Chemin de croix

A Pierre Bourgeade
1927-2009

Levez vous ! Vous pouvez vous rasseoir ! Levez vous ! ... Dans la nef de l’église de St Germain des prés, l’assistance, clairsemée, suit sans entrain le protocole funéraire. La plupart des présents se demandent ce qu’ils font là. La cérémonie est incongrue, l’officiant enfile des perles. A l’entendre, l’Auteur gambaderait presque dans les célestes pâturages. Le pronostic laisse ses amis songeurs, tout particulièrement un Lecteur qui se tient en retrait, au bout d’une travée. Le col relevé, car il fait frisquet en ce matin de printemps, celui-ci se rappelle la rencontre étonnante qu’il eut , il y a des années,avec un livre de l’Auteur. Cela se passa ainsi.

« Ah, c’est vous ?! »
Le Lecteur n’avait pas compris pourquoi la dame, qu’il ne connaissait pas, lui avait dit ça. Etait-ce un reproche parce qu’il s’intéressait à ce genre de livres ? une marque d’impatience à mettre un visage sur son nom ? un signe de joie, au contraire, de partager un moment rare avec un bibliophile, un vrai ? Ou tout cela à la fois ? On était dans les « enfers » de la BNF, vers la fin des années quatre-vingt dix. La bibliothécaire, cadre opulente, se retourna vers son factotum, petit homme en blouse grise, légèrement voûté, et lui passa commande :
« Le 13 ! »
Le quasimodo disparut dans une pièce voisine, l’attente fut brève et silencieuse. Il n’y avait personne d’autre dans l’immense salle de lecture située à l’entresol, toutes les tables à abat-jour vert étaient désertes. Le collaborateur revint vite, les bras tendus, portant un étrange objet ; c’était une couverture, un plaid probablement, très épais, ouatteux, sous lequel (ou au milieu duquel) la chose se tenait ; on la devinait à l’imposante boursouflure qui déformait le tissu.
L’homme s’immobilisa dans cette sorte de garde à vous, devant le Lecteur. La bibliothécaire quitta son bureau, répétant pour elle-même « Hé oui ! » et rejoignit son assistant. Tout en dévisageant le Lecteur, elle écarta doucement les pans de la couverture et le livre apparut. Enfin, c’est une façon de parler. Un collectionneur fou en effet, un avocat libidineux croyait savoir le Lecteur, avait demandé à un relieur célèbre de confectionner une couverture très spéciale pour un ouvrage illustré de l’Auteur. Sur la Une, la « der » et la tranche, des dizaines de jambes de femmes, rose pâle, portant des jarretelles noires, des bas résille et des escarpins à très haut talon, sortaient littéralement de la jaquette, un peu comme si des femmes en miniature tentaient de s’échapper du livre et dardaient vers le lecteur leurs gambettes gainées. Les jambes, d’une dizaine de centimètres, évoquaient les articulations de petites poupées.
L’objet était saisissant mais incroyablement sophistiqué et la manipulation du livre en devenait acrobatique. On ne pouvait le poser nulle part, on risquait de briser les jambes de plastique ; pour le consulter, se dit le Lecteur, une aide extérieure était donc nécessaire. Mais avant même qu’il ait émis le moindre souhait, deux soutiens qui s’offrirent à lui : quasimodo tenait, l’air las, l’enfant dans ses langes et la bibliothécaire se mit à tourner lentement les pages, attendant un petit geste du Lecteur pour répéter l’opération, laissant tomber de temps à autre un « Hé oui ! » mi admiratif, mi dépité. Tous trois restèrent debout tout au long de la lecture pour des raisons de commodité ( ? ).

Pour une raison inconnue, l’amateur fortuné avait dernièrement fait don de cet exemplaire à la BNF. C’était un livre d’art, grand format, papier glacé, publié peu après 1968. Il reproduisait, sur les pages de droite une série de photographies de sexes féminins, en très gros plan, noir et blanc, la vulve occupant toute la feuille ou presque. L’Auteur offrait, sur les pages de gauche, un court poème inspiré par chacune de ces images. Il y avait là près d’une centaine de clichés et autant de textes d’accompagnement.
Le Lecteur contempla la formidable diversité des formes de cons. La construction bien sûr était de manière générale triangulaire mais on trouvait aussi des architectures oblongues, des larges, des étroites, des rondes, des discrètes. La fourrure ensuite variait, elle était frisée ou hérissée, longue ou courte, envahissante ou carrément inexistante, drue ou espacée. Les lèvres , du premier et du second rang, étaient également diversifiées en diable, froissées ou alignées, chiffonnées ou repassées, régulières ou confuses, rigoureuses ou brouillonnes, vagues fines ou charnues. L’ouverture elle même était longiligne ou rabougrie, stricte ou ondulée, généreuse ou timorée ; on pouvait parfois y lire une sorte d’alphabet intime, des I majuscules bien sûr mais aussi des J, des L, des T, quelques C, des S également et même des U ou des V ! Le clitoris était caché ou arrogant, dominateur ou effacé, dressé ou replié, courbe ou tirebouchonné, plein ou vide, pointu ou bougon. L’abîme lui même pouvait sembler vertigineux ou accueillant, obscur ou lumineux, gouffre sombre , antre mirifique, caverne où l’on s’égare, fjord tiède...
Le Lecteur se dit qu’en couleurs, l’exposition aurait encore multiplié à l’infini les nuances, le rouge, le rose velouté, le carmin, le parme, le violet, le marbré, l ‘ocre, l’abricot, le grenadine, le safran, le tarama, le fuchsia...

Ce jour-là, il abrégea la consultation ; au bout d’une demi-heure, il craignit d’abuser et remercia ses hôtes ; quasimodo, impassible, remporta la chose dans l’arrière-salle et la bibliothécaire, qui n’avait cessé de dévisager le Lecteur durant toute sa lecture, se contenta d’un « Hé oui ! » final.
Le Lecteur rapporta cette histoire à l’Auteur ; elle l’amusa beaucoup ; il ignorait le destin de ce livre et rêva de retourner, en compagnie du Lecteur, à la BNF et d’y répéter cette consultation, sous l’oeil cette fois d’une caméra pour un futur documentaire. Hélas, il tira trop tôt sa révérence.

Levez vous ! Vous pouvez vous rasseoir ! Dans la nef, le rituel continue. Les voisins du Lecteur, plutôt incrédules, suivent les consignes à retardement. Lui se dit que le seul culte, finalement, que ce fétichiste d’Auteur tolérait, il le vouait au dieu Obscénité, à cette recherche inutile et essentielle des chemins du désir, à ses détours, ses astuces, ses tics, ses bouts de corps et de cuir, ses phobies, ses envies, ses viandes blessées ou ses chairs triomphantes, à l’attrait et l’effroi que l’eros mécanique n’en finit pas de provoquer.
Le prêtre sans esprit brandit la croix vers le cercueil. Le Lecteur sourit. Lors de sa dernière visite à l’Auteur, ce mécréant lui avait montré des photos récentes réalisées avec une de ses amies. Il était content de ce travail qu’il commentait avec son légendaire petit rire contenu. Son cliché préféré était celui d’une vulve gourmande qui avait à demi absorbé un crucifix.

Gérard Streiff



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