LONGPONT/2017

PREFACE

Au départ, il y a une idée de Fabienne Sablou, responsable de la Médiathèque communautaire de Longpont-sur-Orge. Est-ce que j’accepterais d’animer un atelier d’écriture, ouvert à qui le souhaite, dans le cadre de son établissement ? J’accepte, évidemment, parce que j’aime cet exercice. Un atelier d’écriture, c’est quoi ? C’est à la fois jouer avec les mots et inventer des histoires ; construire un texte et laisser faire l’imagination ; aligner des phrases et partir à l’aventure.
Première rencontre avec les volontaires, Sandrine, Marie-Thérèse, Eric, Françoise, Michelle, Colette, Jacqueline, Michèle, Blandine, Florence. Et si on écrivait un roman noir, un récit policier ? et si on partait du terrain, de Longpont, de son château (d’un de ses châteaux) ? Chiche.
Je propose une simple phrase d’attaque, un incipit modeste : « Le château a pourtant fière allure » et j’appelle nos auteur-e-s à poursuivre….
Et comme si la chose était naturelle, tout le monde se met aussitôt à écrire, à planter un décor, décrire des personnages, bâtir une intrigue.
Je me charge de synthétiser, après chaque séance, la dizaine de textes recueillis, en respectant les formulations proposées et en intégrant les propositions de chacun/chacune. Et nous voici, six mois plus tard, et 100 pages plus loin, au terme de l’aventure : un vrai polar, efficace, solide, convainquant. Un petit miracle ? Si l’on veut, un joli travail en tout cas, un vrai plaisir d’improvisation et un partage réussi.
A vous, lecteurs/lectrices, de poursuivre l’aventure.

Gérard Streiff
Journaliste/auteur

Messes noires au château

Chapitre 1

Le château de Villebouzin a pourtant fière allure. C’est ce que se dit Cécile en l’observant à travers la grille d’entrée devant laquelle elle patiente depuis de longues minutes. Elle a déjà sonné une fois à l’interphone mais l’écran de contrôle demeure éteint et elle hésite à renouveler son appel trop rapidement.
Elle prend donc le temps de détailler la façade du bâtiment avec ses nombreuses ouvertures et son entrée en rotonde. Son regard balaie l’imposante toiture en ardoise rythmée par les cheminées, les lucarnes et le lanterneau central.
De nombreuses fenêtres sont surmontées d’un arc de cercle en pierres apparentes ; il y a là comme une allure de visage. Des yeux, sourcils étonnés qui scrutent le promeneur.
Bienveillants ou soupçonneux ? A voir.

Elle imagine, à l’intérieur, une enfilade de pièces qui donne envie d’avancer et de pousser chaque porte qui se présente, un boudoir habillé par un fin décor chinois en camaïeu bleu sur fond blanc, où le seul fait de se tenir suffit à s’en réjouir, à s’en émerveiller simplement.

En observant ce château au travers des barreaux, Cécile se remémore des bribes de son histoire mouvementée. On n’est pas loin de Paris. Jadis, un train circulait du château jusqu’aux Halles. Il s’approvisionnait auprès des maraîchers, mais ramenait en retour des grosses légumes de la capitale en mal de sensations extrêmes, dit-on.

Elle se dit que dans le jardin, il y a de quoi occuper ses journées, rectifier la silhouette ébouriffée d’une topiaire, désherber le labyrinthe, agrandir le compost ou traquer les champignons nocifs qui attaquent la vegetation.

Dans le parc arboré, renards, écureuils, hérissons et de nombreux oiseaux doivent mener leur vie de liberté, en compagnie de quelques paons loquaces. De hauts platanes abritent des étangs peuplés de grenouilles, qui animent sans doute les nuits d’été d’un chœur de coassements, ponctués de hululements de chouettes.
Un bassin rectangulaire abrite des carpes poussives et dodues.

Mais la fière allure s’arrête net lorsque son regard s’aventure quelque peu sur la droite du château, là où se dressent, incongrus, anachroniques et parfaitement laids, des cubes juxtaposés et/ou superposés qui font insulte à la mémoire de ses bâtisseurs.

Chapitre 2

Soudain, elle entend un bruit étrange.
Il provient d’un de ces bâtiments, situé à une cinquantaine de mètres et à moitié caché parmi les arbres. Un cri … Une plainte … Quelque chose d’indéfinissable entre le vagissement d’un bébé et le hurlement d’un animal. Surprise, elle tourne la tête vers la bâtisse et il lui semble voir une silhouette masculine qui se dissimule entre les fourrés. Ce n’est peut-être après tout qu’un jardinier occupé à sarcler le pied d’un massif mais elle ne peut s’empêcher de frissonner lorsqu’un nouveau cri se fait entendre, cette fois brutalement interrompu. Comme si une main se plaquait sur une bouche. Pire … comme un bâillon qui étouffe.

Lasse de sonner à la grille principale du château sans obtenir de réponse, Cécile pense sauter par-dessus le petit muret un peu éboulé sur la gauche mais hésite : elle se voit atterrir peu glorieusement dans l’herbe.
C’est qu’elle est un peu trop en chair pour sa petite taille, mais son regard bleu husky, son petit nez retroussé et inquisiteur, sa bouche charnue et ses boucles dorées virevoltantes lui confèrent un charme sans équivoque auprès de la gent masculine.

La grille s’ouvre enfin .
De nouveau, le bruit étrange résonne. Cécile tend l’oreille, aux aguets. Elle cherche l’origine du son. L’écho brouille les pistes. Elle ferme les yeux. Elle a l’impression que le bruit est plus fort derrière elle. Elle avance, vaguement inquiète. Pourquoi n’y a-t-il personne ? Où sont-ils tous passés ? Le bruit cesse.

Et soudain, dans ses oreilles, ça gratte, ça bruisse. Elle se retourne. Et tombe nez à nez avec un drôle de bonhomme. Il est vêtu d’un vieux jean. Il ne semble pas souffrir du froid pourtant sa vieille chemise à carreaux rouges et noirs laisse passer l’air frais du matin.
Ses yeux bleus fatigués fixent Cécile :
 Tiens, une visiteuse. Pas souvent qu’on vous voit ici.
 Bonjour Monsieur.
Elle lui tend la main. Il ignore celle ci et continue de racler l’allée avec un râteau fatigué.
 Bonjour, répète-t-elle, d’une voix ferme et décidée.
 Que venez vous faire ici ?
 J’ai rendez vous.
 Ça alors, dit il en se grattant le crane dégarni. Pourquoi venir ici ? Je ne reçois personne.

Ce jardinier est vraiment étrange. En proie à l’inquiétude, Cécile s’éloigne de lui. A présent, le coin est calme, et reposant, les récentes gelées ont figé les bassins et poudré les pelouses, seul un carré de terre tout fraichement remué ajoute une note de couleur.
Elle s’arrête brusquement : fraichement remué ? Ce n’est pourtant pas l’époque des plantations.

Ce bruit, encore ce bruit... Un patient de la clinique sans doute. Elle est trop émotive. Allons, courage ! Elle n’aurait pas pensé que des patients dépressifs puissent gémir de la sorte.

Cécile n’aime décidément pas l’atmosphère de cet établissement. C’est beau certes mais l’histoire sulfureuse du château a traversé le temps. Ces bâtiments ne sont ils pas quelques fois victimes de malédictions ?
Sa main se crispe sur son portable. Elle agrippe la bandoulière de son sac, elle n’est plus qu’un bloc, attentive. Faut-il se retirer ou poursuivre vers ce bâtiment, légèrement à l’ écart ? Le silence est retombé , pesant. Elle avance à l’ écoute de ses propres pas. Mentalement elle repasse dans sa mémoire le message de Maud reçu hier.

Et à nouveau ce bruit étrange... Cette fois, elle ne sursaute pas, habituée qu’elle est déjà à toutes les bizarreries qui surviennent en ce lieu, à la fois imprégné de son lourd passé et soumis aux lubies de ses pensionnaires d’aujourd’hui. Elle n’a pas peur non plus. Toute son enfance passée en compagnie d’une sœur « différente », Maud, lui a forgé une carapace suffisante pour faire face à l’imprévu, éviter toute panique.
Cette sœur est aujourd’hui une petite femme à l’allure discrète, quelqu’un sans importance qui passe, qui sert un moment puis qu’on oublie, au souffle ténu, toujours à grelotter.

Maud, chambre 21 du pavillon bleu. Elle doit l’attendre. Elle va encore devoir subir sa litanie de reproches. Elle frappe à la porte de sa chambre et entre aussitôt. La chambre est vide. Pourtant, Cécile le sait bien, Maud quitte rarement le lieu.

Chapitre 3

Cécile et Maud, c’est déjà une longue histoire.
Maud est l’aînée, de 7 ans. Celle qui a essuyé les plâtres d’une famille « différente ». Elle n’aurait jamais du naître, on lui a répété depuis l’enfance. L’ennui c’est qu’elle s’est accrochée dur au cordon. Du coup, elle a gâché la vie de sa mère. Celle-ci n’aurait jamais épousé cet homme, beau mais stupide, juste bon pour les jeux de l’amour. Maud a payé pour sa faute et elle a bien morflé.
Cécile est la petite dernière, celle qui s’en est mieux tirée dans la gabegie familiale. A son arrivée, la brute de père, dont les coups avaient ébranlé la raison de sa sœur, s’était un peu calmée. Les deux sœurs étaient soudées au ciment brut par leur pesant vécu. Contre le déchainement des fureurs gratuites du couple aigri, elles avaient fait bloc. Une relation forte s’ était nouée entre les filles.
Puis Maud s’est murée en elle même, elle a perdu l’usage de la parole. Rien n’y a fait. Plus un mot, plus un regard, Maud est devenue une coquille vide.
Ils ont vu plus tard les meilleurs médecins. Elle est passée sous les appareils les plus sophistiqués : scanners, IRM. La réponse des docteurs était toujours la même « tout va bien ».
Cécile s’énervait « Tout va bien, dites vous ? Mais regardez la ! Ce n’est plus Maud, c’est un fantôme ».
Cécile passait de plus en plus de temps auprès de sa sœur, lui racontait ses journées, essayait de la faire sourire. Il arrivait parfois que se dessine comme un voile sur son visage vide. Dans ces instants fugaces, Cécile espérait un retour à la vie. Cependant Maud restait muette, en dehors d’elle même.
Cécile prenait son rôle d’ autant plus au sérieux que sa mère s’ absentait souvent pour des nécessités professionnelles. Maud avait confiance en elle, cette petite sœur qui la protégeait en toutes circonstances, excusait ses multiples bêtises et qui était pour elle une deuxième « maman ».

