Kerguelen, version Falguier

STATION KER-ONE
Gérard Streiff

12 mai

Je regarde mon “Noël gourmand”, un livre de cuisine qui m’a suivi dans tous mes voyages, posé juste à côté des épices, puis le piano, les rangées de casseroles, l’amas de vaisselle, tout ça pour la énième fois. Et ça me fout un de ces bourdons ! La porte de la réserve est restée ouverte. On devine dans la pénombre des pyramides de boites en tout genre, des stocks de cubis, des caisses de bouteilles. Qu’est ce que je vais bien pouvoir foutre de tout ça, maintenant ? Moi la cuisine, je la faisais, j’aimais la faire pour les autres. Maintenant que je suis tout seul, je jeûne. Et je ne lis plus guère.

Dire que tout a commencé par une boutade, un jeu de mots, une belle connerie, ouais. On était à table, tous les cinq, et on parlait bouffe. Comme d’hab. Ils aimaient bien m’écouter. Et j’aimais bien leur raconter des menus de folie. Le jour où je rentrerai au pays, disais-je ce soir-là, je m’offrirai des tulipes printanières puis du veau à la truffe noire et une petite crème pistache-chocolat guajana pour conclure. J’avais pas encore parlé du vin quand le professeur Blair, rien à voir avec le politicien mais tout aussi anglais que l’autre, poursuivit sans transition avec son dada, des tournures de phrases françaises un peu spéciales. Il venait découvrir l’expression, disait-il, “du lard pour accommoder les restes”.

Je voyais pas le rapport avec mon topo mais ça l’amusait beaucoup cette formule : “du lard pour accommoder les restes”… Je lui fis remarquer, imbécile que j’étais, qu’il se trompait, un peu, l’expression française exacte était “de l’art d’accommoder les restes.” Le débat entre nous s’envenima aussitôt. C’était comme un petard qui n’attendait plus que son allumette, comme dit la chanson. Blair, qui était chef d’équipe et aimait le montrer, répliqua que lui au moins, il faisait l’effort de parler français alors que moi, je n’étais pas foutu d’aligner deux mots d’anglais. Ce qui était parfaitement vrai mais bon… Du tac au tac, je crus malin de répondre que si je parlais anglais, j’aurais peur de cuisiner comme les Anglais. Blair prit la mouche, se leva et sortit. Tout à trac ! Le temps qu’il ouvre la porte, une méchante bourrasque de neige vint gifler l’assistance. On aurait dit une meute de chiens hurlants qui nous soufflait leur haleine glacée en pleine tronche. Puis le silence revint. Autour de la table, les autres me regardaient, opinant du bonnet. On me désapprouvait. Je me sentis seul. Déjà.

Je precise, ce n’est pas inutile, que la base où l’on turbine ( où l’on turbinait, ça serait plus juste) tous les cinq est la station météo Ker-One, tout au bout des iles Kerguelen, du côté du pole sud si vous voyez ce que je veux dire. Notre équipe internationale se composait de cinq volontaires, qui avaient accepté de se taper six mois de désert blanc, de vide antarctique, d’avril à septembre. Le plein hiver ici. Ker-One, c’est le genre d’endroit où on a plutôt intérêt à partir avec des potes. En tout cas, il vaut mieux éviter les casse-couilles. Un coin aussi sans femmes, je vous fais pas de dessins. Faut être moines pour tolérer ça. Moines cinglés et pas frileux ; ici, on peut se taper du moins cinquante… de moyenne !

Au début, pourtant, ça marchait. Presque. Les deux premières semaines. Miracle. Il y avait donc le professeur Blair, chef d’équipe. Un échalas surdoué mais bipolaire, comme on dit aujourd’hui. Bruckner, un Allemand, son assistant. Un lèche bottes, un taiseux rondouillard, amoureux transi de Blair, à mon avis. Anton et Sviet Oumarov, deux tchétchènes, sans doute les seuls tchétchènes de l’hémisphere sud, des jumeaux. Deux petits hommes secs, tout en muscles, le visage noir de barbe. L’un s’occupait de la radio et des communications, l’autre faisait le factotum. Sviet était notamment chargé du forage et de la recuperation des “carottes”, ces pains de glace que Blair décortiquait avec gourmandise. Les Oumarov avaient un côté frères siamois à peine séparés. Trafiquants égarés ou espions ratés ou les deux, peut-être ? Et moi, le Français de la bande, Patrice Falguier, LE cuisinier de Ker-One.

