Juin

Individu et collectif. Quoi de neuf ?

Après avoir valorisé, exalté, magnifié le tout-individu pendant un bon quart de siècle, le balancier idéologique serait-il en train d’amorcer un lent déplacement vers le collectif. Des signes divers et convergents, qui relèvent aussi bien du débat politique ou philosophique que de sondages ou de modes publicitaires, tendraient à l’indiquer. Signes encore fragiles. Et puis il ne s’agit certainement pas d’un retour à un modèle ancien mais d’une sorte de rééquilibrage entre individu et collectif.

Ces dernières semaines, une grande banque française a tapissé nos murs, rempli les colonnes de nos journaux de placards publicitaires où s’affichent des collectifs ( d’ouvriers, de sportifs ou de fillettes en tutu) avec ce slogan « Rien n’est plus beau que l’esprit d’équipe ».
Après nous avoir longtemps vanté l’ultra-individuel, le chacun-pour-soi, le « perso », la finance trouverait que le « commun », l’ « ensemble », ça se vendrait mieux ? C’est nouveau. En tout cas, pour qu’un banquier parie sur « lesprit d’équipe », c’est qu’il y a quelque chose dans l’air. Mais quoi ?
UN : Une critique renforcée du tout-individu.
Pourtant, depuis les années 70, la notion de « collectif » n’a cessé de se dévaloriser, de perdre de son attrait. Dans la foulée d’un esprit libertarien issu de 1968, « l’individu » a pris une place dominante, au moment même, paradoxe apparent, où François Mitterrrand s’installait au pouvoir. En 1989, la « chute du mur » porte un nouveau coup dur au concept de « collectif », entraînant dans sa chute les notions d’Etat, de nationalisation, d’impôts, de solidarité, de redistribution, de vie publique, durablement discréditées. ( Seule la dette « publique » est restée à la mode...).
Mais les choses changent. Le tout-individu est montré du doigt. Dans un article énergique, publié le 27 mars dernier dans « Le Monde », par exemple, le philosophe Tzvetan Todorov, qu’on a connu moins bien inspiré, regrette que « les défenseurs du bien commun paraissent aujourd’hui archaïques » ; il montre comment, en Europe de l’Est, « l’intérêt collectif y est aujourd’hui frappé de suspicion : pour cacher ses turpitudes, le régime précédent l’avait invoqué si souvent que plus personne ne le prend au sérieux, on n’y voit qu’un masque hypocrite. Si le seul moteur du comportement est de toute façon la recherche de profit et la soif de pouvoir, autant cesser de faire semblant et assumer ouvertement la loi de la jungle. » Todorov pointe aussi cette nouvelle droite occidentale, américaine notamment avec le mouvement du « Tea Party », qui est en guerre contre le collectif, l’Etat, l’impôt : « Quiconque s’oppose à cette vision du monde est traité de cryptocommuniste ! » Il se livre à une descente en flèche du « nouveau monstre : un individualisme débridé qui exerce sa domination aux dépens de la société. (…) On passe d’un extrême à l’autre, du tout-Etat totalitaire au tout-individu ultralibéral, d’un régime liberticide à un autre, d’esprit sociocide si l’on peut dire. » Et Todorov termine sa critique en ces termes : « Rien ne nous oblige à nous enfermer dans le choix entre tout-Etat et tout-individu : nous avons besoin de défendre les deux, chacun limitant les abus de l’autre ».

Double logiciel

Ce rééquilibrage individu-collectif est également pointé par Edgar Morin dans son dernier opus, « La voie » (Fayard). Il évoque (p 263) ces « deux plus profondes et complémentaires aspirations humaines » que sont l’autonomie et la communauté. Tout un chapitre de son livre (pp275-277), consacré à ce qu’il appelle la réforme morale, insiste sur cette dialectique du « je » et du « nous » : « Si on définit le sujet humain comme un être vivant capable de dire « je », autrement dit d’occuper une position qui le met au centre de son monde, il s’avère que chacun de nous porte en lui un principe d’exclusion (personne ne peut dire « je » à ma place). Dans le même temps, le sujet porte en lui un principe d’inclusion qui nous donne la possibilité de nous inclure dans une relation avec autrui, avec les « nôtres » (famille, amis, patrie), et qui apparaît dès la naissance où l’enfant ressent un besoin vital d’attachement. Ce principe est un quasi logiciel d’intégration dans un « nous », et il subordonne le sujet, parfois jusqu’au sacrifice de sa vie. L’être humain est caractérisé par ce double principe, un quasi double logiciel : l’un pousse a l’égocentrisme, à sacrifier les autres à soi ; l’autre pousse à l’altruisme, à l’amitié, à l’amour... Tout, dans notre civilisation, tend à favoriser le logiciel égocentrique. Le logiciel altruiste et solidaire est partout présent, mais inhibé et dormant. Il peut se réveiller. C’est donc ce logiciel qui doit être stimulé. »
En conclusion, il note encore : « En vertu de la trinité humaine : individu / société / espèce, il faut concevoir une éthique en trois directions », à savoir l’éthique individuelle, l’éthique civique et l’éthique du genre humain.