Cécile ne sait pas quoi penser de l’absence de Maud. Elle prend le parti de s’asseoir et d’attendre : elle n’ est pas vraiment inquiète, sa sœur a toujours eu des réactions tellement inattendues.
Puis un spasme douloureux étreint sa poitrine.
Elle a bien laissé sa sœur dans sa chambre lors de sa dernière visite. Elle l’appelle. Elle attend. Elle répète son appel, après un instant. Personne ne peut lui faire reproche de sa disparition. Après tout, Maud a des jambes et peut s’en servir à sa guise, comme chacun ici bas. C’est ce qu’elle répliquera à sa mère pour couper court à toute investigation. Peut être même qu’elle ne lui dira pas. C’est plus simple, elle s’inquiétait toujours énormément. Elle lui annoncera la routine. De toute façon, elle ne se déplacera pas pour vérifier par ces temps gelés.

Maud… Tant de souvenirs la lient à cette sœur dont la raison a vacillé petit à petit… « Plus tard, j’y penserai plus tard… » Depuis longtemps, Cécile a pris l’habitude, comme Scarlett O’Hara, de ranger dans son panier-plus-tard, toutes les pensées trop perturbantes, tous les problèmes qui ne pouvaient pas trouver de solution dans l’immédiat. A quoi bon ressasser, aujourd’hui, ici et maintenant, tous les épisodes de la lente et longue descente de Maud dans son enfer personnel, sa prison invisible. Il fallait parler de ça avec le psy, c’est tout. Tourner et retourner seule, dans ce labyrinthe ne servait à rien.

Aujourd’hui Cécile a un caractère bien trempé. Revancharde, elle entame une carrière prometteuse de juriste : elle veut faire la peau à toutes les injustices.

Chapitre 4

Cécile remarque alors des articles de presse sur la table de nuit.
Ils ont été découpés avec soin. Elle y jette un coup d’œil et soupire intérieurement. Ces journalistes, décidément ! Comment peut-on publier des titres aussi racoleurs ?
Rites sataniques à la clinique : Les démons de retour à Villebouzin ? demande l’un d’eux. Heureusement, le reste de l’article est plus sobre.
Mardi dernier, la direction de la clinique de Villebouzin à Longpont/Orge a déposé plainte au commissariat d’Arpajon pour dégradations. Plusieurs portes intérieures et extérieures ont été taguées à la peinture noire. De source policière, ces tags représentent des pentacles, signe bien connu des satanistes, ainsi que le nombre 666, le nombre du diable. Le personnel soignant exclut que ces graffitis soient l’œuvre d’un de leurs pensionnaires. La direction fait part de son inquiétude, les patients de la clinique, déjà fragiles, sont très affectés par les faits. La sécurité de l’établissement va être renforcée.

Le second article n’est pas moins surprenant : « Villebouzin : le retour de la Montespan ». Intriguée, Cécile lit la suite :
« Le château de Villebouzin, historiquement bien connu pour avoir abrité au XVIIème siècle des messes noires auxquelles aurait participé la Marquise de Montespan, est depuis quelques semaines l’objet de surprenantes rumeurs. Des habitants dont les maisons jouxtent le parc, prétendent avoir aperçu d’étranges scènes qui se dérouleraient en pleine nuit sous le couvert des arbres. Interrogée, une voisine affirme avoir vu à plusieurs reprises une vingtaine de personnes en longue robe blanche, la tête cachée par des capuches et portant des flambeaux passer en cortège dans le parc en psalmodiant des sortes de prières. Elles auraient ensuite pénétré par une porte dérobée dans les caves du château.
Plusieurs habitants du quartier auraient même fait état de leur inquiétude auprès de la Municipalité qui a cependant refusé de répondre à nos questions. »

Le troisième papier est tiré du Républicain de l’Essonne. Il annonce :
MESSES NOIRES à LONGPONT sur Orge : Le RETOUR !
Madame de Montespan rôde toujours au Château de Villebouzin , on croyait que les messes noires faisaient partie de l’histoire ancienne. A entendre les déclarations de Mme S –agent de service au château- il n’en est rien.
Pièces fermées à double tour aux volets hermétiquement clos, allées et venues furtives, bruits et cris inquiétants émanant du parc, tout cela à alerté depuis un moment cette Mme S alors qu’elle vaquait à son service. Elle se dit prête à porter un témoignage sur les pratiques (douteuses ?) du personnel administratif ou soignant du château. Il ne faut pas oublier que les résidents sont des personnes malades , affaiblies et souvent dépendantes nous a-t-elle confié, elles doivent être protégées.

Le journaliste poursuit :
« Le château discret de Villebouzin, où s’est intallée, il y a une trentaine d’années, une clinique psychiatrique privée, a fait l’objet de plusieurs articles dans nos colonnes récemment. Il y a un an, c’était la disparition soudaine du directeur, parti avec la caisse, qui avait fait scandale. Et ces derniers temps, il a été question de disparitions suspectes. On parle de deux patients qui ne seraient pas actuellement présents dans leur chambre, et dont on est sans nouvelles.
Le 29 janvier, un septuagénaire, sorti se promener dans le parc au cours de l’après-midi, ne serait pas rentré. La semaine dernière, le 8 février, c’est une jeune femme qui avait une autorisation de sortie pour voir sa famille. Elle n’est jamais arrivée chez ses parents.
Des membres de la Société Historique longipontaine, qui a édité une brochure sur le sujet, disent avoir reçu des courriers de plusieurs personnes persuadées que les messes noires ont toujours cours à Villebouzin.

Le capitaine Zanetti qui est en charge de l’affaire s’est refusé à toute déclaration mais nous ne manquerons pas de suivre de très près cette enquête. »

Chapitre 5

Le capitaine « Zanetti » … Quelle surprise ! se dit Cécile.

Elle ne l’avait pas revu depuis des années. À l’époque, il n’était pas encore capitaine mais stagiaire dans un commissariat de quartier, le sien pour être précis. Cécile ne fréquentait pas assidûment ce genre d’établissement, mais, les fugues de Maud l’avaient obligée à y faire des visites répétées et le jeune stagiaire « Zanetti » la recevait toujours avec empressement.

Un grand chauve, mince, aux yeux très bleus. Un homme assez glaçant, plein d’assurance, très imbu de sa personne. Il traitait tout le monde de haut, vous clouait sur place avec son regard perçant et son demi-sourire ironique, quelle que soit la situation. Et misogyne, avec ça !

Il lui posait de nombreuses questions… qui n’avaient pas toujours de rapport précis avec les agissements de Maud. Cécile avait vite compris que « Zanetti » cherchait à multiplier les rencontres, la convoquant sous des prétextes souvent inventés et inutiles. Même lorsque Maud était bien sagement dans sa chambre, « Zanetti » la faisait venir au commissariat, ou se rendait carrément à son domicile pour « éclaircir » tel ou tel détail de la précédente disparition de sa sœur.

En même temps, il lui avait beaucoup appris.
Un jour, lors de ses études de droit, elle s’en souvient, quand elle envisageait de se spécialiser en criminologie, il avait donné une conférence sur les méthodes d’investigation de la police.
Il l’avait impressionnée par sa maîtrise, parlant d’un ton posé et sans orgueil cette fois des nombreuses enquêtes qu’il avait résolues ou dont il avait une grande connaissance. Il avait également émaillé sa conférence de références historiques, montrant comment certains cas demeurés mystérieux auraient pu être résolus grâce aux méthodes d’investigation modernes. L’étudiante qu’elle était avait été passionnée par ses récits.

Et puis, il l’avait invitée à dîner… et puis…

Le capitaine Zanetti !
Ainsi donc c’est lui qui est en charge de la disparition de Maud.
Elle ne sait pas quoi en penser exactement. D’un côté la pugnacité presque maladive qu’elle lui connait est gage d’un dénouement rapide, mais de l’autre… elle n’a rien oublié du personnage contre lequel elle a ferraillé dur pour son premier dossier important.
A l’époque il y avait meurtre, celui d’une femme du monde. A chaque rebondissement de l’enquête, elle avait soupçonné le Capitaine de dissimuler des indices. Il était toujours le premier sur les lieux inspectés. Elle avait déployé une énergie diabolique pour l’acculer à maintes reprises et boucler l’affaire, mais il lui avait toujours servi en retour des arguments imparables, assortis d’un petit sourire suffisant.
Mais cette fois, il s’agit de sa sœur et il y a urgence. Elle ne se laissera plus mener en bateau, elle a grandi et elle affute déjà bec et ongles.

