Je me souviens

Enfance lorraine

Gérard Streiff

Je me souviens d’une inscription sur toute la largeur de la chaussée de la rue principale du village ; de grandes lettres à la peinture blanche disaient "Non à De Gaulle" ; c’était juste en face de l’église.

Je me souviens d’hivers interminables ornant les vitres de dentelle de givre.

Je me souviens des wagonnets remplis de minette croisant les chariots vides le long de câbles aériens et du cliquetis de cet incessant va-et-vient.

Je me souviens de "la chouette", le cadet d’une longue fratrie dont les aînés avaient tous porté le même pseudonyme.

Je me souviens du spectacle nocturne qu’offrait de la vallée depuis le surplomb du village : l’incendie permanent du ciel, les bruits métalliques et secs, les sirènes semblaient si proches. L’Usine était un grandiose enfer.

Je me souviens de mon premier transistor où Gloria Lasso chantait "Etrangère au paradis".

Je me souviens des Borgo, des Bianchi, des Zanga, des Borselli, des Velatti ; et aussi des Krerovitch, des Boltanski, des Petziwiak, des Ponomarenko, des Renak ; et encore des Schneider, des Tourcher, des Emmenecker, des Kissinger, des Wagner.

Je me souviens d’un reposoir, autel improvisé lors d’une procession religieuse ; je suis assis dessus ; je dois avoir un an. Autour de moi les gens sont endimanchés ; il fait chaud.

Je me souviens de publicités pour l’aromate Maggi, l’apéritif Dubo Dubon Dubonnet.

Je me souviens de permissionnaires qui paradaient, en uniforme, dans le village ; il étaient beaux, gais, souriants ; ils allaient repartir en Algérie.

Je me souviens de canicules et d’alouettes bavardes survolant des champs de luzerne.

Je me souviens de cette journée magique où le tour de France a traversé le village.

Je me souviens du premier "rouge" que j’ai rencontré au village ; il s’appelait Mr Blanc ! Sans blague. Il était petit, vif, loquace. Les bigots en avaient peur. Je l’aimais bien.

Je me souviens de la maison de l’ingénieur en chef, lumineuse et arrogante.

Je me souviens de cette fille bannie ; elle attendait un enfant d’un "arabe" ; on était en 1958.

Je me souviens du directeur d’école qui disait très fort, chaque fois qu’il récupérait sa salle de classe, après le cours obligatoire de catéchisme : "Ouvrez la fenêtre, ça sent le corbeau !"

Je me souviens d’un bulletin paroissial qui mettait à l’index les revues "mauvaises", Vaillant, Zorro, Nous deux, Tarzan, L’astucieux, Coq Hardi, Femmes françaises, Heures claires, Intimité, Confidences…

Je me souviens de ces haies drues, séparant les champs, au cœur desquelles on aménageait des espaces, grotte d’Ali-Baba, caverne de pirates, campement indien.

Je me souviens de cette brosse à poils doux que mon père trempait dans l’eau sucrée pour me "laquer" les cheveux.

Je me souviens du garde suisse, bicorne à panache, redingote sombre à épaulettes dorées, plastron immaculé, épée en bandoulière, longue canne à pommeau d’ivoire.

Je me souviens d’une infinité d’odeurs, celle du carreau de la mine, mélange de rouille, de résine, de goudron ; celle des près après la pluie, du foin coupé ; celle de mansardes surchauffées..,

Je me souviens de la balançoire, près du cognassier, où l’on jouait à des "jeux de mains, jeux de vilains".

Je me souviens qu’au printemps, un grand cueillit un bouton d’or et l’approcha du menton d’un petit ; un reflet mordoré apparut, signe d’une grave maladie dit l’ancien ; le petit s’enfuit terrifié.

Je me souviens du père Lava, vieil artiste italien, qui décorait les vitrines les jours de fête ; je trouvais ces dessins splendides.

Je me souviens des "castors", cités ouvrières autoconstruites, faites de maisons blanches aux toits plats, encadrées de vastes jardins.

Je me souviens de cette comtesse, aristocrate ukrainienne vivotant dans une pièce musée à ruminer ses souvenirs.

Je me souviens des tractions avant noires et des Juva quatre.

Je me souviens, au retour de la chasse, des chiens excités et des odeurs fauves du gibier.

Je me souviens des jeux de quilles ; tout était en bois, les quilles, les boules, si lourdes, les travées par où elles revenaient vers le joueur.

Je ne me souviens plus de ma mère. Déjà.

Je me souviens de l’église sombre et étroite, des flèches de couleur qui tombaient des vitraux, des rayons lumineux jaunes, verts, rouges, où dansaient la poussière.

Je me souviens de la salle municipale qui servait de cinéma ; les sièges à rabats étaient inconfortables ; avant le film, on avait droit aux actualités Pathé ; on y flirtait abondamment.

Je me souviens dans cette même salle d’une représentation théâtrale où je jouais le rôle d’un mitron ; je n’avais pas grand chose à faire.

Je me souviens de la "côte des bourriques", route interminable et sinueuse qui grimpait à travers bois vers le village.

Je me souviens de l’arrivée de la télévision, d’un animateur chauve, rond, affable, au débit saccadé et chantant : Jean Nohain.

Je me souviens de la "sampavigna", bâtisse en ruines tout près d’une mare où l’on cherchait des têtards

Je me souviens de cahutes en tôle et en planches, à la sortie du village, où habitaient les "calabrais", familles ouvrières qui gardaient leur (qu’on gardait à ?) distance.

Je me souviens de la prison ; une simple pièce au rez de chaussée d’un bâtiment bas en plein coeur du village ; la porte, qui comportait un œilleton grillagé, donnait sur la rue. L’autre partie de la maison était l’école maternelle !

Je me souviens d’épreuves de motocross dans une carrière désaffectée ; les machines pétaradaient, l’air puait l’essence, les pilotes bardés de cuir étaient de petits dieux.

Je me souviens du grand père qui enfumait les ruches pour éloigner les abeilles et récolter le miel ; il portait un chapeau de paille cabossé d’où pendait une voilette noire, une lourde veste, de gros gants ; on aurait dit un cosmonaute.

Je me souviens des crécelles qui résonnaient plusieurs fois par jour le long des rues juste avant Pâques.

Je me souviens des baraques de forains qui envahissaient la rue centrale pour la fête annuelle.

Je me souviens de la "Coop", une épicerie toujours encombrée, odorante, de cafés sombres et enfumés.

Je me souviens de fermes vieillottes où on allait chercher le lait dans des récipients en métal appelés "biche".

Je me souviens aussi souvent demander : "c’est quand que je serai grand ? "



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