La revue du projet, avril 2011(n°7)

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Culture pour chacun, culture pour tous

La culture a longtemps été une priorité de la gauche. Voir 1936 ou le programme du CNR ou 1981. Cet enjeu peine aujourd’hui à s’imposer dans l’espace public. La droite en profite pour opérer un tournant, jouant « le peuple » contre « l’élite », avec son mot d’ordre « culture pour chacun ». Un débat d’idées s’amorce, timidement. Repères.

« Défense de l’art pour tous » , « « Défendons autrement la culture pour tous ! Cessons de dévaloriser l’art socioculturel » , « La culture pour chacun ou le populisme au service du marché » , ces titres de récents articles semblent indiquer qu’un débat pourrait s’amorcer autour de l’enjeu de culture . Le premier texte est un point de vue du metteur en scène de théâtre Jean-Pierre Vincent ; le second est une contribution de historien Gérard Noiriel ; le dernier est une tribune du responsable communiste Alain Hayot .

On ne refera pas ici l’histoire de la politique culturelle en France ; rappelons simplement qu’au cours de la seconde moitié du siècle dernier, un projet de démocratisation culturelle et artistique a bel et bien existé dans ce pays. Il a donné des résultats spectaculaires. D’un côté la puissance publique a offert de vrais moyens aux créateurs, pour leur permettre de travailler « librement », les rendre autonomes face au pouvoir et face au marché. D’autre part, une vraie mission de service public a été menée pour combattre les inégalités culturelles. Dans la foulée d’André Malraux et de son ministère de la culture, dont les orientations prolongeaient nombre de recommandations du programme de la Résistance, du CNR, on a assisté, par exemple, à l’éclosion de théâtres nationaux, de centres dramatiques et chorégraphiques, de scènes nationales, de festivals, de compagnies, etc . Avec le soutien de l’Etat mais aussi des villes, des départements, des régions, cette vitalité culturelle s’est progressivement installée un peu partout sur le territoire, s’invitant même parfois dans les quartiers, les prisons, les hôpitaux, permettant une assez large fréquentation des théâtres, du spectacle vivant, des musées. Certes, cela ne fut pas un conte de fées, les insuffisances de cette politique ont toujours été notoires mais le projet qu’Antoine Vitez appelait « élitaire pour tous » a longtemps représenté un objectif largement partagé, et en tout cas une référence.
De tout cela, la droite apparemment ne veut plus. Elle n’en veut plus pour des raisons de tiroir-caisse, d’austérité budgétaire, de RGPP et autres restrictions. Elle n’en veut plus par conservatisme : la démocratie culturelle n’est pas sa tasse de thé. Le bourgeois à l’Opéra et le populo à Disneyland, bref chacun à sa place ! Elle n’en veut plus non plus par doctrine : le libéral n’aime pas l’art. Dans son dernier opus , Annie Le Brun montre bien comment fonctionne « le système de crétinisation dans lequel l’époque puise sa force consensuelle », comment tout est fait pour « gagner du terrain sur notre espace imaginaire ».

Pour atteindre son objectif, le pouvoir agite donc le nouveau slogan de « culture pour chacun ». En jouant « le peuple » contre « l’élite ». En fait, il part de contradictions réelles : la culture à la française a produit d’un côté « des professionnels de la création artistique » (Noiriel) de bon niveau mais pas toujours très attentifs aux « finalités civiques » de leur engagement. D’un autre côté existe une culture publique, un art « socioculturel », via notamment le milieu associatif, actif mais dévalorisé, délégitimé, assimilé à une culture uniformisée, collectiviste, « communiste » en somme !