Chapitre 6

La directrice reçoit Cécile tout de suite.
D’un geste rapide, elle lui indique un siège de la main. Puis elle contourne son bureau et les deux femmes s’assoient en se regardant.
C’est une petite femme blonde entre deux âges, élégante, courtoise, mais qui semble être sous le coup d’une immense fatigue et comme accaparée par d’autres soucis que ceux de sa visiteuse. On sent qu’elle veut la rassurer rapidement pour pouvoir écourter l’entretien.
 Je vous assure, il n’y a aucune raison de s’inquiéter. Votre sœur doit se promener dans le parc. Ou bien, peut-être a-t-elle rejoint d’autres résidents pour suivre une activité ? Vous savez, ici, nos patients ne sont pas prisonniers … Nous respectons leur intimité. Ils vont, ils viennent … »
Cécile évoque alors les articles de journaux qu’elle vient de lire.
La directrice détourne aussitôt la tête vers la fenêtre comme si elle veut porter son regard jusqu’au fond du parc. Son sourire se fige et d’un geste nerveux de la main, elle ramène sur le côté la mèche de cheveux qui couvre son front.
 « Vous ne croyez tout de même pas à ces sornettes de messes noires ? »
Le ton se veut légèrement moqueur et interrogatif. Cécile le perçoit cependant comme un peu cassant et même agressif. Elle sent tous ses sens se mettre en alerte.
 « Et, vous ? Vous n’y croyez pas ? Il semble se passer pourtant des choses bien étranges dans votre établissement. »
 Bon, écoutez, tout n’est pas vrai mais tout n’est pas faux non plus. Alors voila les faits : un nouveau psychiatre, le docteur Fraud, intervient depuis peu dans l’établissement. Techniques d’avant-garde, idées nouvelles, il propose aux malades les plus perturbés de faire partie d’une troupe de théâtre qui s’inspirerait des faits survenus au château. Pour les aider à retrouver leur équilibre.
Il s’est mis en tête de faire revivre des moments forts du château à savoir les messes noires … mais version 21ème siècle, sans sacrifices humains, mais costumes et litanies de rigueur. Maud aurait tout de suite montré un réel intérêt pour le projet.
 Mais, dit Cécile, il aurait été judicieux de prévenir la famille avant, non ?
 Le Dr Fraud , réagit la directrice, pense que certaines scènes pourront agir comme des électrochocs et libérer la parole des participants. Mais il a recommandé d’interdire toute communication avec les familles. Les répétions se déroulent en dehors des heures de visite, et c’est pour cela que certaines personnes y voient des éléments inquiétants, mais soyez rassurée, tout est clair pour nous.
 Eh bien pas pour moi, dit Cécile, je voudrais bien rencontrer ce thérapeute novateur et qu’il m’explique pourquoi des pratiques genre « sataniques » peuvent être bénéfiques aux patients.

Cécile vient de prendre conscience qu’elle a crié.
« Mais, enfin, que se passe-t-il ici ? reprend-elle en parlant le plus calmement possible. Et puis, dites-moi, quel rôle aura Maud dans cet exercice théâtral ? et où se déroulent ces séances ?
 Impossible de vous dire, le lieu doit rester fermé et secret.
 Combien de personnes participent ?
 Très peu, pour un meilleur encadrement.
 C’est un groupe mixte ?
 Seulement des femmes , dit la directrice.

Suit un silence embarrassé. Puis la responsable reprend :
 Maud ce matin était présente, comme à son habitude, pour le petit déjeuner. C’est au moment du thé de dix heure que le personnel a constaté son absence. Comme tout était normal dans sa chambre, le personnel a décidé de repasser un peu plus tard. Maud n’a pas reparu pour le déjeuner. Après une recherche, le personnel m’en a informé. Voilà. C’est tout ce que je sais. On va tout faire pour retrouver Maud. Je comprends votre choc mais je vous conseille de ne rien conclure à la hâte. Maud a pu sortir puis s’être égarée. Elle va revenir à elle. Il arrive que certains patients voyagent dans des mondes…

Alors qu’elle quitte le bureau de la directrice, un détail attire l’attention de Cecile : dans le couloir, à peine visible, un petit objet brille à côté d’une corbeille à papier. Elle se penche, s’apprête à le ramasser mais, prudente, sort un kleenex de sa poche pour l’attraper avec précaution. Il s’agit d’une petite médaille en or, de celles que l’on offre aux petites filles pour leur baptême ou leur communion. Elle représente une vierge à l’enfant. Avant même de la retourner pour voir l’inscription au dos, Cécile murmure tout bas : « Maud, 25 mai 1978 » …

Chapitre 7

Le capitaine Zanetti déboule dans la cour du château alors que Cécile émerge du bâtiment, son précieux kleenex à la main. La jeune femme est sous le choc de sa découverte. Embarrassée, elle ne sait que faire : la directrice est retournée à ses activités. Personne pour lui indiquer comment rencontrer ce psychiatre. Elle pense faire un tour de parc à la recherche de Maud ou d’un autre résident susceptible de lui donner quelques nouvelles. L’ entretien avec la responsable ne l’a pas rassurée.
Elle reconnaît la silhouette qui s’approche. Une vieille connaissance ! Zanetti.

Le capitaine est trempé comme une éponge gorgée d’eau, son crâne chauve ruisselle et ses mocassins noyés font un bruit de ventouse. Il maudit la pluie qui s’est mise à tomber à trombes et la panne de la grille qui l’a obligé à garer sa voiture à l’extérieur.
Ces ruines de forteresse hantée l’agacent.
Il jette un coût d’œil à la façade de pierre. L’architecture régulière retient son regard. L’air frais du parc remplit ses poumons.
« Bon, soupire-t-il. Je vais faire de mon mieux. »
L’endroit est paisible. Un coin rêvé pour se refaire une santé sans doute. Le visage des disparues lui reviennent en mémoire : deux femmes et peut être une troisième. Un seul point commun entre elles : elles sont en soins ici. Il éprouve de la tristesse, autant que le désir de faire cesser tout ça. Il regarde son carnet longuement. Il était prévenu, le capitaine ne disposerait pas de réels moyens d’investigation : pas de crédit, pas de personnel.
« Bon »
Oh ! Cette enquête commence bien mal … Déjà, au téléphone, il n’a pas du tout apprécié le ton suffisant de la directrice et encore moins l’interminable temps d’attente qu’elle lui a imposé au bout du fil. Ah ! Si ce n’avait pas été pour Maud, il ne se serait pas déplacé en personne et aussi vite. Mais, il suivait le cas de Maud depuis plusieurs années et Maud … c’est aussi Cécile.
D’ailleurs, au moment même où il tente d’écoper l’eau de ses chaussures sur le paillasson de l’entrée, il reconnait sur le champ la voix de celle qui vient vers lui.

Car Cécile se précipite à sa rencontre :

– Enfin vous ! J’ai besoin de vous parler , capitaine. Vous… vous venez voir un proche, ou c’est une toute autre raison, qui vous amène ici ?
– Tout d’abord, répond placide, Zanetti, permettez-moi de vous dire combien je suis heureux de vous revoir. Après tout ce temps… N’ayant plus eu aucune nouvelle de vous, j’avais même pensé que vous aviez quitté Paris.

Un court silence puis Cécile réagit :
 C’était prévu et puis cette histoire, Maud, sa disparition…
 Vous avez quelque chose à me dire à ce propos…

Le ton du capitaine, mi glacial mi ironique, replonge immédiatement Cécile dans leur passé. « Il n’a pas changé » pense-t-elle.
Alors que lui observe ce petit plissement nerveux qu’elle a à la commissure des lèvres lorsqu’elle est angoissée et qu’il connaît si bien.

Au même instant, jaillissant d’un bosquet, un jeune épagneul blanc et noisette, luisant de pluie, se rue en direction de la jeune femme qui pousse un cri en faisant un bon de côté.

« Ici Brutus ! » intime Zanetti d’une voix calme mais où l’autorité naturelle ne fait aucun doute. D’ailleurs, le chien change brusquement de cap et, baissant les oreilles, vient se ranger à côté de son maître.

– N’ayez aucune crainte, Cécile, Brutus est parfaitement dressé et m’obéit sans faille.
– Je l’espère ! Capitaine, regardez ce que je viens de trouver.

Le capitaine sourit, de ce fameux sourire ironique qui la mettait mal à l’aise mais lui semble aujourd’hui beaucoup moins intimidant. Cécile se sent soudain rassurée : oui, il est de son côté, il va l’aider. Elle connaît sa compétence.
Elle lui tend sa main ouverte, où brille la médaille sur le mouchoir blanc :
 Voyez ce que je viens de ramasser à côté de la corbeille : la médaille de Maud....Mais, pardon,...je suis ravie que ce soit vous qui...
Elle bégaie, elle rougit. Elle se dit à présent qu’il ne lui prête qu’une oreille distraite.
Zanetti, de nouveau, sourit. Maud, encore Maud, décidément…
 Maud ne se séparait jamais de cette médaille, reprend Cécile. Elle y tenait énormément…C’était un cadeau de notre grand-mère…

C’est alors que Brutus fait, à nouveau, un bond vers elle. Affolée, la jeune femme lâche le kleenex et son contenu, qui tombent à ses pieds, dans une flaque d’eau. Le chien saisit le tout à pleine gueule.
« Si empreintes il y avait, on ne le saura jamais ! » songe Cécile.
Au même moment, une voix s’élève d’un soupirail du château, une voix pleine de colère.
La voix du professeur Fraud.

Chapitre 8

Le professeur Fraud avait eu une carrière chaotique.
Issu d’une famille d’artistes, jamais il n’avait été destiné à devenir psychiatre ni même psychothérapeute. Il s’était d’abord orienté vers le théâtre et improvisé comédien.
Il avait ensuite suivi des études de psychologie. Etudiant tardif mais brillant, il avait publié une thèse remarquée sur la schizophrénie. Cependant, si son analyse faisait preuve d’une grande intelligence, ses expérimentations particulièrement originales sur des patients schizophrènes avaient fait l’objet d’une vive controverse dans la communauté scientifique, à cause de ses manquements à la déontologie médicale. Suite à cette polémique, certains hôpitaux, qui étaient prêts à l’embaucher, y avaient renoncé. Le jeune professeur Fraud avait donc choisi de se faire oublier en prenant la direction d’un petit hôpital psychiatrique au nord de l’Ecosse. Il y peaufina sa méthode de soin sur ses patients, en toute discrétion, et avec un certain succès. Mais il se garda bien de publier quoi que ce soit sur son protocole expérimental, le souvenir de sa thèse était encore bien amer, les gens n’étaient pas prêts…
Après plusieurs années passées dans les brumes écossaises, il décida de s’installer en Suisse. Grâce à quelques appuis, il obtint un poste dans un hôpital genevois réputé.

