Thesarde sur J. Semprun

Entretien avec Corinne Benestroff, thésarde sur Jorge Semprun (octobre 2016).

Ci-dessous extraits de son travail :

XIV – 4 – En silence : processus de résilience

Notre filature de Semprun au retour du camp dévoile les différentes stratégies conscientes et inconscientes à l’œuvre dans un « travail du retour » qui serait l’équivalent d’un travail de deuil.
Le parcours des camarades de Buchenwald montre que le silence apparaît comme une stratégie de survie même si l’on a rien de particulier à cacher … Se taire met en effet à distance la douleur et facilite le travail de restauration du moi blessé. Si ce silence s’inscrit dans le déni et le refoulement, il autorise la mise en place de mécanismes de dégagement qui « obéissent au principe de l’identité des pensées et permettent progressivement au sujet de se libérer de la représentation et de ses identifications aliénantes. »
La sublimation devient, selon la formule de Lagache, une sublimation en acte ; militer pour les Résistants est une manière de colmater l’effraction produite par l’expérience du camp.
Face aux dégâts, Semprun agit comme un chirurgien pratiquant une ablation. Il s’éloigne de ses tuteurs comme Magny :

« J’avais choisi une longue cure d’aphasie, d’amnésie délibérée, pour survivre. Et c’était dans ce travail de retour à la vie, de deuil de l’écriture, que je m’étais éloigné de Claude-Edmonde Magny, c’est facile à comprendre. Sa Lettre sur le pouvoir d’écrire qui m’accompagnait partout, depuis 1947, même dans mes voyages clandestins, était le seul lien, énigmatique, fragile, avec celui que j’aurais voulu être, un écrivain. »

La décision du silence suscite un déplacement des investissements vers l’action, vers une nouvelle clandestinité résistante. Toute l’énergie doit être orientée vers l’extérieur : amour et politique. Il se marie en 1947 avec la comédienne Loleh Bellon rencontrée en 1946. Leur fils Jaime naît en 1947. Jeunes, peu préparés sans doute aux contraintes d’une vie familiale, ils se sépareront en 1950. Si Semprun est très compréhensif face au silence de son père qui ne le questionne pas sur Buchenwald, il l’est moins vis-à-vis de celui de Loleh. Toute son ambivalence se manifeste dans ces propos : « Je ne lui aurai probablement pas répondu. Mais elle aurait dû au moins une fois me questionner. » [Je traduis]
Difficile d’être ‘’suffisamment bon’’ avec un grand blessé …
Se serait-il engagé au PCE sans la clandestinité ? L’action amène le retour à la langue maternelle et à une double vie réactualisant les stratégies utilisées pendant la Résistance. Il retrouve la camaraderie du maquis et de Buchenwald. Guetter, se cacher, brouiller les pistes, la marge reste la seule aire d’existence supportable, une aire de jeux, où le Je peut retrouver une paradoxale identité : Je clandestin/Je officiel.
En fait, le silence sur le camp abrite de précieux objets internes, des fantaisies au sens freudien du terme. L’engagement politique raccommode le narcissisme par le biais de la rêverie. Ainsi, écrit Freud, il (le narcissisme) « projette devant lui comme son idéal [ce qui] est le substitut perdu de son enfance ; en ce temps-là, il était lui-même son propre idéal. » Semprun prolonge alors le geste de la mère accrochant des oriflammes au balcon et celui du père qui sauve Das Kapital du naufrage de l’exil.
Ce déplacement est salvateur :

« À vrai dire, nous ne pouvons renoncer à rien, nous ne faisons que remplacer une chose par une autre, ce qui paraît être un mouvement est en réalité une formation substitutive ou un succédané […] l’adolescent […] se livre à sa fantaisie. Il se construit des châteaux en Espagne (Lutschlösser = châteaux d’air), il crée ce qu’on appelle des rêves diurnes. »

Dans ces rêves diurnes, la motion idéale sublimée de la politique est redoublée par le plaisir du jeu de la clandestinité offrant au moi plusieurs scènes. Pendant ce temps, dans l’arrière-scène, la partie malade du moi entame un cycle de métamorphoses grâce à la destruction de fragments de l’ancien moi. Comme la chrysalide où les phagocytes détruisent la chenille, excepté le système nerveux : « […] en même temps que s’opère cette destruction, écrit E. Morin, se reconstitue un être tout à fait nouveau. C’est le même mais métamorphosé … Je suis le même mais je suis un autre »

