Sciences-Po, 68/Les contre-cours

L’expérience des contre-cours
1968 : le cercle UEC de Sciences-po/Strasbourg
Article à paraître dans une revue alsacienne, 2010

Gérard Streiff

En 1968, l’IEP Strasbourg est un institut universitaire rattaché à la fac de droit, qui prépare à un diplôme de sciences-po en trois ans. Il a son siège au Palais universitaire, ou Palais U, bâtiment imposant aux formes académiques non loin de l’Ill, bâti par le Reich peu après l’annexion de 1870 et site de l’université allemande. En 1949, c’est là que se tiendra la première session du Conseil de l’Europe. Le bâtiment s’organise autour d’un vaste patio central, l’aula, entouré de galeries à colonnades, sur un étage.
Alors que les facs de droit, de lettres et de sciences sont déjà dans des locaux modernes, vers le quartier de l’Esplanade, Sciences po occupe (avec d’autres, les deux facultés de théologie notamment) ce palais qui va redevenir, le temps des « événements », le lieu central de la contestation, le rendez-vous quotidien des AG dans l’aula, le foyer de l’agitation, bâtiment sur lequel va flotter le drapeau rouge. De ce fait, le palais U va devenir, pour les conservateurs, le symbole de la rébellion : au terme d’un défilé de la droite alsacienne, les manifestants vont converger vers ce bâtiment pour l’occuper (et le saccager).

A l’IEP se constitue en 1968-1969 un cercle UEC qui comprendra notamment Gérard Gérold, Pierre Kormann, Gérard Streiff, Jean Paul Waller. Ces militants ne sont pas très nombreux mais actifs, occupant le terrain de la critique. A la rentrée 1969, le cercle décide d’une initiative originale, l’édition de contre-cours. Le projet est ambitieux ; le contre-cours n°1 commence ainsi : « Le cercle UEC-IEP pense qu’il est indispensable de dénoncer le contenu idéologique des matières enseignées à l’IEP ». Vaste programme. En fait le projet concerne la troisième année, et plus particulièrement un cours d’histoire intitulé « Vie politique depuis 1939 » donné par le professeur François -Georges Dreyfus. L’imprimé note en effet : « Le manque de temps et de moyens ne permettant pas une diffusion systématique d’un contre-cours pour chaque matière, nous avons choisi la matière historique où l’interprétation de classe apparaît le plus clairement ».
Sage décision. Le texte ajoute : « Ce cours (de FGD) pêche à la fois par l’omission de certains faits essentiels et par l’orientation qui lui est donnée. Nous essaierons donc de distribuer au début de chaque cours un imprimé proposant une bibliographie accompagnée d’un questionnaire portant sur les problèmes systématiquement faussés ».

L’attaque est directe, sans précaution mais symptomatique d’un air du temps où la critique est non seulement normale mais attendue. En outre Sciences po se veut une maison de tolérance et si l’initiative surprend, elle est acceptée. Pourtant l’enseignant dont le cours est mis en cause est un homme imposant, une personnalité du monde universitaire et politique alsacien. François-Georges Dreyfus, germaniste fameux, est le tout nouveau directeur de l’Institut ; il le sera de 1969 à 1980. Mais il est aussi secrétaire départemental de l’UDR, la bête noire des contestataires de ces années-là. FGD ( voir sa bio sur wikipedia) est né en 1928 ; juif converti au protestantisme, militant gaulliste depuis création RPF (1947), il est volontiers situé très à droite, qualifié ici ou là de gaulliste maurassien ou de « national populiste » .

En 1969, il aurait pu interdire ou condamner la diffusion de l’imprimé ; or il laisse faire, les tracts seront distribués régulièrement au début de son cours et il arrivera que des élèves l’interrogent à partir de cette approche critique ! Il joue le jeu ; non seulement il ne s’insurge pas contre les imprimés qui envahissent ces cours mais il accepte le débat ; il compose certes avec un air du temps ; il sait la fragilité du rapport de forces à l’université ; en même temps, il y a sans doute chez ce conservateur assumé un sens du dialogue ; les communistes de son institut n’auront pas à se plaindre de discriminations de sa part et l’auteur de ces lignes sollicitera encore sans difficulté son aide à la fin des années 1990 pour obtenir une lettre de recommandation afin de reprendre des études en thèse à Sciences po Paris, ce qu’il fera avec cordialité.