Là, il s’était vite affranchi des règles de l’art de sa profession pour réécrire les siennes, comme on quitte une lourde pelisse pour un souple lainage.

La psychiatrie le fascinait de plus en plus. Il avait presque tout lu sur le sujet. Entrer dans la tête des gens qui l’avaient perdue avec un trousseau de clés gigantesque pour rouvrir les pièces sombres et y dénicher les troubles, les peurs, ça valait pour lui les meilleurs polars de la terre !

Ses nouveaux patients avaient essuyé les plâtres et fait les frais de ses expériences très novatrices. Exemple : Il avait installé dans son cabinet une bassine remplie de glaçons où il plongeait volontiers la tête de ses malades les plus agités pour un contre choc salutaire des plus vivifiant, et il les y maintenait plusieurs minutes avec force.

Une autre de ses méthodes tout aussi discutable consistait à les emmener visiter en groupe les égouts de la ville pour les baigner des heures durant dans une noirceur morbide, plus profonde que celle qui les habitait.
En fait, il se proposait de libérer ses malades de leurs angoisses les plus profondes en les faisant vivre une situation anxiogène, voire traumatisante, pour exorciser leur peur. Il était devenu maître dans l’art de mettre en scène ces situations, créant des ambiances lugubres dans les sous-sols de l’hôpital avec projecteur, fumigènes et bande-son dignes des pires films d’horreur.

La presse suisse salua le renouveau d’une profession poussiéreuse à travers ce jeune homme passionné. Il connut très vite une clientèle abondante mais, fort de son succès, il poussa le bouchon trop loin et il perturba ses patients plus qu’il ne les guérit. On raconte qu’une nuit, au cours d’une mise en scène particulièrement réussie, un de ses clients était littéralement mort de peur.

Et puis, selon Zanetti, qui connaissait bien le dossier, Fraud avait aussi eu affaire à la police fédérale dans une sombre histoire de captation d’héritage.
Bref, le scandale médiatique l’avait à nouveau frôlé de près. Il avait du délaisser ce pays d’adoption, où il était trop connu, pour se rabattre sur un terrain plus neutre, la région parisienne. La clinique de Villebouzin, petite unité médicale sans grande réputation, lui avait semblé un terrain favorable pour essayer encore une fois de nouvelles formes de thérapies. Précisons que la directrice de la clinique, qui avait suivi ses travaux avec intérêt, était au courant de tout son parcours.

Sa spécialité, disait-il à présent, c’était l’innovation. Chercher et quelquefois trouver de nouvelles techniques capables d’améliorer l’état de ses patients pour lesquels tout ou presque avait été essayé. Son idée fort saugrenue d’introduire des éléments d’histoire locale dans le protocole d’un traitement psychiatrique en était un exemple parfait.
Il était devenu le grand sorcier de Villebouzin.
Pourtant, ici aussi, ses échecs avaient été plus fréquents que les réussites. Mais il avait été capable de séduire la directrice. C’était au demeurant un petit bonhomme fort sympathique, légèrement bedonnant, la cinquantaine bien avancée, toujours vêtu d’un costume de velours sombre porté avec une chemise blanche, col entrouvert bien sûr. Il peaufinait son aspect décontracté, style gentleman farmer.
En observant son allure débonnaire, aucun doute possible, il ne pouvait être à l’origine des pratiques orgiaques qu’évoquaient les feuilles de chou locales.
Alors pourquoi exigeait-il la plus grande discrétion, voire le secret, sur ses activités auprès des patients ?
Sa malade la plus fidèle était cette jeune fille fragile. Lui qui avait déjà bien bourlingué s’était retrouvé à plus de cinquante ans comme un adolescent. Au contact de Maud, il avait retrouvé la vitalité de ses vingt ans.
Au commencement de leurs séances, elle semblait également sensible à ses charmes. Sans doute, il la rassurait, il savait écouter. Mais quand Maud avait détecté son trouble, elle s’était recroquevillée, et avait tenté d’échapper à ses messes noires. Plusieurs fois, il était venu la chercher dans sa chambre. Elle finissait toujours par accepter en traînant des pieds.
Ce jour là, il avait préparé ses arguments pour la persuader. Mais cette fois-ci, la chambre était vide.

Chapitre 9

Derrière sa fenêtre, la directrice les regarde. D’une main, Sophie Desmoulin – c’est son nom - entrebâille les stores. Elle observe attentivement Cécile et le capitaine. Sa longue expérience de psychologue lui permet de conclure très rapidement que ces deux-là se connaissent bien. La jeune femme a l’air embarrassée, peut-être y a-t-il eu quelque chose entre eux ? En tout cas, la sœur de Maud semble faire confiance à Zanetti…

La directrice se raidit en voyant Cécile tendre un mouchoir au capitaine. « Mais, qu’est ce qu’ils font ? ». Avec la pluie cognant dans les vitres, elle ne distingue pas très bien. Elle pourrait bien sûr ouvrir la fenêtre. Mais elle préfère rester là sans être vue, à les épier derrière les rideaux grisâtres, et les fenêtres de la même teinte douteuse. Elle ne veut pas perdre une miette de la scène .

En voyant Zanetti, la première fois, elle avait pensé que cet être dépenaillé et insignifiant ne menaçait en rien ses projets. Aujourd’hui, la voilà déconcertée. L’instant d’avant, elle se sentait de taille à balader ce flic pédant dans ses hypothèses et déductions d’enquête. Elle a mâté plus d’un coriace dans sa carrière, mais face à une coalition ça devient moins aisé. Heureusement, le docteur Fraud (et son imagination délirante) constitue pour elle un allié de choix. Ils adapteront ensemble un scénario déstabilisant mais crédible pour faire taire les doutes sur la vie secrète du château.

Zanetti ! Franchement, elle est contrariée que ce soit lui qui vienne fourrer son nez dans cette affaire. Rien, il ne lâchera rien. Lui et son chien sont un duo redoutable. Elle sait bien que Fraud n’est pas au-dessus de tout soupçon, que ses méthodes sont contestables, que certains patients ont vu leur cas aggravé, qu’il a quitté la Suisse pour se faire oublier… Tout cela, elle le sait mais comment expliquer cette force que l’homme exerce sur elle quand il lui propose de nouvelles pistes de soin, originales, jamais expérimentées ailleurs ? Peu lui importe que certains patients en fassent les frais. Elle voudrait tellement redorer le blason de c château de Villebouzin dont elle a hérité ! Le docteur Fraud, c’est peut-être sa chance ?

Incongru, le chant d’un rouge gorge brise le silence. Dans un coin, sous le rideau de la fenêtre, un petit tas de poussière reste, comme à son habitude, caché par l’agent de nettoyage. Depuis des mois, il demande un nouvel aspirateur, pas un balais. En bas, Cécile présente toujours quelque chose au capitaine, puis à son chien. La directrice n’arrive pas à voir l’objet. Que veulent faire ces deux là, s’inquiète-t-elle ? Le visage de Simon Fraud s’impose à elle. Le professeur est en danger, se murmure-t-elle. Il faut qu’elle lui parle. Elle sait : il lui dira « encore vous », parce que maintenant, il la vouvoie de loin.

Sophie Desmoulin songe à Maud…Pas étonnant qu’elle ait tourné la tête de Fraud. Celui-là, il a beau être brillant, il n’a plus un sou de jugeote dès qu’une femme lui plaît. Et là, avec Maud, il a dépassé les bornes : elle est beaucoup trop fragile pour supporter les mises en scène auxquelles il l’a obligée à se soumettre si souvent. En tant que responsable, elle aurait dû y mettre un terme. Mais le docteur Fraud peut être très convaincant quand il veut, même avec elle, elle doit bien le reconnaître.

Puis la directrice contemple longuement Cécile...
Décidément rien ne se passe comme elle veut aujourd’hui : l’entretien avec cette dernière ne s’est pas déroulé comme elle le souhaitait. Tendue, inquiète, la jeune femme ne lui a pas laissé nouer une relation avec elle. Sophie à laissé échapper de bonnes occasions d’instaurer enfin un contact plus amical. C’est qu’elle l’admire, Cécile, pour son courage et sa combativité .
Ce n’est pas la première fois qu’elles se rencontrent mais, toujours, Maud, pollue les conversations. Il n’est question que d’elle : les fugues de Maud , l’anorexie de Maud… Les difficultés de Maud, mais elle s’en fout ! Ce qu’elle veut c’est tout savoir sur Cécile. Comment l’apprivoiser, lui montrer son intérêt tout particulier, lui faire savoir qu’elle est sensible à son physique, ses cheveux, sa manière de s’habiller, son parfum.

Un mouvement la tire brusquement de ses pensées. Le chien du capitaine vient de bousculer Cécile, qui a fait tomber ce qu’elle tenait dans la main. La directrice aperçoit alors furtivement un petit objet doré, apparemment relié à une chaîne… Si c’est bien ce qu’elle croit, la situation est plus grave qu’elle ne le pensait. Il faut absolument qu’elle ait une discussion avec Fraud.

Elle aurait dû le freiner, il est allé un peu trop loin. Oui, elle sent le danger : ils vont vouloir en savoir plus, entrer dans les détails, fouiller partout.
Jusqu’où le capitaine a-t-il le pouvoir d’enquêter ? Il ne doit pas avoir le droit d’assister à une séance de travail, quand même. C’est de l’ordre du secret professionnel.

