Soldat, tapuscrit 2

Hans Heisel
Un soldat allemand
dans la Résistance française

Le courage de désobéir
1)
Piscine Molitor, Paris, juin 1944
Le premier-maître Hans Heisel finit de se rhabiller ; il époussette d’un geste rapide ses bottes, se redresse, s’étire, enfile sa veste, bleu sombre, celle des sous-officiers de la Kriegsmarine, la marine de guerre nazie.
‒ Trente longueurs et pas une crampe, mon vieux ! J’ai la grande forme aujourd’hui !
Son collègue Arthur Eberhard, simple matelot, opine. Lui est déjà prêt. Il tient d’une main, la gauche, son calot, un béret à rubans noirs, et de l’autre se peigne longuement en souriant à la grande glace qui lui fait face :
‒ Moi, les permanences de nuit, ça me réussit pas, tu vois ; je me suis traîné dans le bassin comme un boulet, un vieux boulet !
Il rit, lève le menton, se regarde de face, de profil, semble plutôt satisfait de l’inspection, mises à part ces poches sombres sous les yeux.
Tous les deux sont de jeunes hommes, l’uniforme les vieillit à peine ; ils ont pris l’habitude de venir faire quelques brasses en milieu de semaine, de préférence le jeudi, dans cette piscine des beaux quartiers parisiens, avenue Porte de Molitor, dans le 16e arrondissement. Ce jour-là, en effet, le lieu est interdit aux autochtones et réservé aux soldats allemands. De toute façon, ils n’y croisent jamais grand monde, surtout à cette heure du déjeuner et ils peuvent s’imaginer que tout est à eux, une immense piscine rien que pour eux deux.
Ils apprécient cette sorte d’apaisement qu’on ressent tout de suite après le bain, ce relâchement du corps, cette détente de la chair. Hans Heisel consulte sa montre :
‒ Si je me dépêche, je peux encore arriver à temps au cinéma, le Soldatenkino, sur les boulevards ; on joue tout à l’heure « Le comte de Monte Christo », la deuxième partie. Tu connais ?
‒ Non, et de toute façon, aujourd’hui, c’est pas possible pour moi. Désolé.
Soudain, de l’entrée, parvient un brouhaha qui précède l’arrivée bruyante dans le vestiaire d’une section entière de la Werhmacht. Les deux hommes se regardent ; un simple échange, ni clin d’oeil, ni grimace, ni même haussement des sourcils ; un regard et semble passer entre eux un message, du genre : doucement, mon camarade, on ne se presse pas trop, on va traîner un peu, d’accord ? On musarde, on prend son temps. Peut-être qu’il va y avoir un marché à faire ici, qui sait ?
Hans Heisel désormais met un temps fou pour boutonner sa veste alors qu’Arthur Eberhard se peigne encore et encore. Les nouveaux arrivants ne semblent même pas les remarquer ; ils papotent, tout excités qu’ils sont à la perspective du plongeon imminent. On dirait un groupe de collégiens en vadrouille. Dans un ensemble assez parfait, ils quittent leur casquette, défont leurs ceinturons qu’ils accrochent à un lourd porte-manteaux central, se déshabillent en plaisantant ; leurs rires rebondissent sur les parois carrelées de la salle, comme les balles d’une partie de squash, provoquant une véritable explosion sonore. Ils mettent leur maillot, tous identiques, blancs, anonymes, puis, une serviette sous le bras, tous s’en vont en sautillant, sous la conduite d’un petit officier moustachu, et énergique. Ils passent par la douche et découvrent enfin la piscine, un bassin jusque là désert, somnolant sous son immense verrière, encadré sur les quatre côtés par deux étages de cabines individuelles. Les visiteurs plongent les uns après les autres en provoquant un vrai chahut ; ils disparaissent, ressurgissent, piaillent, s’ébrouent.
Le vestiaire, lui, est redevenu silencieux. Hans Heisel boutonne toujours sa veste, Arthur Eberhard continue de soigner sa coiffure. Ils sont seuls, écoutant, au loin, l’officier qui tente de gendarmer sa troupe. Pour lui, apparemment, il n’est pas question que ses ouailles se dissipent trop ; il crie, ordonne, aboie presque ; on comprend qu’il organise déjà une course, encourage les premiers, houspille les retardataires.
‒ Toi, tu regardes le bassin ! Dit Hans au matelot. Moi, je m’occupe des armes !
Arthur Eberhard se place près des douches, observe de loin les nageurs ; pas de danger de ce côté là, pour le moment, toute la troupe semble complètement polarisée par la compétition. Le major s’approche du porte-manteaux surchargé de ceinturons. Prestement, il déboutonne chaque étui qu’il ouvre, un à un, récupère les pistolets, des Luger.
‒ Vieux modèle mais de qualité, non ? A-t-il le temps de souffler en direction d’Eberhard.
Il fait disparaître très vite les armes dans un grand sac de toile. En l’espace de deux ou trois minutes, il en rafle une vingtaine ; le total pèse un bon poids, une quinzaine de kilos sans doute.
‒ Ils nagent toujours ?
« Ils nagent, ils nagent ! Pas de problème.
Dans le bassin, la course mobilise l’équipe de soldats. Hans Heisel se saisit du sac, tout boursouflé, et donne le signal du départ.
Les deux hommes quittent prestement le vestiaire, traversent l’entrée, sortent de la piscine sans croiser d’intrus. Pas de nouveaux visiteurs en vue, pas de gardien non plus, il doit faire sa pause repas. Et personne sous le péristyle extérieur, une galerie à colonnades en demi lune qui donne sur l’avenue. Le mauvais temps, c’est vrai, ne pousse pas à la flânerie. L’été tarde et du ciel plombé dégouline un crachin tristounet. La place toute proche est peu animée, quelques véhicules filent vers le bois de Boulogne. Les deux marins sont à pied. Ils s’éloignent rapidement vers le premier métro, Porte d’Auteuil. Dès qu’ils s’engouffrent dans la station, ils font une pause très brève, décompressent. On pourrait les prendre pour des passants ordinaires, simplement contents d’échapper à la pluie. Ils traversent le contrôle, sautent dans la première rame, direction Austerlitz.
‒ On va où ? Demande Eberhard, comme en sourdine.
‒ Pas question d’aller à la caserne, pas avec ça ! Dit-il en caressant le sac improvisé qu’il tient contre lui.
‒ Tu vas chez le coiffeur ?
‒ Je crois que c’est le mieux, en effet. C’était pas prévu, c’est même plutôt risqué mais on n’a pas le choix. J’y vais seul. Pas la peine qu’on nous voit trop ensemble. Je saute à la prochaine station, à Michel Ange et je remonte, Trocadéro, Etoiles. Toi tu vas au bout de la ligne 10. On se revoit demain. D’accord ?
C’est quasiment un ordre, le matelot ne discute pas, il s’installe sur une banquette ; à l’arrêt suivant, Hans part sans se retourner. La correspondance est tout de suite là, Ranelagh, Muette, Pompe, Trocadéro...
Les stations défilent, des gens montent, descendent, le côtoient mais gardent toujours leur distance. Hans croit connaître le métro comme sa poche, comme un vrai parisien, ou presque. Il aime le métro, son atmosphère, le public qu’il y croise ; c’est une manière de visiter la ville ; on y passe sans transition des quartiers riches aux coins plus pauvres, on voyage dans des mondes différents sans quitter sa place. Il a tout à coup l’étrange sentiment d’être ici depuis peu et en même temps de fréquenter cette cité depuis un siècle.
Assis, désormais, le premier maître tient serré contre lui le butin. Au toucher il devine le contours des pistolets ; il connaît cette arme comme sa poche. Le Luger p-08 ou Luger parabellum, calibre 9mm, a déjà connu son heure de gloire pendant la première guerre mondiale ; c’est une arme confortable, précise, 800 grammes, huit coups garantis. Peut-être un petit peu moins à la mode aujourd’hui mais toujours aussi fiable.
Hans Heisel surprend son reflet dans la vitre du wagon ; au fond des yeux, pour qui sait lire, il y a de la joie et de la peur, de l’excitation surtout. Il ressemble bien sûr au jeune homme arrivé à Paris en 1940, il y a un peu moins de quatre ans, en fait. En même temps il est devenu quelqu’un d’autre, de radicalement différent. Un autre Hans Heisel est né ici... Il revoit alors le chemin parcouru et se rappelle, comme dans un film en accéléré, comment il en est arrivé là.
2)
Paris, quatre ans plus tôt...
« Paris ! Je suis nommé à Paris ! » Hans Heisel, jeune incorporé de 18 ans dans la Wehrmacht, exulte ; il vient d’apprendre son affectation et, comme un gamin qui montrerait ses bonnes notes, il exhibe le formulaire à ses parents sidérés, tout en trépignant de plaisir.
Paris ?! Ce jeune homme d’origine modeste n’a jamais quitté Leverkusen, une ville de Rhénanie-Westphalie, entre Cologne et Dusseldorf. Il n’a jamais vu Berlin. Alors Paris.... Assistant de laboratoire, on vient de lui faire suivre une formation accélérée de radio-télégraphiste. Résultat ? Il est affecté à la Marine, avec le rang de major. Et à Paris, s’il vous plaît !
Ni nazi, ni antinazi, il ne se pose pas trop de questions : « Mon pays est en guerre, je fais la guerre » se dit-il alors. En vérité, le conflit commence pour lui non pas comme un conte de fées, l’expression serait trop forte mais disons : en douceur. Au début, il a même un peu de mal à se sentir vraiment en guerre.
Quelques jours à peine après avoir reçu sa lettre de mobilisation, il se retrouve en effet en France. Comme la plupart de ses connaissances, il aurait pu échouer sur la Baltique ou sur l’Atlantique, dans les neiges de l’Est ou le sable de Lybie, sur tous ces fronts où l’on risque chèrement sa peau. Or lui, il débarque à Paris.
« C’est vraiment la ville lumière ! » écrit-il dès son arrivée à ses parents. Non seulement il est ébloui par la cité mais l’immeuble où il travaille est une splendeur :
« Chers parents, je me retrouve à l’Etat-major de la Marine de guerre. Et cet Etat-major est situé Hôtel de la Marine. Ce nom ne vous dit sans doute rien, et puis l’appellation est modeste. « Hôtel de la Marine » : on pourrait croire qu’il s’agit d’un petit hôtel de charme, d’une guinguette au bord de l’eau. Mais mon « Hôtel » cache bien son jeu. Car, je vous le jure, c’est un des plus beaux palais parisiens, c’est un lieu d’un luxe inouï. »
Place de la Concorde, ce bâtiment du 18è siècle, solennel, large, orgueilleux, étale des arcades au rez de chaussée et une série de colonnades à l’étage.
« Imaginez un peu : ça donne sur une place immense, qui n’a pas de fin. C’est bordée, sur trois côtés, par les Champs Elysées à ma droite, les Tuileries à ma gauche et la Seine devant moi, donc du vide, enfin de l’espace, illimité. Rien n’arrête l’oeil, je vous assure, on a l’impression d’une immensité totale. Un décor à donner le vertige. Je suis au coeur de la capitale, vous rendez-vous compte ? »
L’occupant ne s’y est pas trompé : l’Hôtel a un bâtiment jumeau, de l’autre côté de la rue Royale. C’est le fameux hôtel de Crillon, réquisitionné également par l’armée allemande.
Dans ses premières lettres, Heisel tente, encore et encore, de rendre compte aux siens, avec ses mots qu’il trouve bien pauvres, de la majesté de son « château », de son côté gigantesque : 20 000 m2, une foule de salons dorés, d¹appartements d¹époque, de bureaux, plus de 500 pièces en tout, un escalier d¹honneur, si vaste, deux cours intérieures, des sous-sols interminables et tout un mobilier d¹origine qui est resté en l¹état.
« C’est difficile de faire plus grandiose, vous savez. Versailles peut être et encore... Alors, vous voyez, chers parents, ma guerre, je la commence dans un des plus prestigieux palace du monde. Oui, du monde. Et puis Paris, quelle ville captivante ! »
Pour Heisel, la capitale est une révélation, un choc. Le dépaysement total. Les premiers mois de son installation, il dit même n’avoir jamais aussi bien vécu, n’avoir jamais été aussi bien logé. Pas de quoi, cependant, oublier longtemps la guerre. Le major n’est pas là pour faire du tourisme. Son armée occupe, réprime, tue ; et lui-même, revenu peu à peu du tourbillon de ses premières découvertes, reprend pied sur terre. Et déchante.
A l’Hôtel de la Marine se trouve l’état major de la « Kriegsmarine », le commandement général de la marine allemande. Des centaines d¹officiers, de sous-officiers, de soldats, tout un réseau très sophistiqué de liaisons radios, tout le personnel du « département occidental des transmissions de la marine » est là. A sa tête, le capitaine de corvette Schimmelpfennig et le lieutenant de vaisseau Albrecht, des nazis purs et durs, comme toute la hiérarchie militaire d’ailleurs. Des petits maîtres qui ne souhaitent pas que leurs subordonnées se laissent aller dans ce cadre de rêve. Aussi ils imposent une discipline très jugulaire-jugulaire, multiplient les exercices et la pratique forcenée du sport.
C’est à « Hôtel de la Marine » que convergent toutes les informations du front occidental, tout ce qui peut se passer sur la façade atlantique, cette fameuse façade que les nazis accaparent, de Dunkerque à Hendaye en passant par Cherbourg, Brest, St Nazaire, La Rochelle, Bordeaux, dès l’invasion de 1940. C’est dans cette ruche fébrile qu¹on réceptionne toutes les nouvelles de ces divers sites. Et au coeur de cette immense toile d¹araignée, il y a le radio Hans Heisel.
« Mon « Hôtel » est prestigieux, c’est vrai, mais la guerre est partout, précise-t-il bientôt dans un mot à sa mère. Ça s’agite en permanence dans les bureaux. Et autour de l’Hôtel, il y a un impressionnant dispositif de protection pour tenir éloignés les passants. Interdiction de s’approcher, interdiction de se garer. On est intouchable pour les parisiens, comme si on était des pestiférés ».
D’ailleurs une main malicieuse, et courageuse, a écrit à la craie sur un muret des Tuileries, juste en face de l’Hôtel, une inscription qui va rester là longtemps, et que Hans Heisel, au début, ne comprend pas : « La Concorde est passée à l’ennemi ! »

