Willy, revue Les Refusés, n°8, avril 2008

 Willy, vous dites…
Le curé fit la moue, hochant la tête.
  Connais pas. Willy comment ?
L’homme qui l’avait interpellé à la sortie du presbytère, un quinqua barbu et grisonnant, parut gêné :
  Là, je ne pourrais pas vous dire.
  Willy, ça te dit, Roberte ?
Le prêtre interrogea une nonagénaire qui semblait faire partie de sa suite ; elle se contenta, en guise de réponse, de branler du chef.
  Il doit être très vieux, le Willy dont je vous parle, reprit le visiteur. Peut-être même est-il mort ? ça remonte à la guerre…
  Ho alors là, si c’est une histoire de guerre…
Sans plus de commentaire, le religieux s’éloigna, la Roberte à sa traîne. Mais furtivement, l’ancêtre glissa entre ses dents, passant devant l’inconnu ;
 Allez donc demander à la Superette…

Le barbu se rendit au magasin.
" Un Allemand ? Qui se serait appelé Willy ? Non ! Y a jamais eu de Willy ici, dit le commerçant, visage rond et couperosé, vraiment, je vois pas. Mais d’abord, il faisait quoi votre Willy ?
  Ce n’est pas mon Willy ; en fait c’était un douanier.
  A Montois ?
  Oui la frontière passait à Montois, pendant la guerre ; il y avait donc une douane.
  Comment vous savez ça, vous ?
Le quinqua se demanda où l’épicier voulait en venir. Il y avait une petite file d’attente devant la caisse. Une dame plutôt sévère dont le foulard cachait mal une batterie de bigoudis articula :
 Vous savez, la guerre ici, on aime pas trop en parler !
La queue opina. Tout en hochant du bonnet, les clients répétaient qu’il n’y avait jamais eu de Willy au village. Une ado casquée et lunaire demanda :
 C’est pour la télé ?
Sortie d’une géronte toute de noir vêtue, une petite voix chevrota :
  Et qu’est ce que vous lui voulez, au Willy ?
L’étranger répliqua :
  Vous le connaissez ou vous le connaissez pas ?
  Je le connais pas mais je serais tout de même curieuse de savoir ce que vous lui voulez.
  Lui dire merci !

Hiver 1941.
Eugène S., instituteur messin, le père du visiteur, apprend qu’ il y a à Montois un douanier allemand, chef de brigade, qui sait à l’occasion fermer les yeux sur les allées et venues à la frontière. Un certain Willy. Nom inconnu. Cette information est sûre : deux témoignages concordants de proches qui ont pu ainsi passer de la Moselle annexée en zone occupée d’abord puis en zone libre. Willy, fonctionnaire du Reich, n’a manifestement pas la tripe fanatique. Apparemment, il n’appartient à aucun réseau, Il n’a rien de l’homme intéressé. Il fait ça, c’est à dire il laisse faire, par… par quoi au juste ? Bonté d’âme ? Miséricorde ? Conviction ? Mystère. Eugène sait encore qu’on peut parfois croiser le gaillard à la boulangerie du village.
L’avant veille de Noël, il prend un autocar qui le conduit sur le coup de midi à Montois. Depuis des jours, il neige. Des flocons gros comme des pièces (trouées) de vingt centimes ne cessent de tomber paresseusement. Le déplacement a pris toute la matinée.
Au village, les maisons s’épaulent tout le long de la rue principale qui s’ouvre avec l’ église et se termine en cul de sac sur la mine. A mi parcours, une rue perpendiculaire descend vers la frontière, matérialisée, deux cent mètres plus bas, par une grande bâtisse grise. Au delà commence la France.
La boulangerie fait l’ angle des deux rues. Une double vitrine encadre la porte d’entrée. Dans celle de gauche s’aligne un faisceau de pains ; une crèche reconstituée sur fond de papier rocher occupe la vitrine de droite. En ce milieu de journée, le magasin est vide de clients. La boulangère semble occupée par des travaux d’écriture. Eugène entre et attaque d’emblée, en allemand :
 Bonjour, je voudrais voir M. Willy.
De l’autre côté du comptoir, la commerçante le dévisage un temps qui lui paraît interminable ; il se demande déjà si elle a compris la question quand, avec naturel, l’autre dit enfin :
 Repassez en début de soirée.

Eugène traîne l’après midi d’un bistrot à l’autre ; ils sont uniformément sombres, enfumés et bruyants ; le village n’est pas à proprement parler un lieu de villégiature et l’étranger de passage y est vite repéré ; dès qu’il sent qu’on le regarde d’un peu trop près, il change de rade.
L’homme retourne à la boulangerie à l’ heure convenue ; il fait nuit ; la neige voltige toujours et ouate le village ; les stores d’acier du commerce sont tirés sur les vitrines et au trois quart descendu sur la porte mais celle-ci est restée entrouverte ; l’instit doit s’accroupir pour accéder au magasin. Le local est plongé dans le noir. L’intrus finit par remarquer, dans l’encadrement du corridor qui donne sur l’arrière boutique, un homme en uniforme ; impossible de distinguer son visage. La statue du commandeur laisse tomber :
  Vous vouliez me voir ?
  Je veux passer la frontière.
L’échange est limité mais il suffit. Moins on parle, mieux c’est. Le jeu est dangereux : pour le douanier, à la merci du premier provocateur nazi ; et pour le quémandeur, qui se livre sans défense à son partenaire.
La réponse se fait attendre. Eugène se sent jugé, jaugé. Puis Willy dit :
  Ce soir je fais ma ronde à l’ouest.
Et il disparaît dans les profondeurs de la maison. Eugène se demande ce qu’il doit faire de ce mystérieux message quand il voit la boulangère ; elle était assise derrière le comptoir, en retrait, au pied des caisses à pain.
  Ça veut dire ?
  Que la brigade va patrouiller sur la route de Joeuf. Il n’y aura donc personne de l’autre côté de la douane, là où la frontière passe par le bois et la côte des bourriques.
Eugène salue ; la nuit même, il se dirige discrètement vers la douane qu’il contourne par la droite et quitte le village - et le Reich. Dévalant à vive allure une pente escarpée et boisée, il atteint un replat où passe une voie ferrée. C’est le signe qu’il est passé de l’autre côté. Merci Willy.

  Ha, mais c’est de Willy Dorfer dont vous voulez parler ! s’enthousiasma le gérant rougeaud de la Superette.
  Je ne sais pas son nom.
  Bien sûr, c’est Willy Dorfer. La crème des hommes.
Toute l’assistance acquiesça..
 Willy ? Mais on ne connaît que lui, assura sans vergogne la dame aux bigoudis.
  Avec votre prononciation, vous nous avez mis dans l’erreur, reprit l’épicier. Vous aviez dit "Fili", c’est pas vrai ?
La file approuva.
 Fili,, ça, pour sûr, on n’en a jamais entendu parler mais Willy, Willy Dorfer, pensez si on connaît !
Un peu dépassé par le retournement de tendances, un tantinet perplexe, le fils d’Eugène S. demanda ce que le douanier était devenu.
  Il est parti, après la guerre, chez lui, en Allemagne.
  Vous avez des nouvelles ?
  Non.
  Et la boulangerie ?
  Fermée. C’est la Superette qui la remplace. Ah, c’était quelqu’un Willy !
L’ado, dont la tête semblait mise entre parenthèses par deux gros écouteurs bourdonnant, regarda l’étranger avec un large sourire.
 Alors ? Il y a une récompense ? On a gagné qu’chose ?

Gérard Streiff



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