La directrice laisse doucement retomber le rideau. Sa main tremble. Elle se recule de la croisée, replace une mèche de cheveux ternes derrière son oreille et réajuste son chemisier sur sa maigre poitrine. Elle observe son reflet dans la vitrine de la bibliothèque. Lentement son visage pincé se détend, jusqu’à ce qu’elle se sente fin prête à jouer son rôle. Les autres acteurs pouvaient investir son bureau, elle leur tiendrait la dragée haute !

CHAPITRE 10

La directrice et le docteur partagent de drôles de secrets, dit-on au château.
Sophie sait tout ça…

Un moment elle repère qu’un cadre accroché au mur est de nouveau de travers. Il est bancal. Elle s’approche pour le replacer. C’est sans doute lorsqu’on passe devant qu’il bascule, pense-t-elle drôlement. Sa main pousse le dessin, son regard vérifie l’aplomb. Elle le réajuste encore un peu. Et son esprit entre dans le paysage lumineux qui est représenté là. Il se promène, il vagabonde entre les arbres, le réel s’émousse, le poids de l’instant disparaît, de vagues souvenirs l’affleurent.
On parle par exemple au château de l’affaire des fameuses sœurs siamoises. Etrange phénomène. Des filles chétives, la peau fine, l’œil globuleux et perdu, les cheveux filasses, qui doivent être du même âge que Maud. Un couple uni de manière si peu naturelle mais irrémédiable.
Fraud les a vite emmenées dans son laboratoire.
On dit que grâce à ces drôles de jumelles, il a élaboré un nouveau traitement. Sur la schizophrénie.
Seule Maud a pu s’approcher des deux filles.
Avaient-elles parlé ensemble ? Cela semble impossible : les « jumelles » seraient enfermées nuit et jour dans la cave, sous camisole chimique.
On entend aussi une autre légende à Villebouzin. Selon laquelle la directrice et le docteur se seraient apprivoisés il y a bien longtemps…
Sophie Desmoulin, adolescente encore, serait passée par le bureau du jeune docteur Fraud… il y a 28 ans de cela !
Ce jour-là, en quelques mots rapides, formulés à voix basse, la mère de Sophie aurait tout raconté au docteur, les attouchements de l’oncle mielleux pendant des années, la lente descente aux enfers de sa fille, le blocage aux autres, aux hommes surtout, les absences, le fiasco scolaire, les insomnies, les cauchemars, les tremblements, la peur de tout et l’envie d’en finir, la honte. Le Docteur lui aurait promis de « réparer ensemble tout ce merdier ! » Et dès cet instant, cet homme serait devenu son sauveur. Une thérapie très particulière s’ensuivit, à raison de trois séances par semaines pendant un an, qui aurait donné d’excellents résultats. Sophie aurait repris peu à peu possession d’elle-même, retrouvé goût aux choses de la vie, aux études et … à la tendresse des femmes. Et Fraud serait resté le seul homme de sa vie, celui en qui elle aurait placé sa confiance et une admiration sans limite.
Selon une autre version, ils s’étaient rencontrés à l’université. Un jour qu’elle passait dans la chambre de Fraud, à la Cité U, pour réviser à deux, elle aurait trouvé un papier écrit par la mère de son amoureux. Avant de mourir, cette femme aurait voulu révéler à son fils qui était son vrai père. Et Sophie avait lu le prénom de son papa suivi de son nom de famille ! Muette, elle s’était retournée vers Simon et l’avait regardé bizarrement. En apercevant la lettre, il la lui aurait arraché des mains. Elle n’avait pas le droit de lire ça ! s’était-il écrié. Ils seraient frère et sœur en somme.
Oui, Sophie sait tout ce qu’on raconte au château…

CHAPITRE 11

Zanetti, après avoir quitté Cécile, et avant de rencontrer la directrice, décide d’explorer discrètement les sous-sols du château. En passant devant le vieux bâtiment, il lui a semblé en effet apercevoir une lueur à travers un soupirail et entendre une sorte de mélopée s’échapper des profondeurs. Ce n’est peut-être qu’un effet sonore de la pluie et du vent mais il veut s’en assurer.

En fait, c’est bien la voix d’un homme. Fraud ? Les mots qu’il prononce sont incompréhensibles. Incantations ? Suppliques ? Ordres ? Prières ? Impossible de se faire une idée. Etrange ? Oui ! Inhumain ? Peut-être… Bien que Zanetti ait, depuis longtemps renoncé à croire aux fantômes ou autres superstitions, il a l’impression bizarre que quelque chose de surnaturel est en train de se passer là.
En faisant le tour des douves, il découvre côté jardin quelques marches dissimulées dans la végétation qui descendent vers une vieille porte en bois. Elle est épaisse, solidement ferrée et fermée à clef. Mais, Zanetti a plus d’un tour dans son sac de capitaine et surtout un trousseau de clefs passe-partout qui se révèle, une nouvelle fois, fort utile.

Brutus, sur ses talons, gronde doucement, le poil hérissé. « Au pied ! » lui intime Zanetti. Il lui caresse la tête mais Brutus reste en alerte et continue de gronder sourdement.
Un tunnel étroit, aux parois luisantes d’humidité, s’enfonce sous les douves en direction des caves du château. S’éclairant de sa lampe de poche, Zanetti entreprend de le suivre. Son chien ne le quitte pas.
Un courant d’air glacé semble venir de l’extrémité opposée, d’où émane une lumière vacillante.

Voici que la voix s’est arrêtée brusquement. Zanetti n’ose pas bouger. Un grand silence s’installe, angoissant tout d’abord, mais petit à petit remplacé par des voix de femmes tout d’abord assourdies puis de plus en plus fortes. Deux ? Trois femmes peut-être ? Plus ?

Un instant, sur sa droite, le capitaine devine un espace.
Serait-ce le bureau du professeur, là où s’organisaient divers ateliers de thérapie ? On distingue quelques tables, des chaises rangées au fond. L’une d’elle est cassée. Quelques vieux meubles aussi sont entassés dans un coin. Tout semble abandonné. Zanetti pense à toutes ces vies brisées, toutes ces expériences malheureuses, ces larmes qu’on a cherché à soigner ici… Assis à même le sol, il y a deux femmes, les genoux enserrés par leurs bras ramenés sous le menton, la tête tournée vers lui, le visage triste et fatigué.
La plus âgée des deux étouffe un petit rire gêné.
Au sol, un tissu de soie. Le capitaine le ramasse. Le bout de chiffon est sec. Il est d’une couleur entre rosé et beige. La soie est très fine, très douce. Ses plis disent qu’elle a dû être porté comme tour du cou. Elle est un peu déchirée, un peu salie de minuscules tâches sombres. Zanetti la range dans sa poche et continue d’avancer. Il jette un coup d’œil à son chien. A qui appartient ce foulard ? Machinalement, le capitaine se dit : à une femme.

A mesure qu’il avance dans le boyau, Zanetti perçoit plus distinctement un chant grave et répétitif, rythmé par un battement de tambour. La voix masculine, puissante et claire, qu’il a déjà entendu plus tôt, semble dominer celles des autres chanteurs qui répètent l’unique et lancinante phrase lancée par le maître de chœur. Il semble à Zanetti que c’est dit en latin mais ses lointaines connaissances ne lui permettent pas d’en deviner le sens. Il a une pensée pour tous les Virgile, Horace et autre Tacite qui ont empoisonné sa scolarité. Tout ça pour ne rien comprendre lorsqu’il en a besoin pour une fois …
Il arrive tout près d’une salle voûtée à l’architecture médiévale. La lumière et les voix viennent de ce lieu où semble être réunie en fait une quinzaine de personnes. Zanetti avance prudemment et se dissimule derrière une des colonnes de l’entrée.
Il s’imagine, Dieu sait pourquoi, tomber sur Fraud empêtré dans une espèce de camisole aux manches interminables, prolongées par des lanières de cuir parsemées de pointes acérées, un Professeur Fraud, fulminant, hystérique mais bâillonné ! Pas du tout.
Ce qu’il découvre le pétrifie. Un homme, enveloppé dans une cape blanche, la tête dissimulée par une capuche, un tambourin à la main, lance une phrase, reprise aussitôt par une douzaine de femmes entièrement nues. Elles forment une ronde autour du maître en avançant et reculant en cadence comme les pétales d’une fleur qui ouvre et ferme sa corolle.
Zanetti n’a aucun mal à reconnaître Maud parmi les danseuses.

CHAPITRE 12

Brutus aboie, tout le monde se fige.
Le chant s’interrompt sur une note stridente, augmentant encore, si besoin était, l’étrangeté malsaine, voire morbide de la scène.
L’homme à capuche se tourne vers le chien, il veut lui imposer silence. Mais Brutus n’obéit qu’à son maître. Il lance de plus belle, vers cette forme sans visage, des aboiements redoublés et menaçants. Zanetti n’intervient pas. Brutus est son allié et manifestement il a beaucoup à dire !

Comme sous hypnose, les participantes n’ont pas réagi aux aboiements de Brutus, leur nudité ne semble pas les gêner, pas plus que le regard du capitaine qui ne peut s’empêcher de les détailler. Maud… elle participe a l’affaire et semble presque gaie. Sur le moment, cela fait plaisir au capitaine de la voir sous un autre jour. Plus grande que sa sœur, de longs cheveux bruns tombant sur les épaules, de jolis seins –pas tristes du tout- de longues jambes et cette petite toison …Mmmm ! le capitaine oublierait volontiers le fil de l’enquête pour ne s’occuper que de cela.
« Ressaisis toi Zanetti, tu n’es pas là pour des rêveries érotiques mais pour élucider des agissements suspects. » Point positif : Maud est bien vivante.