3.)
Février 1941
Hans Heisel est beau garçon, et puis il aime séduire, et il séduit sans peine d’ailleurs les jeunes femmes. Il tient donc beaucoup à sa présentation. Aux plis de son uniforme. Et à sa coiffure. Ce qui l’amène à fréquenter des salons proches de la Concorde. Un petit plaisir qui lui est, soit dit en passant, strictement interdit. Verboten ! L’administration allemande en effet recommande à ses troupes de limiter au possible tout contact avec « l’ennemi », fut-il coiffeur.
« Un soldat allemand ne sympathise pas avec l’ennemi ! » : on lui répète la consigne du matin au soir. Sa hiérarchie ne plaisante pas avec ça. « Quand on est soldat, on ne doit pas avoir ce genre de pensées, comme fréquenter l’ennemi, on doit se contenter d’exécuter les ordres », etc. Hans Heisel sait tout cela, il sait qu’un bon soldat, c’est quelqu’un qui écoute et qui suit bien les ordres. Il est d’ailleurs assez d’accord . Vraiment, il n’est pas contre toutes ces précautions ; ces recommandations lui paraissent légitimes, on est en guerre, il faut être prudent, discipliné, il faut obéir, c’est le B.A.BA.
Et lui n’a pas du tout l’envie de désobéir, et encore moins de « sympathiser » avec l’adversaire. Lui, il veut juste qu’on lui coupe correctement les cheveux. Certes il y a bien un coiffeur à la caserne mais bon, c’est plus un tondeur pour chiens qu’un artiste des cheveux.
Alors Hans cherche l’échoppe où l’on va prendre soin de sa tignasse. Il tente sa chance ici où là et vite il repère, rue Balzac, un petit coiffeur, du nom de Kissinger, qui parle allemand ! Allelouia ! Un coiffeur germanophone, à quelques centaines de mètres de l’Hôtel de la Marine ! La chance, le bel hasard. Parce que lui, Hans, au début de son séjour parisien, ne parle pas un mot de français, il a quitté l’école très tôt et ne connaît que l’allemand. Le coiffeur en question est alsacien.
« Bonjour ! », « Guten tag ! », « Au revoir ! », « Auf wiedersehen ! », la première fois, la communication est plutôt sommaire. On se regarde, on se renifle, on attend.
La fois suivante, on échange de premières informations :
‒ J’ai fui l’Alsace quand la région a été annexée par Berlin, lui dit Kissinger.
‒ L’Alsace, la Rhénanie, mais on est des voisins alors, ou presque, répond sans malice Heisel.
A la troisième rencontre, la conversation s’engage assez facilement. L’échoppe est minuscule, le coiffeur n’y reçoit qu’un client à la fois, les propos sont anodins, discrets, toujours en tête à tête. De surcroît, l’artisan, vieux monsieur aimable et qui se révèle volubile, ressemble très vaguement à un vieil oncle du jeune marin. Celui-ci se sent donc en confiance, détendu.
‒ Alors, Paris ?
‒ Formidable. Wunderbar ! Cette ville est incroyable ! Après Leverkussen, ça me change, croyez-moi... Le jour et la nuit !
Il parle de sa famille, de son métier en Allemagne, de sa formation, il reste évasif sur ses fonctions à l’armée, sur son travail au Quartier Général de la « Marine », Kissinger d’ailleurs ne lui demande rien.
Ces visites, qui normalement, n’auraient jamais dû avoir lieu, car normalement un soldat allemand ne doit pas faire ce genre de choses, ces visites se banalisent pourtant. Et Hans Heisel prend l’habitude, semaine après semaine, de retourner dans cette boutique. Une certaine cordialité s’installe entre les deux hommes, peut-être même une sorte d’amitié semble en train de naître. Ce faisant, Heisel n’a vraiment pas le sentiment de commettre un forfait, de trahir, de passer de l’autre côté. Pour une histoire de cheveux, de quelques poils ! Au travail, le major ne parle pas de ses visites et c’est tout.
Fatalement, au salon, on parle de l’actualité et donc de la guerre. Et Kissinger, l’air de ne pas trop y toucher, commence à aborder des sujets plus délicats.
‒ La débâcle de 1940, vous savez comment ça s’est passé ici ?
Heisel ignore tout de cette fuite de presque tout un peuple, laissé à lui même, comme abandonné par ses dirigeants. Dix ou quinze millions de personnes jetées soudain sur les routes. La panique, les voies encombrées, le chaos, les colonnes de civils mitraillées.
‒ Et depuis, on vit mal ici, vous savez ? Paris est une belle ville, c’est vrai, mais les parisiens souffrent. Les Français, la très grande majorité des Français en tout cas, vivent très mal. Ils ont eu très froid cet hiver. Et ils ont tout le temps très faim.
Heisel découvre. La capitale, pour lui, est une splendeur et un mystère. Il n’a aucune idée des problèmes que rencontrent les gens. Kissinger l’initie. Le coiffeur semble très au courant de l’actualité politique, très friand aussi de ces questions. Ça tombe bien : Hans Heisel est curieux de tout, il écoute, il apprend. Avec gourmandise. Certes, il n’a jamais été dupe, il sait bien qu’il n’est pas à Paris comme un libérateur. L’image du bon soldat allemand souriant au petit Français qu’il tient dans ses bras, elle existe mais ce n’est qu’une image, ce n’est qu’une affiche de propagande. Il ouvre son coeur :
‒ Je sens bien, dans la rue, dans les yeux des passants, qu’il y a au mieux de l’indifférence. On me regarde sans me voir, comme si j’étais transparent, comme si j’existais pas. Mais souvent, on me fixe avec haine, on me « fusille du regard » comme dit l’expression.
Peu à peu, Heisel prend conscience, à travers les propos de son coiffeur, d’une autre réalité qu’il ne mesurait pas, confiné qu’il est dans ses bureaux : le rôle répressif de l’armée allemande, de son armée. Ce n’est pas seulement une armée victorieuse et qui occupe un pays défait, selon les « lois » de la guerre telles qu’elles existent depuis que l’homme est homme. Ce n’est pas qu’une version moderne des chevaliers teutoniques, audacieux et implacables. C’est une armée qui exécute pour l’exemple, une armée qui donne la chasse aux juifs, qui fait disparaître des patriotes, qui pille l’économie.
‒ Le hasard a voulu que je devienne votre ami. Et voilà où ça me mène ? Vous me posez des questions que tout seul, je ne me serais jamais posé, mon cher coiffeur. Pourquoi est-ce que nous sommes en France ? Que fait la Wermacht ? Quel rôle moi, Hans Heisel, je joue dans cette guerre ? Vous êtes le premier à me parler de ces choses là, vous savez ? Et votre bavardage me reste dans la tête quand je quitte votre salon. Je me demande si c’est une bonne chose...
Heisel perd son innocence. Il en voudrait presque à Kissinger. Sa vie après tout était plus simple, avant qu’il ne le connaisse. L’ignorance a du bon, se dit-il, honteusement. Trop tard. Le major prend goût à cette « nouvelle » vie, il a le sentiment de comprendre un peu plus le monde en général, il a envie d’apprendre encore. A la rencontre suivante, voilà qu’il se met à questionner l’artisan :
‒ Que se passe-t-il exactement à l’Est ? Et en Afrique ? Et à Londres ? Que dit Londres, car je suis sûr que vous écoutez Radio-Londres, même si c’est interdit ? Et les Etats-Unis ? »
Heisel se rend compte en effet qu’il a beau être au centre de la machine militaire allemande d’information, il ne sait pas grand chose du monde. Il a beau recevoir et envoyer à longueur de journées des informations radio, se trouver du matin au soir au milieu d’un tourbillon de nouvelles, Hôtel de la Marine, en vérité, il n’entend qu’une petite version, tronquée, de la réalité. Une toute petite version. Les Bons, les Allemands, l’emportent sur tous les fronts et Dieu est avec eux. Les Méchants, les Autres, sont en débandade partout et fatalement ils seront damnés.
‒ La guerre en Russie ? Ça se passe bien pour nous ! En Afrique, Rommel écrase tout sur son passage. Londres ? Anéantie, écrasée sous les bombes. Churchill agonise. L’Amérique ? Aux abonnés absents. Voilà ce que disent nos communiqués.
Hôtel de la Marine, on évoque rarement les revers ou alors de façon très tarabiscotée. Mais il y a peut-être pire que ces mensonges car Heisel mesure aussi autre chose : ces horreurs dont l’armée allemande se rend complice, selon Kissinger, en France et ailleurs, évidemment personne n’en parle ouvertement à l’Etat-major, mais elles existent bel et bien. Désormais il lit plus attentivement les informations, il commence à décoder certains des textes qui passent tous les jours sur son bureau, il repère mieux les mensonges, le double langage aussi. Au nom de la lutte contre les terroristes, l’armée arrête des civils, les emprisonne, les exécute, les déporte ; on est loin du soldat hilare protégeant l’orphelin !
‒ Je suis affecté aux communications radio, finit-il par avouer à son interlocuteur .
Ils se connaissent depuis un trimestre.
‒ J’entends ou je vois passer un nombre considérable d’informations ; et toutes n’ont pas le même sort ; la plupart de celles qui nous arrivent sont diffusées telles quelles mais certaines sont tronquées, censurées et d’autres sont réservées pour quelques initiés. Et cela concerne précisément toutes ces choses dont vous me parlez : des massacres, des déportations, des camps de concentration, des actes de représailles, des revers militaires aussi. »
Hans Heisel change. Sa façon de regarder les « siens », ses chefs singulièrement, sa manière de les écouter parler devient de plus en plus critique ; de plus en plus souvent, maintenant, leurs remarques le troublent, l’indisposent. Les plaisanteries, les demi-mensonges, les sous-entendus, tout ce qui était hier le lot quotidien, tout ça aujourd’hui l’agace. Il s’agit pourtant de « sa » hiérarchie, de « son » armée, de l’armée de « son » pays mais il a l’impression de s’éloigner d’eux. De ne plus tout à fait parler la même langue. Il aimerait pouvoir confier ce malaise mais à qui ? A ses parents ? Ils ne comprendraient pas ; et puis ça les mettrait plutôt en danger. A ses collègues de bureau ou de chambrée ? Tout à fait impossible. Alors, il garde pour lui ce trouble grandissant. Au fil des semaines, il en arrive à cette idée, terriblement dérangeante, qu’il finit par livrer à son coiffeur, en le tutoyant cette fois :
‒ Je ne suis qu’un soldat, un rouage de la machine, je suis aux ordres, je n’ai rien demandé. Mais objectivement, je me sens complice d’un immense crime, je suis complice, tu comprends ce que je veux dire ? Cette guerre ressemble à un crime organisé par le régime nazi et moi j’y tiens ma place. Même s’il faut bien obéir, non ?
Il se tait, il espère peut-être un encouragement de l’artisan qui pourtant ne dit rien. Heisel reprend, la voix légèrement enrouée :
‒ Je ne veux pas jouer ce rôle, tu entends. Je ne veux plus ! Je ne sais pas comment te le dire mais je le dis tout de même : il faut faire quelque chose. Il faut que je fasse quelque chose. Mais quoi ?
Le coiffeur fait un petit bruit de la bouche ; on ne comprend pas bien ce qu’il veut dire. Peut-être « Oui » ? ou « Ah ! » ? ou « Bin... » Il a l’air aussi ému que son client. Les deux hommes se séparent sans autre commentaire. La semaine suivante, Kissinger se montre beaucoup plus bavard ; il pense que le lien de confiance avec Hans est devenu suffisamment fort, il trouve le marin assez disponible pour lui avouer qui il est vraiment :
‒ Tu sais, sur ma vitrine, c’est marqué « Kissinger - Coiffure » mais je ne suis pas un vrai coiffeur !
‒ Mais tu as une coupe formidable, qu’est ce que tu me racontes ? Tu jongles avec le peigne, les ciseaux, le rasoir, on dirait que t’es né avec !
‒ Bon, disons alors que je ne suis pas un coiffeur « normal » ? Disons que je suis un coiffeur un peu particulier.
Il se tait, donne quelques coups de ciseaux, un petit coup de brosse, recule un peu pour juger le résultat. Hans Heisel attend.
‒ Alors voilà, en fait je participe à un mouvement de résistance antifasciste. »
Nouvelle pause, le temps de chasser quelques poils de l’épaule du soldat toujours muet.
‒ Et ce mouvement, il est composé d’Allemands, surtout, en tout cas de germanophones... Et on travaille main dans la main avec des Français.
Là il se tait pour de bon. Il considère que l’information est assez importante pour aujourd’hui. Pas la peine de trop charger la barque. Et il a raison. Hans ne sait pas quoi faire de cette confession ni quoi dire. Machinalement, il époussette ses manches, il gesticule sur son fauteuil, il dodeline de la tête. Longtemps, l’échoppe reste étrangement silencieuse. On y entend juste l’écho de la rue, le grondement d’un camion, le martèlement de pas pressés. Puis le marin se lève, paie, part, perplexe.
En fait Hans Heisel n’est pas seulement perplexe, il est proprement bouleversé par cet aveu, au point d’éviter le coiffeur la semaine suivante. Que doit-il faire ? Il n’arrive pas à se décider. Il se sent piégé. On lui a pourtant bien dit de ne pas fréquenter l’ennemi, on l’a assez mis en garde. Chacun chez soi ! Les Allemands chez les Allemands, les Français chez les Français. Voilà ce que ça rapporte, d’avoir désobéi , de s’être laissé aller à la curiosité, aux confidences, aux épanchements...Il est coincé ; non seulement il pactise avec l’adversaire mais il côtoie un « terroriste » !
Kissinger de son côté n’est pas tranquille. Il pense qu’il a été bien imprudent, qu’il a parlé trop vite, qu’il ne reverra plus son jeune militaire, ou pire : que ce dernier va le dénoncer, lui envoyer la Gestapo, la police nazie. Pourtant, dix jours exactement après sa dernière visite, le marin revient, seul. Ce jour-là, en dehors d’une longue et solide poignée de mains et d’une phrase maladroite du militaire ( « Mes cheveux sont bien trop longs, ils ont besoin d’une bonne coupe, non ? »), les deux hommes ne se disent rien, absolument rien. Trop émus sans doute, ils gardent un silence total, complice, durant toute la séance. Un silence qui ressemble à un pacte. Quand leurs regards se croisent, ils se sourient un peu, hochent la tête, haussent les épaules, c’est tout ce qu’ils sont capables de faire.
Ce n’est qu’au cours de la visite suivante, dont le rythme hebdomadaire va reprendre, que le coiffeur relance, doucement, la conversation :
‒ Si tu le désires, tu pourrais toi aussi...
‒ Quoi ?
‒ participer à la Résistance...
Le soldat s’attend à la question, il fait oui de la tête, longuement, simplement ; et cela suffit bien comme échange pour ce jour là.