Dans la station, chacun disposait d’un espace privé et d’un bureau perso, même les jumeaux. On vivait dans des boites genre contenair. Une dizaine de ces baraques formaient un carré autour d’une petite cour intérieure. Les journées se suivaient et se ressemblaient absolument. En general, on se levait tard, chacun faisait ce qu’il avait à faire dans la journée, chaque fonction était parfaitement cadrée. Le seul moment convivial était le soir où on se retrouvait, tous les cinq, pour le dîner, dans ma cambuse, nettement plus grande que leur gourbi.

Blair, je l’ai dit, aimait papoter autour d’expressions comme puce à l’oreille et compagnie. L’autre soir, donc, il nous sortit “ du lard pour accommoder…”, etc. J’aurais du me taire, m’écraser, le laisser avec son lard, mais il a fallu que je la ramène. Est-ce que Blair était ce soir-là particulièrement de mauvais poil ? Ou est-ce que j’étais plus maladroit que d’ordinaire ? En tout cas, il est sorti de mon parallèlépipède, raide comme un cierge de Pâques. On ne l’a jamais revu ! Ce qui s’appelle jamais. On va dire qu’il faisait un temps de merde, qu’il s’est égaré, volatilisé ? Mais il fait toujours un temps de merde, ici, avec bourrasque et compagnie, et on ne s’envole pas pour autant. Alors ? Tombé dans une crevasse ? Bouffé par un ours blanc ? C’était tout à fait incompréhensible.

“T’as pas vu Blair ?” me demanda en effet le lendemain, Bruckner, son adjoint. Il devait être midi. Ils devaient bosser ensemble, Blair et Bruckner, mais le chef était invisible. On a vite eu fait le tour des chambrées et des bureaux. No Blair ! Il avait disparu. Quant à chercher des traces dans la toundra des environs, rebattue par les vents, autant pisser dans un violon, comme aurait dit notre boss.

On fouilla encore, pourtant, on fureta, on fouina, mais on finit par signaler sa disparition au Centre, à Greenwich. Je ne me doutais pas encore que cette affaire allait enclencher un cycle maudit.
Le surlendemain, Bruckner fit un ulcère. De contrariété, sans doute. D’abandon amoureux ? Il se sentait tellement lié à Blair. On me considérait un peu comme l’infirmier du coin, on me regarda avec insistance mais je ne m’imaginais pas du tout en train d’éventrer l’Allemand, histoire de le soulager. Coup de bol, un navire russe, passant au large, se signala ; on réussit à le joindre, il dépêcha son hélico qui vint hélitreuiller – il y avait trop de vents au sol pour qu’il se pose- notre malade.

Je me suis retrouvé seul avec mes tchétchènes. Le jour suivant, c’était un dimanche, nouvelle catastrophe, le mot n’était pas trop fort. L’appareil photo d’Anton, un Leïca de collection, avait disparu. Incroyable, non ? L’assistant radio était un maniaque du rangement, impossible qu’il ait égaré son bien. On n’était plus que trois sur la base et il venait d’y avoir un vol ?! Bonjour la paranoïa. Il n’en fallut pas plus pour nourrir un putain de climat entre nous.

De nouveau, on farfouilla, partout ; de nouveau, on fit chou blanc. Si on excluait, logiquement, le propriétaire de l’appareil, restaient deux voleurs possibles. Sviet et moi. Sviet me soupçonna. Mais Anton, lui, m’ignorant, se braqua sur son frère. L’incident provoqua une guerre civile inter-caucasienne. Comme si les jumeaux ruminaient une bonne vieille haine depuis toujours.

Ce soir, les deux hommes se sont écharpés. Pour de bon. A la tchétchène. À coups de cutter. Au terme d’un face à face furibard et interminable dans la cour de Ker-One, ils s’égorgèrent mutuellement, simultanément. Non sans avoir, auparavant, ravagé la moitié de la base, dont tout le poste radio.
Trop content d’échapper à ce tsunami, je me suis bien gardé d’intervenir durant l’épreuve. Par la suite, le forfait accompli, j’ai tenté de séparer les victimes. En vain. Elles sont restées dans la cour, enchevêtrées, dans une position assise, ou presque, statufiées. Ils ont l’air à present de deux petits bonhommes de neige en train de se donner l’accolade.

17 mai

Voilà que je me retrouve tout seul. Et isolé, tout le materiel de communication étant HS. Me reste la cuisine… J’aurais été bien inspiré de fermer ma gueule le jour où il fut question du “lard pour accommoder les restes.” Il reste quoi ? Cinq mois encore avant la relève. Putain, je tiendrai jamais cinq mois… Au fait, je vous ai pas dit, ce matin, mon “Noël gourmand”, toujours casé à côté des épices, a disparu...

Gérard Streiff



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