La corolle de femmes nues commence à se disloquer et à se disperser. Mais des hésitations envahissent le petit groupe. Faut-il rester ? Faut-il fuir ?
Une ou deux patientes quittent la salle par un autre couloir souterrain auquel Zanetti n’avait pas encore prêté attention. Ce n’est pas celui qu’il a emprunté ; Villebouzin n’a pas encore livré tous ses secrets…

Le capitaine intime à Brutus l’ordre de se taire.
Alors le Professeur Simon Fraud, car c’est bien lui, repousse vivement sa capuche. Il est livide ; il sent qu’il ne va pas échapper aux questions de Zanetti. Comment avertir Sophie ?

– Professeur Fraud ? interroge Zanetti.
– En personne.
– Décidément, vous ne changerez jamais !
– Je devrais ? »

L’arrogance de Fraud éveille chez Zanetti une nouvelle piste de réflexion. Certes, à la lecture de l’étrange dossier de ce personnage, il s’était forgé une opinion assez précise de ses méthodes « border line » mais il l’avait plutôt catalogué Professeur Nimbus (voire Tournesol) que Dr Jekyll ou Frankenstein. Peut-être n’avait-il pas assez lu entre les lignes… Ou bien s’était-il, comme à son habitude, laissé aller à son incorrigible propension à l’autosuffisance qui lui donnait toujours le sentiment de dominer les problèmes qui se présentaient et donc, de les aborder de façon trop superficielle. Il devrait…

 Mais c’est intolérable ! s’exclame alors Fraud. Vous n’avez pas le droit, vous enfreignez la loi. Que faites-vous du secret médical ?
 Médical...médical..., répond Zanetti, j’ai peine à croire que ceci soit médical. Ces pauvres femmes sont nues, ravissantes mais nues. Or ce sont des patientes, fragiles à ce qu’on m’a dit.

Maud à présent s’est figée, le regard fixé sur le capitaine, la bouche ouverte. Elle semble à la recherche de quelque chose qu’elle aurait perdu. Elle porte la main à son cou. Une médaille ? un foulard ?

 On ne vous a donc pas dit que cette thérapie est expérimentale ? demande Fraud, et qu’elle peut avoir des effets très salutaires , et...
 On me l’a dit, coupe Zanetti, mais ce que je vois m’en fait douter. Nous sommes à la recherche de la jeune Maud, que voici. Habille-toi, Maud.
 Vous sabotez ma séance ! hurle Fraud, hors de lui. S’il y a des conséquences néfastes, vous en porterez la responsabilité !
 Calmez-vous, lui intime Zanetti. Nous allons remonter. Ces dames retourneront dans leurs chambres, et nous deux, nous nous expliquerons. Au commissariat. J’ai quelques questions à vous poser.

Zanetti sort son téléphone et demande des renforts. Puis il prévient Cécile de sa découverte.

En l’attendant, le capitaine inspecte rapidement les lieux : une cave voûtée, des bougies, au centre de la salle, une figure maladroitement dessinée à la peinture sur le sol… En prenant du recul, le policier reconnaît un pentacle. Et quoi encore ? Fraud pratiquerait la magie noire avec ses patientes ? Zanetti secoue la tête : tout ça, c’est un décor, du satanisme de pacotille… Mais si le professeur profitait simplement de cette mise en scène pour impressionner ses patientes et les manipuler, ou pire, abuser d’elles ?
Quoiqu’il en soit, le docteur Fraud s’est mis dans une situation qui risque bien de mettre un terme à sa carrière…

Une infirmière arrive en courant quelques instants plus tard, visiblement bouleversée. Elle vient de croiser dans le couloir lugubre une des jeunes femmes qui participaient à la cérémonie, portant simplement une couverture sur les épaules.
D’un geste, Zanetti lui désigne Maud, toujours recroquevillée dans son coin. L’infirmière, avec beaucoup de douceur, s’agenouille à ses côtés et replace la couverture sur ses épaules. Elle lui caresse les cheveux en murmurant des paroles que le capitaine n’entend pas.
Mais soudain, Maud se jette en hurlant sur le capitaine, toutes griffes dehors. Les autres femmes se mettent elles aussi à hurler.
Brutus gronde, le poil hérissé. On sent qu’il pourrait sauter à la gorge du médecin au moindre signe de son maître. De fait, dans un éclair fulgurant, l’animal se rue sur Fraud et arrache de ses dents la longue camisole qui cachait le reste de son corps.
Les dernières femmes présentes poussent un cri hystérique, se laissent tomber sur les genoux et cachent leurs visages dans leurs mains…
Fraud est complètement nu, son corps apparaît mutilé et couvert de cicatrices, certaines semblant assez récentes.

Dans la confusion, Zanetti ne voit plus Maud.
 Où est votre patiente, celle qui s’appelle Maud ? demande-t-il au docteur.
Fraud qui a perdu d’un coup toute sa superbe prend un ton beaucoup plus conciliant :
 « Maud ? Maud ? Mais, elle était là, là, parmi les danseuses et elle doit, à présent, s’être réfugiée dans l’autre partie des caves. Vous leur avez fait peur, capitaine, ce sont des malades et je vous demande de …

Zanetti voit que l’expression du médecin change soudain et se teinte de stupeur. Fraud regarde fixement dans le couloir, derrière le capitaine. Celui-ci le voit lever une main comme pour arrêter quelque chose. Il n’a pas le temps de se tourner pour comprendre ce qui provoque cette réaction inattendue du docteur. Il ressent une douleur effroyable sur le crane, sa vue se voile d’un coup et il se sent tomber comme au ralenti dans un trou profond. La dernière chose dont il lui parait avoir conscience ce sont les aboiements de Brutus et la voix de Fraud qui crie : « Non, Maud, non, pas ça ! »

CHAPITRE 13

Le capitaine fait un sale rêve ! Des sales rêves, plus exactement.
Il s’avance vers Maud, toujours nue et prostrée, assise, enveloppée dans la couverture que l’infirmière lui a posée sur les épaules. D’un geste, il les oblige à se lever. Il a un fouet à la main qu’il fait claquer en direction de l’employée, lui intimant du regard l’ordre de se dévêtir aussi. Puis il les pousse toutes les deux, sous le regard médusé des autres membres de l’assistance, vers une petite salle où se trouvent toutes sortes d’instruments dont la vue le remplit d’un bien-être malsain. Fouetter, torturer, entendre gémir, geindre, implorer la clémence : un rêve qui devient réalité, même si ce n’est qu’en rêve… Maud et l’infirmière se serrent l’une contre l’autre, terrorisées. Soudain, il en conçoit une idée plus machiavélique encore. Toujours du regard, sans prononcer une parole, il oblige l’infirmière à se diriger vers le mur d’où émergent de lourdes chaînes. Terrifiée mais docile, elle entrave ses poignets. Puis, il donne le fouet à Maud et lui fait signe de flageller sa protectrice. Il jubile, c’est encore plus jouissif que de tenir le fouet lui-même. Il va profiter du spectacle, appréhender la révulsion de l’une, anticiper la peur de l’autre…Une volupté perverse le remplit, une puissance jubilatoire insoupçonnée. Un rire satanique monte dans sa gorge. « Vous êtes à moi, enfin… Je vais, je vais… »

Le capitaine sent alors son corps se faire lourd, s’engourdir. Il s’aperçoit qu’il est à présent attaché sur une sorte de table. Un pentacle de feu s’élève autour de lui. Derrière les flammes, des femmes nues dansent une sarabande endiablée, tournant de plus en plus vite, chantant de plus en plus fort. Le policier a du mal à distinguer les visages, mais il reconnaît le corps de Maud, qui lui a fait tant d’effet tout à l’heure. Toutes tournent, tournent, le corps de Maud semble se dupliquer, bientôt toutes les danseuses prennent l’allure de la jeune femme. Soudain, le chant s’interrompt. Les danseuses laissent place à des hommes encapuchonnés qui traversent le feu comme si de rien n’était. Ils brandissent des couteaux ornés de symboles ésotériques, et Zanetti se montre très inquiet. Il se demande où est son chien. Si seulement Brutus était là, il viendrait à son secours ! Il s’agite sur sa table, mais les liens sont bien serrés. Les hommes s’approchent, toujours plus menaçants. Il a l’impression qu’ils grandissent au fur et à mesure que leur cercle se referme autour de lui. Il ne voit plus que les pointes des capuches et les lames des couteaux. La chaleur s’intensifie. Le capitaine transpire … Dans un bel ensemble, les hommes élèvent leur couteau vers la voûte, juste au-dessus de Zanetti, qui voit les ténèbres envahir la pièce, engloutir les capuches, ternir l’éclat métallique des lames. Il ferme les yeux pour ne pas voir la mort accourir vers lui, drapée dans ses voiles d’obscurité.
Et…il perçoit le froid qui l’environne : il fait glacial dans son tombeau tout à coup. Jamais il n’aurait imaginé que les morts puissent souffrir du froid… Il fait froid car il se retrouve dans le parc du château. La nuit est épaisse. Il avance prudemment dans l’herbe, le cœur en chamade. Sa lampe torche démasque un à un les troncs menaçants des arbres qui semblent faire barrage à son avancée hasardeuse.
Il entend Brutus fureter dans les bruissons et couiner d’excitation. Soudain ses jappements s’emplissent de colère. Zanetti accourt en trébuchant, guidé par le bruit. Le faisceau de sa torche illumine d’un coup la scène : le chien gratte comme un forcené un coin du jardin, faisant jaillir des mottes de terre brune et fraiche.
  Va z’y mon chien, l’encourage Zanetti, creuse mon garçon !
Une plaque de bois clair apparait petit à petit. Le capitaine a les yeux exorbités : c’est un cercueil, de taille modeste ! Il se jette à terre pour aider son chien et dégage la plaque à mains nues.
Il cale sa lampe de façon à ce qu’elle éclaire la fosse et sort de sa poche son fidèle couteau suisse. Après une série d’efforts, le couvercle finit par céder. Sa main hésite alors quelques secondes avant de le soulever. Brutus et lui sont en apnée…
Quand le cercueil s’ouvre, révélant son contenu, Zanetti tombe lourdement en arrière, de saisissement. Mais ses yeux conservent l’image lugubre : il y a là cinq ou six fœtus enchevêtrés, plus ou moins récents et maculés de sang noir durci !