Le peuple et l’élite

Les contradictions entre ces deux niveaux existent mais le pouvoir entend les utiliser, les exacerber, mobiliser les uns contre les autres. L’élite (culturelle) est montrée du doigt car elle aurait creusé les inégalités, imposé ses normes, intimidé le peuple, l’éloignant de la culture. « L’art a un effet d’intimidation sociale » prétend la note du ministère qui affirme aussitôt que « la démocratisation culturelle a échoué ». D’où le lapin sorti du chapeau : la culture pour chacun, qui a officiellement pour but de « réhabiliter les cultures populaires méprisées par les élites » ( Noiriel toujours). Mais ce slogan résonne comme une sorte d’invitation à l’enfermement, au repli sur son groupe, sa communauté, sur son identité. Chacun chez soi ! C’est en fait maintenir les plus démunis dans leur carcan, les empêchant de s’échapper à un cadre trop étroit, les figeant, leur interdisant d’aller voir ailleurs. C’est le contraire du désir de mobilité sociale que cherchait à susciter « la culture pour tous ».
Apparemment houspillée, l’élite de son côté ne devrait pas trop souffrir de cette orientation ; seuls ceux qui oeuvrent au décloisonnement sont vraiment visés par le ministre de la Culture et son appareil de la rue de Valois.
« Nous refusons cette bouillasse pseudo-libératoire qui n’apportera rien à personne » écrit Jean-Pierre Vincent dans sa tribune, laquelle a suscité sur le site du journal nombre de commentaires. Par exemple : « Ce monde que nous fabriquent les bureaucrates et les gens d’argent est triste et sans avenir. L’humain ne pourra pas y vivre car il n’est pas fait pour cela. Un jour ou l’autre, il retrouvera des valeurs qui font que la vie vaut la peine d’être vécue. » Ou M.E. : « Jean Pierre Vincent a raison de rappeler que la décentralisation culturelle a bien eu lieu. Ces efforts n’ont pas été vains et la belle notion de "élitaire pour tous" a donné quelques beaux résultats. Mais on y a renoncé comme si c’était un échec et par obsession de rentabilité, comme du reste à l’éducation pour tous, à la santé pour tous . » Ou H5 :« Apprêtons-nous à devenir acteurs mineurs -des lucioles... » Ou encore A.R : « Ce projet est en marche : je rappelle que 50% des arts plastiques et de l’éducation musicale au collège (pourtant une heure par semaine, c’était déjà pas beaucoup) ont été sacrifié(s) à l’autel d’une histoire des arts, pâle resucée des "visual studies" américaines. »
« Si l’on ne veut pas laisser la droite occuper le terrain de la démocratisation de la culture, conclut Noiriel, il est urgent d’impulser une réflexion collective maintenant à distance les intérêts corporatistes mais s’appuyant sur les expériences développées par celles et ceux qui n’ont pas renoncé à faire vivre l’idéal d’une culture pour tous, tout en l’adaptant aux réalités de notre temps ».
ENCADRE
A lire « Du trop de réalité » d’Annie Le Brun, Stock. Extraits :
« Avec le naturel des saisons qui reviennent, chaque matin des enfants se glissent entre leurs rêves. La réalité qui les attend, ils savent encore la replier comme un mouchoir. Rien ne leur est moins lointain que le ciel dans les flaques d’eau. Alors, pourquoi n’y aurait-il plus d’adolescents assez sauvages pour refuser d’instinct le sinistre avenir qu’on leur prépare ? Pourquoi n’y aurait-il plus assez de jeunes gens assez passionnés pour déserter les perspectives balisées qu’on veut leur faire prendre pour la vie ? Pourquoi n’y aurait-il plus d’êtres assez déterminés pour s’opposer par tous les moyens au système de crétinisation dans lequel l’époque puise sa force consensuelle ? »
« Systématiquement arrachés à la nuit de leur cohérence profonde, il n’est plus de signes qui ne finissent par dériver loin du sens. Et catastrophe pour catastrophe, on est en droit de se demander si la prolifération de l’insignifiance qui en résulte n’est pas plus inquiétante que la disparition de la couche d’ozone. L’aurions-nous oublié, les objets imaginaires sont aussi nécessaires à notre survie. »
« Le succès planétaire de Disneyland montre que le coup de force est en train de réussir. Car ce ne sont plus seulement nos rapports à l’espace et au temps qui y sont manipulés. C’est notre pouvoir ancestral de nier l’un et l’autre au nom du merveilleux qui s’y trouve littéralement pétrifié. Aussi, le seul fait que le monde des contes de fées y soit réduit à la plus grossière réalité tridimensionnelle constitue une catastrophe comparable à la dévastation des grands ensembles forestiers. »

Voir aussi le sondage : Dépendance, l’aide de l’Etat est plébiscitée

Ces deux articles ont été repris par MEDIAPART.



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