4.)
Octobre 1941
Hans Heisel achète son billet de cinéma au guichet du « Soldatenkino », une grande salle de projection réservée aux troupes d’occupation, boulevard Montmartre ( aujourd’hui, le cinéma Rex), au nord de la capitale. Il le tend à l’ouvreuse qui le déchire, il pousse les portes matelassées de la salle et stationne aussitôt dans la travée, laissant son regard s’habituer au noir. Il repère l’assistance. A cette heure, en milieu d’après midi, il n’y a jamais grand monde. Il s’approche du premier rang qu’il longe rapidement puis pénètre dans la seconde travée et serpente ainsi à travers presque toute la salle, rangée après rangée, comme un spectateur indécis qui aurait envie d’essayer tous les fauteuils. L’air de rien, le bras pendant, il abandonne sur chaque siège libre un petit papier. C’est un billet, guère plus grand qu’une feuille de papier à cigarettes. Sur chacun de ces minuscules messages figurent trois petits mots, tamponnés, en allemand : « Hitler doit partir ! » Des tracts faits maison, pourrait-on dire. Le réseau de résistance, c’est à dire Kissinger le coiffeur, plus tard Georges S., un tailleur yougoslave du faubourg St Honoré ou encore Mado, une agente de liaison, le réseau donc lui a fait passer des tampons ; à charge pour lui de trouver du papier, de l’ancre et d’imprimer ces slogans. C’est la première tâche qu’on lui confie.
Le texte peut varier. Il y a « Hitler doit partir ! » ou bien « Retournons dans nos familles ! » Parfois, certains tracts sont plus copieux, ils ressembleraient presque à des petits journaux, ils portent même un titre, comme « Notre patrie » (Unser Vaterland) ou « Soldat à l’ouest » (Soldat im Westen). Il y a là des articles virulents du genre « Assez de cette merde ! » (Raus aus der Scheisse !) ou des dessins représentant des soldats allemands, las et dignes à la fois, sous le panneau « Retour vers l’Allemagne ».
Distribuer des tracts en allemand, à des soldats allemands, à Paris fin 1941, ce n’est pas une mince affaire. Comment procéder ? Pas question de les donner de la main à la main, de s’exposer publiquement, de faire ça dans la rue ; ce serait tout simplement suicidaire. Hans Heisel doit les diffuser le plus discrètement possible, dans des endroits ciblés, fréquentés par des militaires : des cafés, des brasseries, des restaurants, des salles de loisirs, des cinémas...
Le cinéma, justement. C’est peut-être là où c’est le plus facile. Ou le moins difficile, plutôt. Hans Heisel a l’habitude d’aller au « Soldatenkino ». Le spectacle y est permanent. A longueur de journée sont projetés les actualités et les films, sans entracte, sans interruption, sans la moindre pause. Actualités, film, actualités, film... En boucle. La salle de projection est donc toujours plongée dans le noir ; et il y a un va et vient constant des spectateurs ; à tout moment, des gens arrivent, d’autres partent, ça entre, ça sort, dans une sorte de mouvement perpétuel.
Une fois ses tracts déposés, Heisel quitte le cinéma, traverse le boulevard et stationne, au milieu des passants, non loin des portes, pour fumer une cigarette ou boire un verre à une terrasse de café. Et il attend que les spectateurs sortent. Ce n’est pas très prudent car il risque de se faire remarquer. Mais il aime observer comment les gens réagissent. Il y a toujours des gradés qui débouchent totalement furieux de la séance, chiffonnant le prospectus et criant au scandale : « Quelle saloperie ! Quelle honte ! ». Il y a des soldats, plus ingénus que d’autres, qui lisent sans précaution le texte qu’un voisin aussitôt leur arrache des mains :
‒ T’es pas fou, non ? De la propagande !
‒ Je croyais que c’était une publicité ! Répond généralement l’autre.
Et il y a aussi ces militaires qui s’éloignent rapidement, les mains dans les poches, y cachant sans doute un papier froissé qui leur brûle les doigts et qu’ils liront plus tard, ailleurs, au calme.
« A quoi ça sert ? » se demande à chaque fois Hans Eisel. Est-ce qu’un petit bout de papier, un slogan peuvent servir à changer les choses ? A faire bouger les esprits ? Qu’est-ce que ça pèse, ces minuscules messages, dans l’immense bataille en cours ? Quel écho ces distributions peuvent avoir ? Certains jours, il rêve, il se dit que son tract a touché un collègue, que celui-ci a réalisé que les Allemands n’étaient pas tous des nazis ; qu’il y en a, peut-être troublés, déstabilisés, qui vont vouloir la paix ? Mais le plus souvent, il a l’amer sentiment que tout cela ne sert strictement à rien. Il faut le faire, question d’honneur, de courage, il faut pouvoir dire NON, il faut témoigner ; mais à l’arrivée, est-ce bien utile ? Généralement, Hans Heisel n’aime pas ce genre de pensée ; ça lui donnerait le cafard.