« Allez, assez dormi. Réveillez-vous ! » Zanetti ouvre les yeux. Il est étendu sur le sol humide et froid de la salle souterraine. Sa tête le lance douloureusement. Cécile le regarde…

CHAPITRE 14

Cécile avait écouté avec retard le message du capitaine. La jeune femme était restée dans le hall. Elle avait vu Zanetti s’éloigner sous la pluie avec son chien, mais il ne revenait pas. Elle attendit, le temps lui parut bien long.
Il lui sembla soudain entendre des hurlements au loin. Une bouffée d’angoisse la saisit. Maud ? Zanetti ? Où étaient-ils, que se passait-il ?
Elle arpenta le hall, regarda les gravures sans les voir, s’impatienta. Personne, pas un bruit à l’intérieur. Elle était seule ici.
Elle n’y tint plus : « Je vais l’appeler ».
Elle sortit son téléphone et découvrit un message du capitaine, reçu il y a plus d’un quart d’heure. Pourquoi ne l’avait-elle pas entendu ? Message laconique. « Maud retrouvée, vite aux caves ! »
Elle perçut dans le ton de Zanetti, toujours si maître de lui, une légère inquiétude ; il fallait absolument qu’ elle le rejoigne.

Mais bon, il avait retrouvé Maud, Maud était vivante et tout près de là ! Cécile se sentit tellement épuisée qu’elle ne put s’empêcher de pleurer en écoutant une seconde fois le message.

La cave, la cave... Oui, bien sûr, mais par où y entre-t-on ?
Elle ouvrit les unes après les autres toutes les portes du rez-de-chaussée : aucun escalier. Par où descend-on ?
Par l’extérieur, sans doute.
Elle hésita. Retourner sur ses pas et demander au jardinier ? Surtout pas. Il allait se remettre à parler avec frénésie de la pousse des choux, des fleurs, du gel et de la lune, des pollinisateurs, des tisanes de tilleul… Elle ne pourrait plus s’en débarrasser. Non. Elle décida d’avancer. Elle allait bien trouver quelqu’un dans cette clinique pour la renseigner !
Un pas de femme se fit entendre dans le couloir. Sophie. En voyant Cécile, la directrice sourit, décidée. Elle allait l’écouter, patiemment, comme se doit une directrice, la rassurer sur sa sœur et lui faire comprendre qu’autre chose pourrait être possible.
-Ah ! Madame la directrice ! Justement !
 Oui, Cécile.
 Je me disais… Euh !
 Mais dites moi…
 Eh bien personne n’a cherché Maud dans la cave du château. Vous voudriez pas m’y accompagner ? J’ai un peu peur d’aller sous terre, dit-elle avec un large sourire.

Sophie était désarçonnée. Elle sentait le souffle de son interlocutrice proche de sa joue. Cécile s’impatienta :
 Je dois demander au jardinier de m’accompagner peut-être ?
 Le jardinier ?
 Oui. Il vient de me soûler avec ses clins d’œil et sa grossièreté. Je n’arrivais plus à m’en débarrasser.
 Ah, mais, Cécile, il ne faut pas aller à la cave avec le jardinier !
 Parce que le jardinier y va souvent ?!
 Oui. Enfin, je ne sais pas.

Finalement, elle fit, seule, le tour du bâtiment, contourna les douves à la recherche d’un accès lorsqu’elle entendit des aboiements insistants qui la guidèrent jusqu’à une porte, laissée entr’ouverte. Elle pénètra dans un couloir humide, au sol inégal. Elle se tordit les chevilles. Le boyau était sombre : pour se guider elle effleurait à tâtons la paroi.

Une lueur lointaine l’attira et l’encouragea. Elle avait l’intuition de présences qui rôdaient et la mettaient mal à l’aise. Un détour encore et voici qu’elle découvrit, dans une pénombre adoucie par des bougies, une scène digne du Grand Guignol : femmes apeurées, échevelées, dénudées. Et Fraud dont la nudité était à peine voilée par les lambeaux de sa robe de bure.
 C’est quoi ce délire ? dit-elle, et que font ces patientes nues dans cette cave ?

Fraud avait perdu toute sa superbe et rassemblait maladroitement les débris de sa robe pour dissimuler le plus possible sa nudité, pas belle à voir. Ces cicatrices qui ponctuaient tout son corps : des brulures de cigarettes ? torturé ou maso ?

C’est alors seulement qu’elle vit un corps inanimé sur le sol, dans cette entrée voutée de la salle. Zanetti ! Il gisait à terre, inconscient, la tête ensanglantée.
Mais, ce que Cécile remarqua immédiatement après, au delà du corps, la pétrifia sur place. Maud, debout au milieu de la salle, les épaules couvertes d’un drap, était là, immobile, figée, les yeux hagards. Elle tenait encore dans sa main la barre de fer rougie de sang avec laquelle elle avait assommé Zanetti.
Elle ne semblait pas reconnaître sa sœur. C’était une poupée molle, dont l’esprit était ailleurs.
A ce moment précis, face à cette vision, Cécile comprit d’un coup ce qu’elle n’avait jamais voulu accepter, admettre, intégrer depuis son enfance. Maud était folle. Et, en plus, elle pouvait être dangereuse.

Chapitre 15

« Ils me croient tous folle, pensa Maud. Mais tout le monde est fou ! Je ne veux plus qu’on m’enferme. De quel droit ? Je ne fais rien de mal, je veux qu’on me laisse tranquille. Je ne suis pas folle… Où est ma poupée Gadiche ? Je dois lui donner son bain, il est l’heure qu’elle aille se coucher… Demain je parlerai à Zanetti, il a dit qu’il m’apprendrait à jouer de la guitare… Ah non ! je ne sais pas chanter… Je ne suis pas folle. C’est maman qui m’avait défendu d’y aller. Et pourquoi Cécile n’est pas venue me chercher ? Ils étaient tous là, ils m’avaient attachée mais pourquoi ? Depuis quand je suis ici ? Je veux rentrer chez maman, avec Gadiche… Mais elle est où Gadiche ? Elle a encore fait une fugue. Quand je la retrouverai, je l’enfermerai dans sa chambre, sans manger. Frod lui, il est gentil avec moi.
Il m’inspire. On s’est bien trouvés tous les deux. Il est pas net. Il a des tas d’idées tordues. Je sais bien ce qu’il veut, elles me l’ont dit, elles ont sondé son âme.
Frod et ses « cérémonies » comme il dit. Alors là, chapeau, il y met le paquet, faut plusieurs jours pour s’en remettre. Et puis ces soirées avec le gardien de nuit, ces virées à l’extérieur avec le jardinier. Oh, celui-là…Sûr qu’avec lui on peut être tranquille, discrétion assurée.
N’empêche, j’aime bien quand Frod me demande de le fouetter. Elle devient toute drôle sa tête quand il se brûle avec sa cigarette et qu’il me regarde en même temps.
Je réveille sa chair à coups de mégots brûlants, des petits coups de lame bien aiguisées aussi, histoire de le rebooster. On est un couple maudit, oui ou non ? Après il m’attache et il me fait une piqure et après je ne me rappelle plus rien. Les méchants aussi ils m’avaient attachée et ils fumaient et ils avaient un fouet mais ils me faisaient la piqure tout de suite.
Quand la piqure est trop forte, elles arrêtent de me parler, je me retrouve seule, si seule, avec ce silence assourdissant qui remplit ma tête. Je peux presque entendre mon cerveau réfléchir dans ces moments-là. J’ai peur, elles me disent que le pire est à venir.

Gadiche ! Il faut que je retrouve ma Gadiche, je ne veux pas qu’on lui fasse du mal. C’est tout noir dans mon cœur. Et ce château ?! Il me parle. Ses ondes maléfiques me traversent.

Qu’est-ce que je fais là ? C’est quoi cette barre de fer pleine de sang ? Je veux rentrer chez maman. Gadiche quand elle est méchante je lui fais une piqure et après elle est sage. Pourquoi tu l’as dit à maman que j’avais tué le chien du voisin ? Il était méchant avec ma Gadiche, le voisin : il l’enfermait dans la cabane du jardin et il lui montrait des trucs… et elle avait très peur. C’est à cause de lui qu’elle se sauvait toujours. Elle a tué son chien pour le punir, parce qu’elle ne pouvait pas l’enfermer dans sa chambre sans manger. Mais elle a rien dit parce que Gadiche, elle parle pas. Et maintenant on m’a enfermée… Mais je veux rentrer à la maison avec ma poupée. Je ne suis pas folle »

CHAPITRE 16

« La directrice est morte … » dit le jardinier. L’homme vient d’apparaître sur le seuil du hall d’entrée. Il a prononcé ces mots d’une voix étrangement calme et détachée comme s’il avait dit : « Il a gelé cette nuit ».
Il se tient sur le grand paillasson rectangulaire censé protéger le sol marbré des salissures de pas. On a l’impression qu’il n’ose pas entrer complètement dans la salle et ses gestes hésitants déclenchent le mécanisme d’ouverture automatique des portes vitrées qui, à chacun de ses mouvements vers l’avant, esquissent avec un petit cliquetis un léger glissement rapidement stoppé.

Tout le monde était sorti de la salle souterraine. Le capitaine avait repris peu à peu ses esprits et appelé des renforts.
Fraud avait été ramené dans son bureau et Maud était dans sa chambre.

Zanetti, d’une voix enrouée et irritée, crie au jardinier d’entrer une bonne fois pour toutes. Poussé par un des agents, celui-ci finit par avancer jusqu’au centre de la salle. Il répète sans émotion apparente que la directrice était morte. Il venait de trouver son corps près des douves.