Le premier contre-cours peut être assez facilement daté ; il est en effet édité lors de la quatrième séance du cycle d’histoire de FG Dreyfus ; on doit être en novembre 1969. Autre repère : le contre-cours n°7 fait de la publicité pour le journal « Nouveau Clarté de janvier/ février 1970 ». On peut donc penser que l’expérience va fonctionner durant le premier semestre de cette année universitaire. Le contexte politique alors est lourd. De Gaulle a été battu au référendum du printemps et a quitté le pouvoir, Pompidou vient d’être élu président lors d’un scrutin où les communistes, avec Jacques Duclos, ont fait un bon score, occupant presque tout l’espace à gauche ( Defferre est à 5 %).

Les arguments et les formulations proposés dans ces contre-cours sont pour l’essentiel tirés de l’ouvrage « Histoire du PCF », manuel communiste militant et sans nuance ; on sent aussi parfois la reprise de billets d’André Wurmser dans l’Humanité. Les textes sont denses, tapés sans interligne et presque sans marge.

Le contre-cours n°1, deux feuillets recto, donne le mode d’emploi de cet imprimé, rappelé plus haut, puis évoque, sous forme de questions, trois « points (qui) doivent être éclaircis ou rappelés. »
Premier point : « Quelles sont les causes profondes de la politique munichoise ? » Suivent quatre paragraphes drus dont le premier dit :
« Le malthusianisme radical et les insuffisances de la politique économique, certes mais surtout le fait que, prises contradictoirement entre le désir de défendre leurs intérêts impérialistes menacés par les prétentions hitlériennes et leur volonté de protéger leurs privilèges de classe, les classes dirigeantes françaises croient trouver une solution en cédant devant Hitler tout en s’efforçant de détourner son agressivité contre l’URSS ».
Le texte donne ensuite des exemples de cette orientation « Plutôt Hitler que le Front populaire » et en précise le contenu antisoviétique et anticommuniste.

Deuxième interrogation : « Quand le Pcf entre-t-il dans la résistance ? » Réponse du contre-cours : « Lors de l’entrée en guerre de l’Urss, dit-on ; on a cependant pas le droit d’ignorer ... » : sont énumérés une demi-douzaine de faits, entre l’été 1940 et l’été 1941 (appel du 10 juillet, grève des mineurs, création de l’OS) , censés montrer l’attitude résistante communiste ( n’est pas mentionnée l’arrestation de militants comme Guy Môquet à l’automne 1940).

A la troisième interrogation, « Qu’est-ce que l’Organisation civile et militaire ? » , on s’efforce de minorer le rôle ( probablement valorisé par FGD) de l’OCM et on pointe le double jeu de Vichystes .

Le premier contre cours se termine avec cette remarque : « De nombreuses autres questions restent à aborder - pourquoi le pacte germano-soviétique ? la politique d’attentisme de de Gaulle face à la résistance intérieure ? le programme du CNR ? »
puis il fournit une bibliographie, cinq ouvrages dont un livre soviétique (d’un ex ambassadeur d’Urss), et quatre essais historiques publiés aux ES dont « Histoire du PCF » mentionné plus haut.

Le contre-cours n°2, un seul feuillet recto, énumère cinq questions : « Quel est l’enjeu de ce que l’on appelle le « problème constitutionnel » ? » ; « Quelle a été l’attitude du RPF tout au long de ces années ? » ; « Comment les manoeuvres de de Gaulle et des milieux financiers sont parvenues à saboter l’application du programme du CNR ? » ; « Peut-on parler de l’après-guerre sans parler des campagnes du PCF et de la CGT pour la Reconstruction ? » ; « Quelle est l’origine de l’intégration européenne ? »
L’imprimé donne des éléments de réponse à la première question, se borne ( questions 2,3,4) parfois à formuer l’interrogation ou ( question 5) conseille le livre de J Kanapa et J Denis, « Pour ou contre l’Europe ? » A ce propos, on peut lire : « Cette Europe n’est en fait que la reprise des thèmes nazis : l’étendard de la croisade contre le socialisme ».
Deux livres sont encore cités en bibliographie, le manuel d’histoire du Pcf et le recueil de chroniques de Pierre Durand.