5)
Janvier 1942
‒ Tu parles ? T’es mort ! Compris ?
Hans Heisel ne reconnaît plus sa propre voix ; elle est basse, grave, terrible. De tout son corps, il écrase celui du concierge allemand contre le mur des WC, lui serre la gorge de sa main gauche et de l’autre, il lui enfonce son pistolet dans la joue. L’autre est pétrifié, le teint rouge, l’oeil écarquillé, énorme.
Le major n’a pas le choix. Il espère de toutes ses forces que l’autre va se taire, sinon... Et l’autre effectivement est sidéré. Il a tellement peur qu’il se pisse dessus. Hans Heisel alors s’éclipse, traverse le couloir qui sépare les toilettes du café, sort et se perd dans la foule. Il n’a même pas le temps de se retourner pour surveiller sa proie mais celle-ci ne bouge pas, toujours plaquée contre la cloison, comme un gros insecte épinglé au mur.
Hans Heisel cette fois a eu chaud. Pas question de remettre les pieds dans ce café ni même dans le quartier, du côté de la porte de Versailles. Le gérant a du prendre son avertissement au sérieux, il gardera le silence mais ce n’est pas la peine de tenter le diable.
Comment le marin a-t-il failli se faire prendre ? Il a sans doute été trop confiant, et sa technique n’est pas encore tout à fait au point. Il vient en effet d’inventer une nouvelle méthode, très singulière, pour propager son matériel subversif, ses petits papiers et autres documents. Les WC, parfaitement ! Les chiottes, les gogues, les lieux d’aisance, le petit coin où le roi va tout seul comme on dit. Le papier des WC, voilà sa cache secrète ! Hans choisit des toilettes de sites fréquentés par l’armée allemande ; il s’arrange pour s’isoler dans les cabines et là, il glisse ses petits tracts à l’intérieur des rouleaux de papier hygiénique. C’est simple : il faut d’abord dérouler la bande, plaquer le mini-tract entre deux couches de papier puis enrouler à nouveau la bande sur elle même. Chaque fois, il imagine en souriant celui qui va lui succéder dans cet endroit, où par définition chacun est seul ; l’autre tire sur le rouleau... tombe sur sa littérature et peut sans témoin en prendre connaissance.
Méthode simple, donc, mais non sans risque. La preuve : il a bien failli se faire prendre à ce petit jeu ! C’était la deuxième fois qu’il expérimentait ce dispositif dans ce troquet, une fois de trop ! Le gérant, un vieil administratif allemand, petit homme aux cheveux blancs et à la tête de fouine, avait certainement repéré la cache ; il avait du se mettre à espionner ses clients, tous ceux en tout cas qui fréquentaient ses toilettes. Pourquoi s’est-il intéressé plus particulièrement à Hans Heisel ? Mystère. Car il ne devait tout de même pas passer sa journée dans ces lieux d’aisance, il fallait bien qu’il serve les clients aussi. N’empêche : le major venait d’installer minutieusement ses tracts quand il tomba sur le tenancier qui l’attendait devant la porte du cabinet. Les choses se sont alors passées très vite. Le concierge apostropha le major.
‒ Traître ! Sale traître ! C’est toi qui mets ces cochonneries !
Le type voulait provoquer un esclandre, rameuter l’assistance. Heureusement, il était si ému que sa voix alors ne porta pas. Comme si elle était restée coincée dans la gorge. Sans doute était-il déjà mort de peur, malgré son allure teigneuse, tout comme Heisel d’ailleurs qui de son côté n’en menait pas large. Pas le temps de beaucoup réfléchir. On passait tout de suite au corps à corps, au bras de fer. Chacun devait se dire : c’est lui ou moi. Hans Heisel était plus jeune, plus vif et il était armé. Il emporta la manche. Mais pas question de recommencer ça. La méthode du papier toilettes laisse trop à désirer.

6)
Mars 1942
La peur, la grande peur, ce vicieux petit courant électrique qui vous descend à toute allure le long de la colonne vertébrale, cette bouffée de sueurs qui vous submerge comme une subite entrée dans un sauna, cette impression d’avoir raté la marche, cette peur donc, Hans Heisel la rencontre une nouvelle fois quelques semaines plus tard. Et toujours à propos de ces satanés petits papiers.
Ce matin-là, il se rend au bureau, Hôtel de la Marine, ayant caché sous sa vareuse un petit paquet de tracts. Entre la chemise et le maillot. Il prend là un risque bien inutile, et même insensé, mais il compte distribuer ces feuilles sur plusieurs sites, en ville, après les heures de travail et il veut s’éviter en soirée un aller-retour chez lui pour les récupérer. La journée se passe, sans histoire, une journée ordinaire de militaire chargé des communications ; il prend la permanence radio, il rédige quelques notes, corrige deux ou trois textes de collaborateurs. Il y a la pause cantine, il a déjà oublié le menu, oublié aussi les quelques blagues échangées dans les couloirs. Et le soir arrive, sans surprise, sans incident. Hans quitte le ministère, longe l’immeuble, atteint les premières rues passantes. L’air de rien, il se palpe pour récupérer ses libelles, s’étonne, s’impatiente, s’énerve : nom de Dieu, les papiers ont disparu. Rien sous la vareuse, rien sous la chemise, rien sous le maillot ! Catastrophe !
Affolé, il passe et repasse sa main sous sa blouse : rien ! Il y a pourtant glissé ce matin ces papiers et impossible à présent de les retrouver ! Il revient sur ses pas, inspecte discrètement les trottoirs qu’il vient d’arpenter ; ils auraient pu tomber ? Rien de rien ! Il peut difficilement s’attarder dans cette posture juste devant l’Hôtel sans attirer l’attention. De quoi il aurait l’air ? Pas question non plus de réintégrer le ministère, de revenir dans les bureaux. Il panique : et s’il avait abandonné les pamphlets sur sa table, près de sa radio ? Un moment d’égarement, d’inattention. Il se traite d’irresponsable, d’idiot, d’abruti, il a envie de se frapper.
Cette nuit-là, Hans Heisel dort très mal. Ou cauchemarde, imaginant des nazis hilares qui marchent au pas de l’oie dans les rues de Paris tout en jetant des poignées de tracts qui se moquent de Hitler sur les passants … Le lendemain matin, il arrive au bureau, préoccupé, un peu plus tôt que d’habitude. A l’entrée de l’Hôtel, un membre de la sécurité militaire l’arrête. C’est un gaillard joufflu et rougeaud, un collègue qu’on surnomme dans la maison « la lune », sans doute en raison de l’aspect parfaitement sphérique de son visage. Les deux hommes se sont souvent croisés dans les couloirs, ils se connaissent mais ne se fréquentent pas vraiment.
‒ Vous êtes bien matinal, Hans Heisel !
‒ Travail, travail, mon cher !
‒ Travail ? Mais vous savez qu’ici, il y en a qui font un drôle de travail !
‒ Mais la guerre est un drôle de travail, non ?
‒ Oui, bien sûr, mais je ne parle pas de ça. Figurez-vous – et « la lune » baisse soudain la voix - qu’on a retrouvé hier un paquet de tracts dans un escalier de l’immeuble.
‒ Des tracts ?
‒ Des tracts ! En allemand ! Des tracts de « rouges » ! Contre le Führer ! Contre l’Allemagne ! Vous imaginez un peu ?
‒ Doux Jésus !
‒ Comme vous dites ! Pas la peine de vous préciser que cette annonce a sidéré la hiérarchie ! Des tracts, dans notre maison ! Contre le Führer ? A l’Hôtel de la Marine ! Nos galonnés étaient fous furieux ! Je peux vous dire que le propriétaire de ces saloperies de torchons va passer un sacré mauvais quart d’heure quand on va l’attraper !
‒ Normal !
‒ Normal, oui ! Déjà l’équipe de la « sécurité » s’est faite remonter les bretelles de belle manière, je vous assure ! On nous a même menacés d’être virés sur le front russe, vous voyez le genre ? L’idée qu’un traître se ballade dans la maison, ça les rend dingues ! Alors la direction exige une fouille systématique des employés, de tous les employés, une fouille aussi des locaux, de chaque pièce du palais – vous savez qu’il y en a plus de cinq cents ?
‒ Vous avez pas fini ?!
‒ Non, en effet, ça, on peut le dire. On n’a pas fini. On n’est pas assez nombreux dans le service pour faire tout ça. Alors, je peux vous demander quelque chose, Hans Heisel ?
‒ Faites !
‒ Je cherche des bonnes volontés, si vous voyez ce que je veux dire ?
‒ Précisez !
‒ Eh bien voilà, si vous pouviez me donner un petit coup de main, aujourd’hui, pour contrôler les résidents puis pour inspecter les bureaux avec moi, je vous en serais reconnaissant. Vraiment. Vous pouvez refuser mais si vous acceptez, croyez bien, je ne l’oublierai pas...
Hans Heisel accepte aussitôt la suggestion, il l’accepte presque avec entrain. En tout cas avec soulagement. Et il passe la journée, avec « la lune », à questionner tous les collègues, hiérarchie comprise, à chercher, à vérifier, à sonder, à regarder dans les tiroirs, à ouvrir les armoires, à tâter les fauteuils, à retourner les dossiers, à fouiner dans tout l’Hôtel. Ils se permettent de traverser des salles de réunions, de visiter des pièces du haut Etat-major, personne ne leur fait la moindre remarque. Sécurité oblige. Ils inspectent les garages, les caves. En vain. Du moins, on ne retrouvera aucun autre matériel subversif. Hans Heisel, qui réalise que son paquet a tout simplement glissé de sa vareuse la veille, dans la journée, va conserver de bons rapports avec « la lune » et lorsqu’ils se croiseront par la suite, les deux hommes ne manqueront jamais de bavarder, de plaisanter même. Comme des complices, en somme.