Aussi, le programme est établi pour le nouveau Je : plus d’études, plus d’écriture, mais de l’action à la place. La condition d’étranger de Semprun a-t-elle lourdement pesé dans la balance ? L’indifférence apparente de son père a-t-elle compté ? Quoi qu’il en soit, les dés sont jetés, Semprun plonge dans l’oubli. L’affaire de la cellule 722 va accélérer le processus, elle cache l’essentiel de l’expérience réalisée à Buchenwald, cette connaissance inédite.

A) La cellule 722

Ce désarroi personnel s’inscrit aussi dans le cadre plus général de turbulences politiques. La fièvre de la Libération retombe, Saint-Germain-des-Prés reste une plaque tournante où se côtoient artistes, écrivains, journalistes. Dans ce microcosme, où la fête bat son plein, les discussions fiévreuses vont bon train : Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Claude Roy, Roger Vaillant, Michel Leiris et bien d’autres. Herbert R. Lottman les décrit ainsi : « Leur commun dénominateur était l’antifascisme, et leur référence le communisme : ou bien ils étaient communistes, ou bien ils l’avaient été, ou bien encore ils allaient le devenir. »
Il s’agit pour ces intellectuels de définir une ligne de conduite : soutenir quoi qu’il arrive le Parti. Oui, mais jusqu’où ? En 1949, le PCF ou plutôt ses militants commencent à se diviser. C’est la guerre froide, les positions de chaque bloc se durcissent. Au sein de la cellule 722, souvent réunie au domicile de Marguerite Duras, va se dérouler un drame qui fera encore couler beaucoup d’encre plus de cinquante ans après. Duras, Antelme, dont elle s’est séparée, Dionys Mascolo, compagnon de Duras, Semprun, Monique Régnier, secrétaire d’ambassade, Bernard Guillochon, ouvrier et Eugène Marroui, journaliste sont réunis cette fois là au café Bonaparte. Le ton est enjoué mais très critique au sujet de Casanova, responsable de la culture et d’Aragon .
Selon Gérard Streiff qui a reconstitué le dossier et travaillé sur les archives du PCF, les participants apprennent par la direction de leur section que leurs propos ont été répétés. Semprun serait le responsable. Accusé d’être un « mouchard » par Monique et Robert Antelme, Semprun demande à être entendu. Le 2 juin 1949, Kriegel et Perlican, secrétaires de section, viennent superviser l’entrevue qui dérape rapidement. Mais de quoi s’agit-il ? D’esthétique. Faut-il suivre les préceptes de Jdanov ? La littérature, l’art doivent-ils se mettre au service du Parti, travailler au règne du « réalisme socialiste » ?
Ce qu’on peut appeler l’affaire de la rue Saint-Benoît comprendra de nombreux retentissements car une série d’exclusions du PCF se produit en 1950. Les protagonistes de la cellule 722 écrivent, rédigent des rapports. Des alliances se font et se défont. La machine s’emballe, car l’enquête diligentée par le Parti fait aussi état de données sur la vie privée.
Antelme est défendu par Claude Roy et Edgar Morin. Antelme, Monique Régnier, Marguerite Duras, Dionys Mascolo seront exclus. Antelme adresse à la Fédération de la Seine du PCF un rapport où il reprend les faits qui lui sont reprochés provenant du « rapport Semprun ». Il y est question, en plus de l’esthétique déjà citée, de critiques sur les communistes à Buchenwald (allusion à la réaction de José Corti s’indignant de son adhésion au PCF) et aussi de ses liens avec Rousset qui dénonce les camps soviétiques.
En 1998, la publication de la biographie de Marguerite Duras par Laure Adler relance l’affaire. Semprun écrit dans Le Monde : « Non, je n’ai pas ’’dénoncé’’ Marguerite Duras :

« Il n’y eut pas indiscrétion, personne n’ayant demandé le secret ou la retenue sur ces propos […] en 1958, interrogé sur ces documents, Dionys Mascolo les rejeta en bloc, disant lui-même qu’ils étaient « faux » parce qu’ils dissimulaient la profondeur des vraies divergences. »

