société

Comment faire face aux divisions de la société ? Et construire une conscience de classe de notre temps ? Ces questions de la « fenêtre 2 » de la base commune donnent lieu à un échange entre trois dirigeant(e)s communistes, Fabienne Haloui, Veronique Sandoval et Pierric Annoot.

Comment faire face à la fragmentation de la société ?

Veronique Sandoval :
Depuis les années 70 et le début de la crise systémique, le patronat n’a de cesse de diviser les travailleurs pour maintenir son pouvoir absolu sur la production comme sur la répartition des richesses. C’est l’objet d’une bataille idéologique à grande échelle opposant ceux qui ne trouvent pas d’emploi (les ‘assistés’) à ceux qui ‘se lèvent tôt’ pour gagner leur vie, les fonctionnaires, assimilés à des ‘nantis’, aux salariés du privé qui doivent se battre pour conserver leur emploi. Mais c’est aussi, au sein même de l’entreprise, une stratégie délibérée de destruction des collectifs de travail en ayant recours à des restructurations permanentes, des changements continuels dans l’organisation du travail, l’individualisation des horaires et des rémunérations et la mise en concurrence des salariés. Si nous voulons faire face à cette fragmentation des travailleurs, nous ne pouvons donc pas nous contenter de mener la bataille pour une sécurité d’emploi et de formation pour tous. Il nous faut aussi nous attaquer à la gestion, comme à l’organisation du travail dans l’entreprise, qui ne peuvent plus être la chasse gardée du patronat.

Fabienne Haloui :
La « fragmentation de la société » est associée au multiculturalisme et son échec, à la notion d’identité majoritaire et d’identités minoritaires. En même temps que la crise aggrave les inégalités, émergent des exigences d’égalité « catégorielles » (femmes, handicapés, homosexuels…), des revendications liées à l’intégration d’une immigration africaine et nord- africaine fortement discriminée (emploi, logement) et à la pratique de l’islam, devenue la 2ème religion de France.
Il ne s’agit pas d’opposer la diversité à l’égalité, ni de choisir entre le modèle culturaliste et le modèle républicain tous deux échec.
L’intégration ne se décrète pas, elle se vit et ne peut être effective sans droits, sans égalité, sans reconnaissance de l’Autre et sans remise en cause de l’ordre social.
Il s’agir d’inventer avec les intéressés un modèle qui privilégie le « nous », un « nous multiples » définissant les contours d’une société du bien vivre ensemble, solidaire, laïque, fondée sur l’égalité des droits pour tous, le refus des discriminations, le respect de l’altérité culturelle, la citoyenneté de résidence, la valorisation de la culture du métissage.

Pierric Annoot

La stratégie de la droite ces 10 dernières années a consisté à opposer systématiquement les jeunes des catégories populaires entre eux : les jeunes des quartiers populaires toujours associés à des racailles opposés « aux jeunes qui veulent s’en sortir » ; les jeunes déscolarisés systématiquement opposés aux jeunes qui manifestent « pour sécher les cours » et qui prennent les premiers « en otage »... Dans le même temps, cette mise en opposition permanente dans les discours s’appuie sur une mise en concurrence violente sur le front de l’emploi et de la formation, sur une fragmentation des travailleurs dont parle Véronique. Cette fragmentation est d’autant plus exacerbée pour notre génération, que les contrats d’emplois précaires sont devenus la norme. Pire, les récentes réformes de l’éducation visant à individualiser les parcours, répondent à l’objectif du patronat de mettre en concurrence les jeunes entre eux le plus tôt possible, mais aussi avec les autres générations de travailleurs afin de casser les protections collectives. Face à ce règne de l’insécurité généralisée sur laquelle s’appuie la déstructuration totale du travail, l’enjeu des luttes pour la sécurisation de l’emploi et de la formation me semble une première étape indispensable.

Comment reconstruire une conscience de classe ?

Veronique sandoval
Lutter contre toutes les divisions entre les travailleurs est indispensable à la mobilisation populaire. Mais la conscience d’appartenir à une communauté d’exploités ne conduit pas mécaniquement à l’action pour transformer la société. Vouloir dépasser le capitalisme suppose de comprendre que celui-ci n’est pas une loi physique immuable, mais le résultat d’un processus social et historique. Cela suppose aussi pour les travailleurs de prendre conscience qu’ils ne sont pas les simples objets d’une histoire sur laquelle ils n’auraient pas prise, mais que par leur activité de travail ils se construisent en tant qu’être singulier, tout en transformant le monde par le résultat de leur travail comme par les rapports sociaux (de concurrence ou de coopération) qu’ils entretiennent dans cette activité. D’où l’importance pour les communistes de remettre le travail au cœur du débat public.

Fabienne Haloui :
La guerre entre pauvres et moins pauvres, entre blancs et non blancs épargne les puissants et la domination capitaliste. Construire une conscience de classe, c’est lutter contre les divisions et mener la guerre aux idées fausses par des campagnes durables et argumentées : contre l’opposition salariés du privé-fonctionnaires, travailleurs-chômeurs, travailleurs-immigrés, travailleurs-assistés, français-immigrés. Redéfinir le « nous » et le « eux » en terme de lutte de classes. Redonnons leur fierté et leur dignité à celles et ceux exclus, déclassés ou stigmatisés que nous voulons rassembler dans et hors de l’entreprise. Partons à la reconquête des mots, le pauvre et l’immigré ne sont ni des assistés ni des fraudeurs ; l’immigration n’est pas un coût pour la France ; les étrangers ne prennent pas le travail des Français, leur nombre n’a pas augmenté ; les charges, les salaires ne nuisent pas à la compétitivité du travail etc…Menons la bataille contre la lepénisation des esprits, première cause de l’effacement de la conscience de classe, façonnons une nouvelle pensée solidaire.

Pierric Annoot :
Il s’agit d’abord de donner à voir les logiques qui déterminent la réalité, cette lutte des classes qui opère sans que les acteurs n’en aient conscience, de déconstruire le travail idéologique de la droite qui consiste à dévier les centres d’attention, à évacuer tout contenu de classe dans les conflits. C’est là toute la difficulté et toute l’utilité de nos luttes : mettre à jour, derrière une réalité en apparence objective, les combats idéologiques qui s’y jouent. Il s’agit donc de déconstruire une certaine perception du réel, de mettre à jour les dominations pour mettre à jour en même temps les possibles. D’autre part, cette prise de conscience doit s’appuyer sur l’expérience, sur le vécu. Par exemple, beaucoup de jeunes n’ont que faire des théories prémâchées mais cherchent des solutions à leur vécus, a nous de nous y adapter et de tirer le débat sur les responsables de ces situations, le système capitaliste et ses serviteurs. Enfin, tout ce travail ne sera jamais suffisant si nous ne savons faire la preuve dans la réalité que les fenêtres d’espoir que nous ouvrons ne sont pas des mirages. Parler de la transformation possible de la société sans jamais faire la preuve concrète de cette possibilité, c’est mener à l’échec du fatalisme. D’où l’importance fondamentale du militantisme au quotidien, de la capacité des militants communistes et d’autres à rayonner sur leurs lieux de vie et d’activité, à allier en permanence le discours et l’action.

Propos recueillis par Gérard Streiff



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