7.)
Septembre 1942
A l¹Hôtel de la Marine, Hans Heisel tente d’attirer dans son réseau de résistance d’autres militaires allemands, travaillant sous ses ordres au service radio.
Assez vite, il sympathise avec le matelot Arthur Eberhard. Leur entente se fait presque naturellement, facilement. Eberhard vient d¹une famille de gauche, de Wuppertal. Il se montre, dans leur tête à tête, assez immédiatement critique à l¹égard du régime nazi pour que Hans Heisel se sente encouragé à lui parler franchement. Il l¹invite à passer à l¹acte, à agir contre le régime hitlérien, Eberhard accepte.
Grand amateur de musique, chanteur de formation, Arthur Eberhard initie son compagnon à l¹opéra. Ainsi peut-on les voir souvent ensemble, cheminant vers des concerts ou des spectacles, mais lors de leurs échanges, quand ils écoutent Mozart, Rossini ou Wagner, il est plus souvent question de tracts et de rendez-vous scabreux que de mélodies, de choeur et d¹orchestre.
A cette époque, ils se demandent volontiers comment trouver des armes pour la résistance.
‒ Des armes ! Il nous faut des armes !
Hans Heisel en effet a l’habitude d’entendre cette revendication, cette plainte devrait-il dire, de la part des membres, civils, de son réseau. Des armes ! Ses amis résistants veulent se battre, ils manquent de tout et pensent que lui, puisqu’il est militaire, peut trouver ces choses aussi facilement qu’un paysan qui ramasse ses fruits, qu’un pêcheur qui attrape du poisson. Ils doivent se dire qu’il n’a en somme qu’à se baisser. Mais en réalité, c’est un peu plus compliqué que ça. C’est même drôlement compliqué. Des armes, pendant une guerre, c’est une denrée précieuse, surveillée, contrôlée. On ne trouve pas ça sous le sabot d’un cheval, comme dit une expression française que le major aime bien. Faut manoeuvrer, tricher, détourner l’attention, conspirer.

‒ Trouve nous des armes ! répète à chacune de ses visites Mado, la belle Mado, chargée de la liaison entre les « civils » et lui ( Hans Heisel apprendra plus tard qu’elle s’appelle en réalité Théa Beling). Elle n’arrête pas de lui dire et redire que la résistance n’a quasiment pas de fusils, pas de pistolets ni de revolvers, et encore moins de cartouches, elle n’a pas d’armes efficaces, tout juste de vieux pétoires qu’on peut trouver dans les greniers ou les granges. Ou chez des antiquaires !
‒ Comment veux-tu qu’on résiste les mains nues face à la machine d’occupation ?
C’est presque un reproche qu’elle lui adresse, à lui, en personne, Hans Heisel. Il comprend parfaitement son impatience mais que faire ? Subtiliser des armes à l’armée allemande ? Mais l’armée allemande, c’est un vrai coffre-fort. Tout est bouclé à double tour. Et piquer dans cette caisse, c¹est pas une mince affaire. Les armes de guerre sont le plus souvent numérotées, répertoriées, chaque disparition provoque une enquête, papier, tampon, bureaucratie et compagnie... Au moindre incident, si une arme de l’armée est repérée, des recherches sont menées qui peuvent remonter jusqu¹au propriétaire de l’engin… et à son voleur.
‒ Mado, voler, c’est très délicat, tu comprends ?
C’est du moins ce qu’il dit les premiers mois de la guerre.

Comme ses compagnons insistent tant et plus, Hans Heisel met au point une méthode tarabiscotée qui va lui permettre de faire passer son propre revolver aux gens de la résistance sans prendre trop de risque, se dit-il... Une arme, c’est peu mais c’est mieux que rien. Voilà comment il s’y est pris : un jour, il se rend dans un café réservé aux soldats nazis, près des Champs Elysées. Il retire son ceinturon, le pose discrètement dans une sacoche qu’il garde sous le coude. Il commande un café, lit un journal. Peu après, un matelot entre dans ce bistrot, pend son ceinturon, identique à celui du major, à un patère. Le fourreau est vide, un simple marin, en vadrouille, n’a pas d’arme. Ce matelot, c’est Arthur Eberhard. Il s¹installe à une autre table, il commande, il boit. Les deux hommes s¹ignorent, ils évitent même de se regarder. Un moment, Hans Heisel se rend aux toilettes, avec sa sacoche. Peu après, Eberhard l¹y retrouve ; ce dernier récupère le sac et rejoint aussitôt la rue par une porte annexe. Naturellement, pour ce genre d’opération, il faut préalablement s’assurer que le lieu offre une deuxième sortie discrète. Hans Heisel, lui, revient dans la salle, il reprend place à sa table, sans sa sacoche mais qui va le voir ? Seul un espion aurait pu remarquer la fuite d’Eberhard ou son propre manège, mais heureusement personne ne s’intéresse à lui. De plus, depuis son arrivée au café, les autres clients ont pour l’essentiel changé. Heisel se remet à lire encore un peu puis il replie son journal, se lève, saisit le ceinturon accroché (qui est donc celui d’Eberhard) et fait alors un scandale :
‒ Mon revolver, qui a pris mon revolver ?
Le fourreau effectivement est vide, l’arme a disparu.
‒ Comment c’est possible, hurle Heisel, un vol, en plein café « allemand ». C’est une honte !
Heisel fait du bruit, il s¹émeut, il s¹indigne, on se solidarise avec lui. On cautionne le vol en quelque sorte ; le gérant est effondré. Il y a quantité de témoins prêts à cosigner une déclaration assurant que Heisel s’est bel et bien fait subtiliser son arme. Il dispose désormais d¹une solide justification quand il va informer son service de la fauche et réclamer une nouvelle arme. Il va sans doute se faire un tantinet « blâmer », on lui reprochera son inattention mais c’est tout. Ses collègues diront le plus grand mal de ces fourbes de Français qui..., ces voleurs de Français que..., et avec lesquels on n¹est jamais assez prudents. La preuve.

Tout de même : que d’efforts, que d’astuces pour récupérer UNE arme !
Il est difficile, voire impossible, de répéter la même opération sous peine
d¹attirer l¹attention. Un revolver volé, ça va ; deux, ça ne passerait pas. Et pourtant...
8)

Fin 1942

Avec Eberhard, Heisel a trouvé un assistant efficace, discret. Ce qui n’est pas tout à fait le cas du jeune Joseph Ibsen.
Dans le courant de l’année 1942, Hans Heisel est muté, pour quelques mois, à la direction du service des torpilles. C’est un organisme chargé de l’approvisionnement des sous-marins de l’Atlantique, sous l’autorité de l’amiral Von Trotha.
Il doit donc provisoirement quitter l’Hôtel de la Marine et s’installer dans de nouveaux bureaux, dans l’ouest parisien.

C’est une période où il s’efforce d’apprendre le français, notamment en écoutant en boucle certaines chansons qu’il finit par apprivoiser, comme « J’attendrai » de Rina Ketty :

« J’attendrai
Le jour et la nuit
J’attendrai toujours
Ton retour... »

A son nouveau poste, Hans Heisel dirige une dizaine de militaires, majoritairement des femmes. Il repère vite un très jeune soldat, Joseph Ibsen, qu¹il pressent violemment, et imprudemment, antinazi. Le major entame un travail d¹approche en sa direction. De fait, ce garçon, qui vient de Lübeck, impétueux, révolté, se montre tout de suite disponible pour agir.
Toutefois, un jour, Ibsen commet une bourde. Il parle politique avec une des auxiliaires de la base, Martha Kiffer, militante acharnée de la cause hitlérienne, et épouse d’un lieutenant SS combattant sur le front russe. Et c’est la catastrophe. Kiffer défend naturellement le Fürher et le jeune homme s¹emporte, s’échauffe, l’insulte, la traite de « vieille peau nazie ! » Il y a un témoin de la scène, un chauffeur qui fait la liaison entre l¹Hôtel et ce service.

Martha Kiffer fait un scandale. « Vieille peau nazie ! », on l’a traitée de « Vieille peau nazie ! ». Elle s’en étouffe de rage. Elle rameute la hiérarchie, la police allemande, elle alerte toutes ses connaissances, nombreuses. Deux jours plus tard, le jeune Joseph Ibsen est mis aux arrêts. Il se retrouve à la prison de Fresnes.
Cette histoire contrarie terriblement Hans Heisel. Il hésite : que faire ? se taire et abandonner ce jeune soldat, au risque qu’il le dénonce, volontairement ou sous la torture ? Le réseau serait évidemment fragilisé, voire décapité. Ou doit-il le défendre, y aller au culot, se porter garant du jeune homme ? Prétendre par exemple qu’Ibsen n¹a jamais pu dire « ça », assurer que Martha Kiffer ment ? Heisel opte pour cette deuxième solution.

Il monte un petit mélodrame. Le major sait que Joseph Ibsen a une bonne cote auprès du personnel féminin de la base, alors que l¹acariâtre Martha Kiffer est unanimement détestée de ses collègues. Hans Heisel va donc s’efforcer de convaincre chacune de ces jeunes femmes de l’innocence d’Ibsen, de la perfidie de Kiffer, une tâche qui s’avère relativement facile ; puis il organise une délégation de six de ces auxiliaires et ensemble, ils se rendent auprès du tribunal de la Kriegsmarine. Ici, l’opération se complique. La délégation, le coeur sur la main, déclare au juge que Joseph Ibsen est un national-socialiste irréprochable, un militaire discipliné, tout simplement victime d’un traquenard de Martha Kiffer, d’une petite et lamentable manipulation de sa part. Heisel laisse entendre que la dame avait des vues sur le jeune garçon, que ce dernier a refusé de se laisser séduire et de s’intéresser à elle. Bref, Martha Kiffer a divagué, par dépit et par jalousie. Heisel s’excuserait presque auprès du tribunal de le déranger avec une affaire aussi frivole. Cette histoire d’insulte anti-nazie serait une pure invention d’une pauvre femme en mal d’amour. Miracle : le juge accepte cette version. Joseph Ibsen est libéré mais affecté à un autre service, afin de l’éloigner d’un personnel trop féminin... Martha Kiffer est déboutée, Hans Heisel a gagné. Un sacré coup de chance car le chauffeur, témoin de la scène, pour des raisons qui lui sont propres, ne s’est jamais manifesté.