La SOFRES depuis 1990 décrypte « les valeurs des Français » en testant (tous les deux ans) auprès d’un vaste public des mots clés.
Après une période marquée par le repli sur soi (2006), par la bunkerisation (2008), elle parle aujourd’hui de « Français qui « font avec » (la crise), avec la situation, avec eux-mêmes, avec les autres... Et ce pour recréer du lien, d’adapter, inventer, s’innover ». Dans sa dernière livraison, celle de 2010, l’agence note encore : « Ayant survécu à la crise, les Français (...) se réorientent vers des valeurs plus positives, plus collectives ».
Plus exactement encore, elle pointe « une double dynamique qui se décline tant sur le plan personnel que social voire sociétal ». D’un côté, une prise en charge individuelle ( débrouillardise, etc). De l’autre, ce qu’elle appelle la reliance (terme utilisé souvent par Morin) ou l’envie de lien social avec l’autre. Pour l’agence, « cette ouverture sur soi et aux autres est perceptible dans un attachement renforcé aux valeurs de « sociabilité », « vertus sociales » ou d’ »effervescence » au détriment de « conflit », de la « volonté de puissance » ou du « repli », du détachement. L’engouement croissant pour les réseaux sociaux, les apéros géants, la fête des voisins, ou bien encore les achats groupés en témoignent ».
Derniers exemples de ce nouvel air du temps : à Cannes s’est tenu en avril le MIPTV, le marché des (futurs) programmes télévisuels. Un expert dit (Le Monde, 6/4) : « Désormais la nouvelle tendance du petit écran, c’est la survie et l’entraide » ; au même moment sort en librairie le dernier essai de l’américain Jeremy Rifkin, « Une nouvelle conscience pour un monde en crise. Civilisation de l’empathie » (Editions Les liens qui libèrent) où il montre qu’ »avec la mondialisation émergent aussi des sentiments altruistes, généreux ».
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Encadré
Libre développement de chacun

Sur le rapport individu/collectif, on pourra lire avec profit l’intervention de Dominique Belougne, secrétaire d’Espaces Marx Aquitaine aux rencontres « Actualités de la pensée de Marx », Sciences Po-Bordeaux, 2008. Il y rend hommage à trois philosophes : Lucien Sève et son « Penser Marx aujourd’hui » (La Dispute) ; Arnaud Spire et « Marx cet inconnu » (Desclée de Brouwer) ; et Jean-Louis Sagot-Duvauroux, « Emancipation » (La dispute).
Extraits : « C’est de la conception égocentrique de l’individualité bourgeoise que Marx propose de se débarrasser, pour partager enfin entre tous les membres de la société l’individualité universelle qui leur fait défaut. Priorité au libre développement de chacun. Le chapitre II du Manifeste se conclut sur une pétition de principe. L’individu que doit faire surgir le communisme dans son mouvement y est évoqué en ces termes : A la place de l’ancienne société bourgeoise, avec ses antagonismes de classes, surgit une association où le libre développement de chacun est la condition du libre développement de tous. De nombreux marxologues, influencés par la caricature dominante du marxisme privilégiant le « collectif » ont lu cette phrase à l’envers : le libre développement de tous est la condition du libre développement de chacun. C’est ainsi que – dérive des pays socialistes européens aidant – s’est répandue l’idée faussement attribuée à Marx que l’objectif d’un révolutionnaire serait d’abord de faire la révolution et qu’ensuite seulement il s’occuperait de l’épanouissement individuel de lui-même et d’autrui. »
Voir le site d’Espacesmarxbordeaux.



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