Et soudain, dans un déluge de paroles, Fernand/je jardinier ajoute :
 Pendant l’ averse, j’étais dans la serre, mais dès que la pluie a cessé, j’ai rejoint le potager. Une pluie pareille -la terre , elle en avait besoin. Alors j’ allais pouvoir bêcher la parcelle. C’ est là que j’ ai trouvé Madame. C’est pas possible, j’ peux pas y croire, qui c’est qu’a pu faire çà ? Quand j’ vous dis que ce château, il est maudit ! »

Zanetti, accompagné de Brutus, demande au jardinier de le conduire auprès du corps de Sophie. Elle est affalée dans la boue ; ce n’est probablement pas le lieu du crime : des traces montrent qu’ elle a été traînée jusque là. Zanetti intime à Fernand l’ordre de retourner à ses radis . Il laisse un message sur le portable du médecin légiste de service et se dirige vers le bureau de la directrice. Il est en grand désordre, il a été fouillé pour y chercher quelque chose, mais quoi ? Brutus furette partout, sa truffe curieuse fouine dans tous les recoins.

Chapitre 17

Zanetti se trouve devant un puzzle compliqué. D’un coup d’oeil rapide, il cherche des indices dans le bureau de la directrice. On s’y est battu, visiblement.

Revoir le corps d’abord. Il sort vers les douves. La police scientifique est là. Sophie Desmoulins gît sur le ventre. Du sang à l’arrière du crâne, dans ses cheveux trempés. Qui l’a traînée là ? Depuis le bureau sans doute. Quand ?

Pour quel motif ce déplacement ? Faire croire à un accident ? Il aimerait dire « élémentaire mon cher Watson » mais pour l’instant, rien ne lui semble ‘élémentaire’ et son chien, son seul confident, continue de fouiner l’herbe haute.
Il faut de la force pour traîner un corps inerte. Ses suspicions vont vers le jardinier. Il n’a jamais aimé son air bourru. Mais ça ne fait pas de lui un assassin. Et quand bien même, il n’aurait pas alerté les autres…. Il y a cependant quelque chose de faux chez lui qui met l’esprit de Zanetti en alerte.
Alors que les fourmis blanches besogneuses (c’est ainsi qu’il nomme les membres du labo) s’affèrent autour du corps, Zanetti piétine l’herbe à quelques mètres à peine de la pauvre victime. La marche ! C’est tout ce qu’il a trouvé de mieux pour clarifier ses idées.

Le coup que le capitaine avait reçu à la tête lui avait troublé l’esprit. Il se demandait combien de temps il avait pu rester sans connaissance, et où étaient passés les uns et les autres à ce moment-là.

Retour au bureau. Il ne sait plus trop comment prendre les choses. Devant le désordre de la pièce, ses yeux errent de ci de là comme sans comprendre, sans s’attacher à rien. Et puis il sent le contact tiède de Brutus sur sa cuisse, son souffle sur sa main. Le chien le bouscule amicalement. Leurs regards se croisent. Le capitaine revient à l’enquête.
Dans le bureau, c’est le bazar. C’est plus le bazar que s’il y avait eu une fouille méticuleuse. D’ailleurs, on cherchait quoi au juste ? Le capitaine ne trouve pas de logique de recherche dans l’éparpillement de ces quelques dossiers. Il cherche encore. Et si c’était le fait d’un patient déstabilisé par les récents événements ? Il aurait déversé son angoisse et sa violence sur la directrice, lui ou plusieurs, pense-t-il.
Soigneusement, il ramasse les dossiers jetés à terre. Tous se rapportent aux patients : biographies alarmantes de sujets perturbés, rapports de Fraud, ordonnances… Seul un dossier cartonné a été vidé de son contenu. Sur la couverture figurent des lettres majuscules très visibles, DSM. Que veulent-elles dire ?
DSM...Ah, ces trois lettres… D comme Directrice ou Dossier ? S comme Secret ou Spécial ? M comme Maud ou Malade ? Peut-être Dossier Spécial Maud ? Quelles horreurs pouvait-il contenir ? Pourquoi l’avoir fait disparaître ? Pour effacer les preuves de la folie de Maud ?
Zanetti a imaginé plusieurs scénarios et n’en a retenu aucun. Qui pouvait en vouloir à Sophie ? Il n’écarte pas la piste du suicide. Ce docteur Fraud devait redorer le blason de Villebouzin et lui rendre une réputation d’établissement de soins sérieux ! Quel échec !
Maud ? Maud et ses accès de violence incontrôlée ? Et par qui le bureau a-t-il été fouillé ?
Une fois encore, le policier fait défiler les protagonistes de cette sombre histoire dans sa tête. Oui, qui aurait pu tuer la directrice ?
Fraud ? Il avait un mobile évident mais il était dans son bureau sous bonne garde.
Le jardinier ? Il est vrai qu’il était seul dans le parc, loin de la police et de l’agitation du château. Mais quelle serait sa motivation ? Et puis il n’a pas l’air bien futé.
La porte du bureau s’ouvre brusquement et le médecin légiste entre. Il vient lui faire son rapport suite aux premières constatations.
 Sophie Desmoulins a pris un coup à l’arrière du crâne. Peut-être avec une statuette. Ou un pied de lampe, par exemple. Elle est morte depuis une heure au maximum. Le corps a été déplacé dans le jardin, comme tu le sais déjà.
 Merci Jean-Marc, répond Zanetti, un peu perplexe.

Et voilà qu’il regarde la pièce d’un œil neuf. Et si on l’avait retournée après la mort de Sophie ? Pour camoufler les traces d’une bagarre ou d’une dispute, par exemple ? Ça changerait la donne. Qui aurait eu des raisons de s’en prendre à la directrice de la clinique ? Un nom s’impose alors dans son esprit. Il le repousse. Non, c’est impossible… Pourtant, si l’on y réfléchit objectivement, les pièces du puzzle s’imbriquent parfaitement. Ça lui fait mal d’admettre que l’assassin, selon toute évidence, ne peut être que Cécile !
Cécile, bouleversée par ce qui est arrivé à Maud.
Cécile, prête à tout pour protéger sa sœur.
Cécile, suffisamment futée pour imaginer cette mise en scène.

Cécile qui se tient justement dans l’encadrement de la porte. Sa voix est hésitante. Ses gestes gauches, peu naturels. Puis la jeune femme éclate en sanglots et s’effondre dans un des fauteuils.
 Cécile, parlez, qu’avez vous fait ? Pourquoi ? Crie le policier.
 Je ne voulais pas… je ne voulais pas la tuer. Seulement lui faire peur. Il ne fallait pas qu’elle parle de Maud. Il ne fallait pas qu’elle raconte certaines choses. Elle voulait la faire transférer dans un établissement fermé pour éléments dangereux. Il ne fallait pas, ce n’était pas de la faute de Maud.
 Quoi ? qu’est ce qui n’était pas de la faute de Maud ?
 Ce qui était dans le dossier !
 Cécile, dites moi la vérité ! Pourquoi la directrice voulait la faire transférer ?
 C’est la faute de Fraud ! Il n’avait pas le droit de noter tout ce que Maud lui confiait !
 Mais de quoi lui parlait Maud ?
 De la mort de notre chien. Elle répétait qu’elle l’avait tué. Sauf que c’était pas notre chien mais son bébé. Oui son bébé qui venait de naître. Mais elle ne voulait pas ça. Elle l’a serré seulement très fort contre elle. Et il s’est étouffé…
 Son bébé ? mais quand a-t-elle eu un enfant ? Vous ne m’en avez jamais parlé. Et ça n’apparaît pas dans les rapports de police. Vous êtes sûre de ce que vous racontez ?
 Oh oui. Et si sûre parce que c’est moi qui ai enterré le corps du bébé au fin fond du jardin de notre maison. Personne ne s’était aperçu que Maud était enceinte. Pas même elle ! Un déni de grossesse. Elle a accouché seule, dans la cabane du jardin et quand elle m’a appelé, tout était fini. Fini le bébé, finie Maud aussi. Je n’ai rien dit à personne. Et elle est devenue celle que vous avez connue : le mutisme, les crises, les fugues, l’enfermement. Et pour moi, le secret, le secret et la peur, la peur qu’on découvre la mort de ce nouveau-né et mon silence complice. Puis quand ce manipulateur de Fraud a commencé à parler de messes noires et d’enfants sacrifiés, elle a cru, dans son état de confusion mentale, qu’elle avait réellement offert son bébé au diable. Elle a tout raconté à Fraud qui en a parlé à Desmoulins. C’est pour ça qu’elle voulait se débarrasser de Maud. Pour ne pas avoir d’ennuis avec la justice. J’ai essayé de la convaincre, de lui dire que j’allais payer ce qu’il fallait. Elle voulait rien entendre. Elle s’est levée, arrogante, pour me chasser. Alors, je sais pas, il y avait une lampe sur le bureau… Je l’ai prise et je ne sais plus. Elle est tombée, elle ne bougeait plus. Voilà, j’ai tout dit. Vous allez m’aider, n’est-ce pas ? Vous allez nous aider, Maud et moi ? Il n’y a que vous qui sachiez, et vous dirigez l’enquête. Après… après, nous pourrions nous voir souvent, vivre ensemble des moments heureux, oublier tout cela, oui, tout oublier. N’est-ce pas que vous allez nous aider ?

Zanetti, face à la fenêtre, tournait à présent le dos à Cécile. Avec le crépuscule, le parc commençait à redessiner ses formes pour la nuit. Les grands arbres devenaient d’étranges et menaçantes taches noires, englobant progressivement dans l’obscurité les arbustes à leurs pieds. Les parterres estompaient leurs couleurs et seule l’eau des douves parvenait encore à conserver quelques reflets luisants. Vestiges du jour ou premières cicatrices argentées de la lune ? Zanetti les fixait, fasciné.

FIN



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