Peu après cet incident, Hans Heisel retourne à la Division Ouest des transmissions de la Kriegsmarine, Hôtel de la Marine, place de la Concorde, dans son « palace » où il retrouve Eberhard... et découvre Kurt Halker.
9)

Eté 1943

On est au début de l’été 1943, à la mi-juillet. La nuit est chaude, l’air presque poisseux. Il est passé minuit, deux marins de permanence au service radio, Hôtel de la Marine, bavardent. Une petite lampe coudée éclaire leurs standards, le reste de l’immense bureau est dans la pénombre. Les appels sont rares et l¹Hôtel de la Marine dort. Pas un bruit dans les étages ni dans la cour intérieure. Quelques insectes tourbillonnent autour de la lumière, viennent s’y brûler. La routine. Ces soldats ont tombé la veste, le col de chemise ouvert, les manches retroussées. Ils se connaissent, s¹apprécient ; ils se croient seuls et se laissent aller, ils disent ouvertement leur amertume :

‒ Marre, il y en a marre.
‒ De quoi ?
‒ De quoi ? Tu demandes de quoi il y en a marre ? Mais de cette guerre, mon vieux, de cette merde ! De la vie qu’on mène, qu’on nous fait mener ! T’es pas d’accord ?
‒ Oui, ça va, t’énerve pas, et d’abord parle un peu moins fort, non ? Tout le monde dort mais tout de même, t’as l’air d’oublier où on est !
Et l’autre, un ton en dessous, répète tout son laïus, « marre », « guerre », « merde », « vie », au mot à mot. Ça lui fait du bien d’être ainsi en colère, ça le soulage de refaire son topo.
‒ Je suis comme toi ! Réagit le voisin, en sourdine. En plus, cette guerre, on est en train de la perdre, non ? T¹as vu un peu les nouvelles de l¹Est ? Depuis Stalingrad, les Russes sont déchaînés...
‒ De l’Est et pas seulement de l’Est ! Ça marche pas fort du côté de Rommel en Afrique. Même chose en Italie...
‒ Mais nous, on fait quoi ? Qu¹est-ce que tu veux qu¹on fasse ?
‒ On se tire ?! On part ! On quitte l’uniforme. Adieu la guerre ! On se débine ailleurs, vers le Sud, je sais pas moi, l¹Espagne, l’Afrique, l¹Amérique Latine. C’est pas les pays d’accueil qui manquent...
‒ T¹en connais, toi, des gens qui ont pu faire ça ?
‒ Personnellement, non, mais on m’a dit que dans l’infanterie...

A ce moment-là, un imperceptible mouvement au fond de la salle les alerte. Ils se taisent aussitôt. Comme une image photo devenue visible dans un bain
de révélateur, on devine une ombre. Et l’ombre s¹approche lentement d¹eux. Les bottes prennent d’abord la lumière, puis l¹uniforme : c¹est un gradé ! Sapé de façon réglementaire, malgré la canicule. Ils avaient un gradé dans le dos et eux bavardent comme des ânes ! Mais depuis quand il est là, ce type ? Qu’est-ce qu’il a entendu ?
Comme électrisé, un des deux soldats se lève, il est livide ; il repousse vivement sa chaise qui grince affreusement sur le parquet, quitte immédiatement la pièce, sans un mot ; il se sauve, littéralement. Le matelot resté à son poste se fige dans une sorte de garde à vous emprunté. C’est Kurt Hälker. Le gradé, c’est Hans Heisel. Ce dernier se contente de dire :
‒ Soldat, je pense que vous avez une permission cet après midi ?
L¹autre opine, sans commentaire.
‒ Alors rendez-vous à 14h précises, devant l¹entrée de l¹Hôtel.
L’officier n’attend même pas la réponse, il recule dans la pénombre d’où il venait et y disparaît à nouveau. Comme un spectre. Un vrai tour de prestidigitation.

Kurt Hälker passe, seul, le reste de sa nuit de permanence à envisager le pire. Au matin, pas question pour lui de se reposer. Il songe même à préparer sa valise, se demande ce que le major lui réserve : la prison ? le tribunal ? la Gestapo ? le front russe ? Il a l¹embarras du choix.

14 heures. Chiffonné mais ponctuel, le matelot sort de l’Hôtel de la Marine, pour son rendez-vous. Hans Heisel est déjà là. Le major lui suggère :
‒ Allons vers le Trocadéro, voulez-vous ?

Kurt Hälker veut bien. D’autant que le major ne pose pas vraiment une question, c’est un ordre. Les voilà qui dépassent les barrières entourant le parking réservé au personnel de l’Hôtel de la Marine, ils traversent en silence la Place de la Concorde, à peu près vide ; ils atteignent les bords de Seine qu¹ils longent, lentement, vers le Pont Alexandre III. Ce n¹est qu¹au bord du fleuve, assuré d¹éviter les oreilles indiscrètes, que Hans Heisel parle, ou plutôt gronde :

‒ C¹est pas comme ça qu¹il faut faire ?!
Silence. Kurt Hälker attend, dérouté.
‒ Ça sert à rien de partir, de se « tirer » comme vous dites ! C¹est pas en désertant, c¹est pas en se sauvant vers le Sud, en Amérique Latine ou je ne sais où que vous allez servir à quelque chose, vous comprenez ? C¹est pas comme ça que vous allez combattre Hitler et sa clique ? ni aider l¹Allemagne et accélérer la fin de la guerre, la fin de son cauchemar, tu comprends ?
En trois phrases, on est passé du « vous » au « tu ». Comme si chaque mot prononcé consolidait la complicité des deux hommes. Peu à peu, tout en poursuivant cette apparente flânerie, Pont des Invalides, Pont de l¹Alma, par une chaude après midi de l’été 1943, le major de la Wehrmacht Hans Heisel apprend à son subordonné, Kurt Hälker, matelot radio de la Kriegsmarine, qu¹il appartient à la résistance et il lui propose de rejoindre son combat.
‒ Veux tu nous aider ?
Kurt Hälker est prêt ; il accepte. Le trio de l¹Hôtel de la Marine, Heisel, Eberhard et Hälker, est formé.

10)

Septembre 1943

Hans Heisel, une fois déjà, a donné son arme à la Résistance. Mais le risque encouru est trop lourd, il se promet de ne plus recommencer. Pourtant, il va remettre ça !
Plus la guerre dure en effet , plus la Résistance s’affirme et organise des « coups », et plus la demande d’armes devient pressante. Et urgente. Si bien qu’à l’automne 1943, en septembre très exactement, le 21 ou 22 septembre, Hans Heisel va une nouvelle fois se séparer de son arme personnelle. Un geste notoirement imprudent mais le major, quand il apprendra plus tard la destination de son revolver, ne regrettera vraiment pas d¹avoir cédé.

Il a rendez-vous avec Mado et celle-ci, comme à son habitude, lui réclame une arme. Refrain connu. Simplement ce jour-là, elle est beaucoup plus insistante que d¹ordinaire ; elle semble quasiment paniquée et surtout elle
demande une arme TOUT DE SUITE. Une opération d¹importance de la
Résistance se met sur pied et l¹organisation a besoin d¹un flingue
TOUT DE SUITE. Une question de vie ou de mort, c¹est le cas de le dire. Elle implore, elle supplie. Le major explique que c’est impossible, qu’il va se faire prendre cette fois. Ils discutent, elle répète sa demande, il hésite puis finalement il se résout malgré tout à lui donner son arme. Qui porte quasiment son matricule. C¹est en somme comme laisser traîner sa carte d¹identité. Ou presque. Bref, c¹est prendre un risque énorme. Il ne pourra plus se plaindre d¹un vol auprès de sa hiérarchie, deux fois de suite, on ne le croirait pas.
Alors, il se tait, il ne signale pas la disparition du revolver, et il va se promener ensuite plusieurs jours, Hôtel de la marine, avec, à la taille, son fourreau vide. Apparemment, ça ne se remarque pas et heureusement, il n¹y a pas d¹inspection, pas d’exercice, pas de contrôle. Plus tard, il va remplacer l¹arme disparue par une arme volée. Et tout le monde est dupe.
Mais surtout, ce que personne ne relève, ce que personne ne saura jamais, en dehors des quelques acteurs du drame, c¹est que le 23 septembre 1943, à 8h30 du matin, alors qu¹il monte dans sa voiture, devant son domicile, rue Pétrarque, dans le 16è arrondissement, Julius Ritter, général SS tout sanglé de cuir, le Standartenführer qui supervise le S.T.O., ou Service du travail obligatoire, un système qui permet d¹envoyer en esclavage en Allemagne des dizaines de milliers d¹ouvriers français, Julius Ritter donc, un des plus hauts dignitaires nazis de la capitale, un familier d’Adolphe Hitler en personne, une canaille de la pire espèce, Ritter est abattu par quatre résistants, Marcel Rayman, Spartaco Fontano, Celestino Alfonso et Léo Kneler ( un Allemand !). Ritter se voit mourir ; il est déjà assis à l’arrière du véhicule quand les premières balles frappent la vitre derrière laquelle il se trouve, certaines y ricochent ; l’homme tente de se sauver par l’autre porte qu’il entrouve. C’est alors que le bourreau est terrassé par un projectile qui sort du revolver du major de la Kriegsmarine, le soldat de première classe de la Wehrmacht Hans Heisel.

11)

Juin 1944

Pour trouver plus d’armes, il faut prendre toujours plus de risques. Hans Heisel fréquente assidument tous les endroits publics de la capitale où des militaires laissent leur équipement sur les portemanteaux ou dans les vestiaires, dans les entrées de restaurants, de théâtres, d¹hôtels, dans les vestibules de certains magasins ou même dans des bordels.

Hans Heisel et Arthur Eberhard font ainsi plus d¹une fois leur marché. Par exemple au Café Wepler, place de Clichy, transformé en « Soldatenheim », foyer du soldat allemand, avec sa façade toute peinturlurée d’aigles gigantesques agrippés à des croix gammée et barrée de lettres monumentales composant « KOMMANDANTUR GROSS-PARIS » (Commandement militaire du Grand-Paris).
Ou encore au « Marinelazarett », l’Hôpital de la Marine allemande, à Paris-Eaubonne ; ou encore chez « Bosch. Front -Reparatur - Werkstätte », des ateliers de réparation du matériel de guerre, avenue Michelet à St Ouen.
A mesure que les années passent, que la défaite du Reich aussi s¹annonce, à mesure que l¹indiscipline et la désorganisation des troupes se généralisent, il devient plus facile d¹opérer. Jusqu¹à cette récolte miraculeuse de la piscine Molitor de juin 1944...
Hans Heisel surprend à nouveau son reflet dans la vitre du wagon. Quatre ans de sa vie viennent de défiler, en quelques minutes et une dizaine de stations de métro. Il a soudain l’impression d’être très vieux, d’avoir vécu plusieurs vies. Pourtant, il sourit ; il est assez content de son bilan. Content n’est pas le mot : fier ! Il est fier de son bilan.
Sa rame arrive à la Concorde. Il doit descendre avec son butin. La station de métro est bondée ; une ribambelle de pigeons squattent les bancs. Comment ont-ils pu entrer ici ? se demande-t-il. Au mur s’étale une exposition de dessins d’enfants de prisonniers français en Allemagne. Sur l’un d’eux, on voit, à gauche, un soldat assis qui tend les bras vers sa femme debout, tout à droite du dessin, elle est en train de pleurer. Entre eux, un chien ; il regarde son maître. Un couple de jeunes gens, elle en pantalons bouffants, lui en chemise blanche ouverte, découvre les croquis, puis leur regard glisse sur lui. Ils le méprisent, c’est évident. Hans Heisel a l’habitude, il n’y prête plus attention. Il ne pense qu’à son baluchon. Mine de rien, ça pèse lourd. Il va lui falloir éviter les contrôles mais qui se méfierait d’un soldat allemand, qui oserait contrôler son barda ? Surement pas la police française, bien trop respectueuse des ordres...
12)
Samedi 19 août 1944, 11 heures.