Semprun a toujours affirmé ne pas avoir participé à la fameuse assemblée où il est décrit par Antelme comme muet. « Muet parce qu’absent », dit-il. Propos qu’il a tenu aussi à Laure Adler : « […] je me suis fait muter dans le quartier où je vivais à l’époque, à Montmartre, pour rester en dehors de cette salade. Et j’ai profité de l’occasion pour ne pas reprendre ma carte au PCF. J’étais déjà au Parti espagnol ça suffisait. »
Interrogé par F., Edgar Morin commente en ces termes : « Les explications de Semprun, selon lesquelles il n’avait rien à voir avec cette affaire paraissaient totalement plausibles. C’est pourquoi je pense, qu’il a tout refoulé. » [Je traduis]
Une semaine après la parution du texte de Semprun dans Le Monde, Monique Antelme réplique : « Jorge Semprun n’a pas dit la vérité ». Elle conteste sa version et évoque deux rendez-vous entre les deux hommes où ce dernier ne se serait pas expliqué. Au nombre des différends, une traduction commandée et payée par anticipation qu’il n’aurait pas réalisée.
Que peut-on dire aujourd’hui ? La consultation des archives du PCF réalisée par Streiff ne fait pas apparaître le « rapport Semprun ». Où est-il ? Comment tout ceci a-t-il pu arriver ? De quelle faillite d’une communauté est-ce le signe ? L’influence de Marguerite Duras a-t-elle compté ? Tito ayant été excommunié, ses liens de parenté avec Jean-Marie Soutou, alors attaché culturel français en Yougoslavie, « personnage des plus suspect, espion probable » écrit André Vognet, responsable de la commission d’enquête du Parti, ont-ils joué ? Sur fond de ragots, c’est toute l’affiliation au Parti qui est interrogée. Le contexte politique s’y prête, les lignes se durcissent. Les communistes des Lager sont mis sur la sellette.
L’affaire de la rue Saint-Benoît montre en tout cas la violence des débats, le poids du Parti et son influence chez tous les intéressés. Le texte d’Antelme est poignant par sa soumission au Parti, mais plus encore par la douleur de perdre les « copains » qui transparaît. En 1998, Semprun, quant à lui, se demande encore pourquoi il a été choisi comme « bouc émissaire ». « Pourquoi les premiers m’ont-ils exclu d’eux pour reprendre les termes de Mascolo ? » Chacun craint d’être éloigné du Parti. Le perdre, c’est tout perdre, se perdre soi, comme l’écrit Morin : « Tous étaient au chaud, dans les foyers, dans les meetings. J’étais seul comme un fantôme […] À jamais j’avais perdu la communion, la fraternité. Exclu de tout, de tous, de la vie, de la chaleur, du Parti. Je me suis mis à sangloter. »
Cette passion pour le Parti conduira bon nombre de militants à un aveuglement parfois total. Selon Augstein, en 2006, Semprun souhaitait faire un livre sur cet épisode, Essais de survivre , au titre évocateur. Les thèmes de la dénonciation et de la trahison courent en tout cas dans l’œuvre romanesque de Netchaïev à La Deuxième mort de Ramón Mercader. L’éloignement forcé du PCF a probablement précipité et radicalisé l’engagement au PCE. Quelle que soit sa part de responsabilité dans l’affaire de la cellule 722, on peut penser que l’état de déshérence dans lequel il était, a émoussé ses capacités d’analyse de la situation. Qu’est-il arrivé au jeune homme qui, avec Anker, contrevenait aux ordres des communistes allemands à Buchenwald ?
Cette période charnière du retour de guerre et du camp laisse vraiment supposer chez Semprun, privé de l’appui de ses tuteurs familiers, un mal-être très intense. Alors, quand on ne peut se séparer, on s’arrache en détruisant l’objet d’amour, ou on fait tout inconsciemment pour être mis dehors. Sa mise à l’écart l’amène au PCE, celui-ci désormais paré des vertus idéalisées de l’objet perdu. Réaffirmer l’identité de « rouge espagnol », rentrer à la maison dans les lieux-lares permet une réunification du moi disloqué.
L’affaire de la cellule 772 reste obscure. Le camp a-t-il finalement dans l’après-coup séparé Antelme et Semprun ? Ce dernier enviait-il à son ami d’avoir eu la capacité d’écrire L’Espèce humaine ?



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