Place de la Concorde, il y a de l’électricité dans l’air. Des mouvements inhabituels de troupes allemandes sont perceptibles, on remarque la présence de blindés. L’écho assourdi de rafales d’armes se fait entendre. Hôtel de la Marine, deux militaires sont de garde à une des entrées du palace, à l’angle de la rue Royale et de la rue St Honoré. Leur faction se termine, on vient de les remplacer. Les deux marins vont réintégrer, ensemble et au pas, l’intérieur du bâtiment, sur leur gauche. Mais voilà qu’avec naturel, et sans précipitation, ils se dirigent sur leur droite toute, dans la direction opposée, vers le Crillon puis les Champs Elysées. Ils ont à peine traversé de biais la place et atteint l’Avenue qu’ils sont contrôlés par une des nombreuses patrouilles qui surveillent le secteur.
‒ Halte ! Où allez vous ?
Au même moment, comme un fait exprès, comme si tout ça était bien calculé, on entend claquer un peu plus loin, vers la Seine, une série de coups de feu.
‒ C’est un ordre ! Des terroristes ! Il y a des terroristes au grand Palais !
répondent les deux marins en désignant l’endroit d’où proviennent les tirs. Bref, ils font ceux qui sont en mission, qui n’ont pas le temps de bavarder ; ils signifient qu’ils traquent le partisan et se mettent cette fois à cavaler. On les laisse faire. Très vite, les deux hommes s’engagent dans la première rue qui se présente, bifurque pour une autre, puis une autre encore... Un vrai jeu de labyrinthe. Ils s’assurent alors de n’être pas suivis, s’arrêtent, haletants. La course a été une véritable épreuve, les deux hommes en effet ont bourré leurs poches de munitions. Leur uniforme pèse des tonnes ! Adossés à la grille d’un jardin privé, pliés par l’effort, ils soufflent et se mettent à rire. Jusque là les rares passants ne s’étonnent pas trop de cette scène de la guerre quotidienne. Les soldats ne s’attardent pas, ils ont rendez-vous.
Peu après, chez Georges S., le tailleur, ils récupèrent deux paquets d’habits civils, plutôt dépareillés mais qu’importe, des sandalettes aussi, pas de chaussettes, ils iront pieds nus. Ils quittent leur calot et leur vêtement de la Wehrmacht avec une certaine fièvre, comme s’ils étaient contaminés. Ils s’ébouriffent les cheveux, pour montrer qu’ils sont libres, se contemplent dans la petite glace d’une armoire lorraine, semblent satisfaits du résultat et rient une nouvelle fois. Le tailleur a déjà fait passer leurs armes à des FFI et les nouveaux venus se mêlent bientôt à un groupe de résistants. Arthur Eberhard et Kurt Hälker viennent de déserter.
En fait, ils savaient que l’insurrection parisienne, le déclenchement de la guérilla par la Résistance, était fixée au 19 août. « C¹est pour demain ! » leur avait dit Mado, vendredi matin. D¹ailleurs depuis quelques jours se multipliaient des signes qui ne trompaient pas. La radio française avait cessé d¹émettre ; de toute façon, on n¹y racontait que des bobards au service de l¹occupant, au point qu¹une chansonnette, très populaire, disait : « Radio Paris ment ! Radio Paris ment ! Radio Paris est allemand », sur l¹air du do,do,do,mi,sol/ do,do,do,mi,sol/ fa,fa,mi,mi,ré,ré,do.
Il n¹y avait plus de journaux dans les kiosques, les bureaux de poste et le métro étaient en grève. Même la gendarmerie et la police venaient de changer de camp, c’est dire. Le 17, ils étaient pour Pétain, le 18, pour de Gaulle. « C’est la vie ! » souriait Mado. Le 18 août, encore, des centaines d¹affiches ont été collées sur les murs de Paris, signées Rol Tanguy, au nom des FFI ( Forces Françaises de l’Intérieur) et appelant à la mobilisation générale.

Il était vraiment temps pour Eberhard et Hälker de quitter leur Hôtel de la Marine. Tout le secteur, de la Concorde aux Tuileries en passant par l’hôtel Meurice tout proche, 228 rue de Rivoli, se transformait en quartier général du général von Choltitz, commandant allemand de la place ; cette zone se « bunkerisait », ressemblait à une petite ville fortifiée au milieu de la grande ville libérée. Des chars Panther déjà prenaient position, des snipers nazis se couchaient sur le toit de l’Hôtel de la Marine. La Concorde sera un des derniers quartiers occupés de Paris. Pas question de se laisser piéger là, se dirent les deux marins.
Ce même 19 août matin, Hans Heisel se trouve, lui, affecté à un Central Radio, au fin fond du 16e arrondissement ; il est à la station de délestage du parc Rothschild. Mais comme ses comparses, il sait que le jour J est arrivé. Il n’a pas du tout envie de faire de vieux os à ce poste, ou plus exactement de servir de cible aux résistants. Ce serait un comble de tomber sous les balles de ceux-là même qu’il arme depuis des années ! A la première occasion, il sort des bureaux, prétexte l’envie de fumer une cigarette ; il traverse le jardin, envahi par une végétation folle et bourdonnant de mille insectes, qui entoure le site. Une fois dans la rue, il s’empare d’une bicyclette, la première qui lui tombe sous la main. Tant pis pour son propriétaire, mais c’est pour la bonne cause. Il fait beau et chaud ce jour d¹août ; ce coin de l’Ouest parisien est calme, d’ailleurs les « beaux quartiers » ne bougent guère ces jours là. Comme si ces histoires de guerre et de batailles ne les concernaient pas vraiment. Le risque pour l’instant, se dit Heisel, est moins d’être ciblé par un résistant que d’être arrêté par un autre soldat allemand. C’est ici en effet ( 7e, 8e,16e arrondissement) que l’armée allemande a installé l’essentiel de ses forces. Fort heureusement, il parvient sans encombre chez son coiffeur alsacien. Il y récupère lui aussi des vêtements civils, brûle vite fait dans le poêle son uniforme ainsi que son livret militaire. Adieu, le soldat, bonjour, l’homme libre !
Hans Heisel et ses amis ont retardé au maximum ce choix de déserter, jusqu’au tout dernier moment. Leurs compagnons du réseau souhaitaient en effet qu’ils demeurent le plus longtemps possible sous l’uniforme, « jusqu’à la dernière minute », pour les tenir informés des intentions de l’Occupant, pour leur procurer des armes, pour tenter de « retourner » d’autres soldats, etc. C’est vrai que le trio de l’Hôtel de la Marine « travaillait » de mieux en mieux, si l’on peut dire. L’ambiance dans l’armée allemande ces dernières semaines était de plus en plus indécise. Entre les nouvelles du front russe, celles du débarquement allié en Normandie, les combats en Italie et les bombardements incessants des villes du Reich, les soldats avaient perdu leur belle assurance, ils commençaient à être sérieusement déboussolés et sentaient que le vent tournait. Il y avait encore un paquet de fanatiques, des mordus qui ne voulaient rien voir, rien entendre. « Heil Hitler ! » ; pour eux, c’était à la vie, à la mort et c’était tout. Et puis la grande majorité continuait d’être fidèles à leur hiérarchie, par discipline, par patriotisme, par habitude, par peur. N’empêche : un relatif désordre s’installait dans la Wehrmacht, il était de plus en plus simple pour Hans Heisel et ses amis de récupérer des armes par exemple. Il leur devenait aussi plus facile de parler avec les autres matelots de la conduite de la guerre, d’émettre des critiques. Ainsi Heisel, Eberhard et Hälker faisaient volontiers état, autour d’eux, ces jours-là, de leur opposition à Hitler, de leur envie de paix, de leur conviction que cette guerre était foutue, de leur volonté de quitter l’armée, de passer de l’autre côté, dans le camp de la Résistance. On les écoutait. Ils n’étaient pas suivis mais ils n’étaient pas dénoncés non plus et ça, c’était nouveau.
Ce même jour, 19 août 1944, les mouvements de résistance occupent la préfecture de Paris, les mairies et les commissariats de quartiers ; plusieurs ministères et rédactions de journaux ont également été « récupérés ». De premiers combats de rue sont signalés.
Le lendemain, les trois hommes, par des chemins différents, Hans Heisel d’un côté, Arthur Eberhard et Kurt Hälker de l’autre, traversent la Seine, évitent les zones à trop forte concentration militaire comme l’Assemblée nationale ou le Sénat et se rendent jusqu’au boulevard Montparnasse où ils se retrouvent enfin, dans l’appartement de Branco, un Yougoslave membre du réseau.

13)

19 au 25 août 1944

Pas question pour Hans Heisel de rester terré alors que Paris se libère, ni de regarder le monde derrière la vitre. Les risques, il connait ; il n’a tout de même pas attendu ce moment depuis des années pour se tenir coi. La Libération, il veut la vivre en direct, y prendre sa part, se rendre encore utile.

Du 19 au 25 août, pendant six jours, la capitale, sortant d’un trop long sommeil, se soulève. On va compter des milliers de morts. On se bat un peu partout, à la Préfecture de police, Place St Michel, Jardin du Luxembourg, gare de Lyon, gare du Nord, Pont Neuf, Boulevard St Germain. Hans Heisel est partout où il peut se rendre utile.

Mardi 22 août par exemple : la tension est à son maximum. Ce jour-là est lancé le mot d¹ordre : « Tous aux barricades ! » Aussitôt les Parisiens en élèvent plus de 600 à travers la ville. Hans Heisel assiste à la construction de l’une d’elles, avenue des Gobelins, presque au niveau de la Manufacture du même nom. Elle forme un véritable mur de pavés et de pierres sur toute la largeur du boulevard ; cette construction s¹étale aussi en profondeur sur 30 à 40 mètres, intégrant des arbres, des camions, des chevaux de frise, tout un fatras d’objets, chaises de terrasses de cafés, sacs de sable ayant servi pour la « défense passive ». On dirait que le quartier tout entier s’est donné le mot pour participer à ce travail, faire la chaîne et construire l’obstacle. Hans Heisel apprécie tout particulièrement un grand dessin apposé à la barricade ; il représente une caricature de Hitler sous laquelle on peut lire « Achtung Minen ! » ( Attention aux mines !).
Le major mesure que le combat est inégal, entre des habitants peu armés et des troupes d¹occupation fortes de milliers d¹hommes, de blindés, de canons. Pourtant, la barricade semble avoir un impact formidable, elle soude tous ces gens qui l’entourent dans un enthousiasme invraisemblable, elle leur redonne confiance après des années de silence forcé. Descendants des « Misérables » de Victor Hugo, on dirait qu’ils retrouvent de vieux réflexes, à l¹oeuvre en 1848 ou pendant la Commune de 1871.
Il y a de la fierté retrouvée dans l’air, le sentiment de libérer la ville, avant même l’arrivée des Alliés.
Un cameraman amateur filme la scène. Pour l’Histoire. On l’entend soudain crier :
‒ Là bas, regardez là bas !
Il crie mais il continue de tourner. De la place d’Italie descend lentement un char monumental, Hans Heisel reconnaît aussitôt un « Panther », ou Panzerkampfwagen V Panther. Dans les inventaires de l’armée, on disait : un Pzkpfw V, la fierté des tankistes allemands. Un monstre de 40 tonnes, servi par cinq hommes, copié sur le fameux T34 soviétique. Blindage incliné, chenilles très larges, canon long de 75 mm. L’engin est d’une terrible efficacité, on dit qu’il faut sacrifier 5 chars américains ou 10 chars russes pour en venir à bout ! Le monstre s’approche, pivote, observe. La plupart des rues donnant sur la place sont également bloquées, il doit craindre d’être pris au piège. En même temps, Hans Heisel sait bien qu’il lui suffirait de quelques coups de canon pour venir à bout de la digue des Gobelins. Finalement, le « Panther » fait demi tour, sans tirer. La barricade reste silencieuse encore un instant puis éclate de joie.

Vendredi 25 août : partout où il le peut, Hans Heisel joue les intermédiaires entre l’occupant et la résistance. De nombreux soldats allemands se rendent malgré la menace des SS de fusiller « les traîtres ». On fait appel à lui pour négocier avec les « doryphores », nom que des Parisiens donnent auc Allemands. « Doryphore : insecte coléoptère à élytres ornés de dix lignes noires et mesurant un centimètre de long » dit le petit dictionnaire que le major consulte volontiers.
Place de l’Opéra, au siège de la Kommandantur, poste de direction de l’armée allemande, des soldats du Reich font du zèle. Ils ne veulent pas déposer les armes. Le siège a déjà subi de rudes assauts, une épaisse fumée noire sort du rez-de-chaussée. Les rues environnantes, en dehors de combattants et de quelques engins militaires, sont vides. Apparemment. Car il y a un peu partout un peuple fou, dans les entrées d’immeubles, les couloirs et les sorties de métro, un peuple qui attend, regarde, s’impatiente, sent que la fin est proche, un peuple sur le point de déferler. Pour fêter la libération ; pour se venger ?
L’ex major parlemente avec les assiégés. Muni d¹un porte voix, il s¹adresse à eux, en allemand :
‒ Je suis Allemand comme vous !
Dans la foule des parisiens tapie derrière lui, il y a toujours quelqu’un qui demande :
‒ Mais qui c’est ce résistant qui parle si bien l¹Allemand ?
Un incendie est en train de se déclarer à proximité du siège, ça craque, ça croule, ça pète.
‒ Je suis Allemand, reprend Hans Heisel. Arrêtez les combats ! C’est inutile ! Rendez-vous !

Il parle et parle encore, argumente ; les soldats allemands sont tenus dans l’ignorance de l’état réel du front. Il répète qu’il faut se rendre, que le combat est perdu, que l’armée alliée est là :
‒ La 2e Division Blindée de Leclerc est entrée hier par la Porte d¹Orléans ! Des Américains passent en ce moment la Seine, vers la rue de Rivoli.
Mais de la Kommandantur, on ne lui répond pas.

‒ Capitulez ! Constituez-vous prisonnier ! Vous aurez la vie sauve ! Je suis chargé de mener les négociations !
Toujours pas de réactions. La major saura ensuite que les gradés, fanatisés, racontaient des balivernes à leurs hommes : ils prétendaient que des renforts allaient bientôt arriver en ville, ou qu’Hitler avait mis au point une arme secrète qui allait terroriser l¹ennemi et changer le cours de la guerre, etc.

Place de l’Opéra, une sorte de trêve des combats semble pourtant obtenue. On s¹achemine sans doute vers la reddition. Encouragée par un calme trompeur, à peine troublé par les crépitements du feu tout proche, la foule peu à peu occupe les rues et la place. Paniquée devant le spectacle de cette marée humaine, des occupants tirent à nouveau depuis le bâtiment. A nouveau l’assistance se disperse. Des combats reprennent. A chaque accalmie, Heisel reprend inlassablement son discours au micro ; il est question de « kapitulieren » (capituler), de « frieden » (paix), de « leben » (vivre).
Finalement les Allemands se rendent. Apparaît un soldat, d’un certain âge déjà, un « territorial », qui brandit un drapeau blanc au bout de son arme ; il est suivi par plusieurs dizaines de militaires, les bras en l¹air. Quelques partisans dont un jeune homme, chemise blanche et pistolet au poing, leur montrent le chemin vers la prison. Les vaincus longent la foule qui se reforme ; manifestement ils craignent de se faire lyncher par la rue, il n’en est rien. Hans Heisel apprécie la retenue des gens qui s’écartent et laissent passer les prisonniers apeurés.
A peine ont-ils disparu au premier carrefour qu’une population énorme s’empare alors de la chaussée, un raz de marée de jeunes femmes en chignon, d’hommes en bras de chemise ¬ il fait toujours aussi chaud-, de messieurs parfois en canotier, de dames en blouse légère. Un fabuleux enthousiasme fait chavirer tout ce monde. Et Heisel y prend toute sa part.

Non loin de là, les combats se poursuivent encore ; la Concorde, où le major vient de passer presque quatre années, n’est libérée que le 25 août en fin d¹après midi, après de vifs combats à l’arme lourde, des duels au canon entre chars.

De cette semaine fiévreuse, Heisel conservera des images contrastées : ici on se tue, là on fait la fête. Vers Bastille ou vers la gare du Nord, les combats font rage. Canal St Martin, ce 23 août, 300 spectateurs, dans une indifférence absolue du monde, soutiennent leur équipe de water-polo... Mais surtout, sa vie durant, il restera habité par cette joie partagée de millions de parisiens retrouvant le goût de vivre et des autres, par la glorieuse beauté de jeunes partisans libérant leur ville, par la fierté d’avoir pris sa part à cette renaissance.

15)

Epilogue

Sous l’autorité des FFI, incorporés dans le régiment du colonel Fabien, le trio Heisel – Eberhard – Hälker va participer, jusqu’en Alsace, à la libération du territoire et poursuivre son travail, comme il l’avait fait lors de l’insurrection parisienne. Le travail ? Cela veut dire encourager, à coups de tracts et de discours par haut parleur, les soldats allemands à cesser le combat. Chaque fois, ils s’approchent au plus près des lignes « ennemies » et ils leur parlent de déposer les armes, de se rendre, de faire le choix de la paix. Leur discours est rodé. Parfois ils se cachent, leur porte-voix à la main, derrière un muret effondré, ou un char en approche ; parfois ils se montrent ostensiblement aux « autres », histoire d’installer la confiance, de prouver qu’ils sont bien des Allemands parlant à des Allemands. Souvent on les écoute en silence, parfois on les injurie, « Traîtres », « Renégats », « Déserteurs » ; de temps en temps on leur tire dessus. Deux ou trois fois, ils ont eu très chaud !

La guerre achevée, Hans Heisel, jamais, ne réclamera de médaille. Il sera toutefois titulaire de la carte de volontaires de la Résistance française. Jamais il ne prétendra à des privilèges, à des passe-droits, jamais il ne va courir derrière les honneurs. Il considère qu’il a fait son devoir, simplement. Toutefois, en 1994, année du cinquantenaire de la Libération, se tient le 14 juillet à Paris un défilé assez particulier. Les autorités françaises en effet ont tenu à y associer la partie allemande. Plusieurs centaines de soldats allemands, de l’Eurocorps, descendent les Champs Elysées, des chars allemands également, avec leur croix de fer sur les flancs. A la tribune officielle, près du président français se tient le chancelier allemand Helmut Kohl, venu avec une forte délégation. Un symbole fort de réconciliation et d’entente.
Ce jour-là, Hans Heisel aurait bien voulu être de la fête, il aurait aimé participer à la délégation venue de Berlin. N’avait-il pas oeuvré, à sa manière, avec courage et efficacité à la fin du nazisme ? N’était-il pas un pionnier d’une vraie concorde franco-allemande ? Pourtant, le chancelier Kohl s’opposa à sa présence. Pas question de reconnaître un Allemand passé à la Résistance, un « traître », un « déserteur », un « renégat » ! Hans Heisel avait commis la faute de désobéir. Il s’était opposé à l’ordre en place, nazi en l’occurrence. Il avait eu le courage de dire non. Il fallait le lui faire payer. Et l’ordre était sauf.

Annexes
1)sources
Le téléfilm d’Arte, « Paris sera-t-il détruit ? », dans la série « Les mercredi de l’histoire », 6 août 2008 ? rediffusé l’été 2010.
Gilles Perrault, Taupes rouges contre SS, Messidor, 1986
Jean-Paul Pierrot, « Résistant sous l’uniforme de la Kriegsmarine », L’Humanité, 28 juillet 1994

2) Des Allemands dans la résistance française
Selon l’historien Gilbert Badia, plus de cent Allemands ayant pris part à la Résistance en France y ont péri entre 1941 et 1944.
Kurt Hälker, dans un article de presse en 1994, parlera d’un millier d’antifascistes allemands vivant dans l’illégalité à Paris pendant guerre.
Des soldats allemands ont participé à la résistance :
Hans Heisel
Kurt Hälker
Arthur Eberhard mais aussi , Karl-Heinz Gerstner ( ambassade de Paris), Peter Gingold ( Luftwaffe), Dora Schaul ( poste militaire).
D’autres noms de résistants allemands en France sont connus :
Leo Kneler ( groupe Manouchian)
Gerhard Leo
Ernst Scholtz
Irene Wosikowski

3)Lexique
Libération ( de Paris) : On évalue les pertes humaines, lors des six jours de combat de la Libération de Paris à plus de 6600 personnes, 130 soldats de la 2eDB, 532 résistants et 2800 civils, ainsi que 3200 morts allemands et 12 800 prisonniers.
MOI (+ le groupe MANOUCHIAN) : à faire
STO ( Service du Travail Obligatoire) : de juin 1942 à juillet 1944, tout Français en âge normalement d’aller à l’armée, soit la promotion 1921 et les suivantes, doit partir « volontairement » travailler, comme esclave en fait, en Allemagne. Le STO a d’abord été nommé Service Obligatoire du Travail mais les nazis se sont aperçu que ça donnait le diminutif SOT. Pour éviter les commentaires qu’on imagine, l’ordre des mots a été interverti, STO.

4) Iconographie/ Documents

Portrait du marin Hälker à Paris en 1941
Documents officiels FFI certifiant l’engagement de résistant de Kurt Hälker (L’Humanité, 28 juillet 1994)
Reproduction de tracts (et affichettes) en allemand, de la Résistance allemande en France ( dessins et une de journaux), cf « Taupes... », p118
Hôtel de la Marine ( aujourd’hui ? À l’époque ?)



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