Enfin, figure cette annonce en bas du tract :
« Rappelons que chaque mercredi soir, 20h30, un cours d’histoire, « Social démocratie et léninisme, les deux orientations du mouvement ouvrier au 20è siècle » est présenté par J Baudry, professeur d’histoire, salle de conférences du syndicat des cheminots, 4 rue Georges Wodli. »

Le contre-cours n°3 est un peu plus étoffé, deux pages recto, abordant cinq points.
La question n°1 demande : « Pourquoi découvre-t-on sans cesse des revirements spectaculaires dans la ligne politique du PCF ? » Or, argumente le texte, les positions communistes sont permanentes, à la différence des autres partis. Pourquoi ? parce que « sa ligne politique résulte d’une analyse marxiste donc scientifique car le marxisme est avant tout matérialisme historique, c a d science de l’histoire. » La preuve par sa politique algérienne : le PCF salue dès 1939 « la nation algérienne qui se constitue historiquement » et condamne la répression de mai 1945.

Question n°2 : « Comment parler de la guerre d’Indochine, déclenchée par le gaulliste D’Argenlieu, sans mentionner la bassesse des dirigeants français ( Sfio, Mrp, Rpf) qui vont mendier des dollars aux USA » pour l’effort de guerre ; le texte argumente, cite Jules Roy.

La question n°3 se contente de formuler cette comparaison : « Comment ne pas dire que, si le Plan Marshall avait rapporté à la France 800 milliards, achetant ainsi son indépendance nationale, le coût de la « sale guerre » d’Indochine s’était élevé à 1600 milliards » (dixit Auriol).

Revenant sur l’Algérie, la question n°4 note : « Pour comprendre l’enjeu de la guerre d’Algérie, il ne faut pas oublier que l’économie algérienne est de type colonial ». Suit une liste des profits des principales sociétés, elles mêmes liées aux plus grandes banques.
Le cinquième point se veut ironique : « Puisqu’il est souvent fait référence dans le cours, avec une certaine complaisance d’ailleurs, aux « petites phrases » compromettantes de sociaux-démocrates défaillants au sujet du problème colonial, est-il besoin de préciser que l’on pourrait tout aussi facilement constituer une anthologie des déclarations, sur ces mêmes problèmes, des hommes de droite MRP/RPF... »

Une bibliographie propose les oeuvres d’Ho Chi Minh, de Thorez, de Lénine, le manuel d’histoire du PCF, des ouvrages de Pierre Durand, Jules Roy et Alexandre Werth.

L’auteur n’a pas retrouvé le contre-cours n°4 ; le contre-cours suivant, un feuillet recto, s’intitule « Quelques idées à propos du gaullisme et de sa constitution ». Suit un commentaire assez long, pour ce genre d’exercice, et très sévère pour le gaullisme (de 1958) qualifié d’illégitime, comploteur, réactionnaire ; l’accent est mis, comme alternative, sur le respect de la démocratie , ce qui (toujours en 1958) aurait signifié « donner aux communistes, au côté des autres partis, la place qui lui revient au parlement et dans le gouvernement ».

Le contre-cours n°6 continue en partie sur ce thème ; il est constitué de deux feuillets recto et aborde cinq thèmes.
Premier thème : « Gaullisme et réaction ». Il interroge :« Comment vouloir définir le gaullisme sans tenir compte des forces sociales qui le soutiennent, qui l’ont amené au pouvoir, c’est à dire fascisme, militarisme et oligarchie financière ? » Suivent de mini biographies ironiques des principaux barons du régime , montrant leurs liens avec l’Argent ; ce texte est repris d’une chronique d’André Wurmser ( cité d’ailleurs en bibliographie).

Le point deux polémique avec un propos de FG Dreyfus, qualifiant d’ « intelligente » la politique agricole gaulliste. Enumérant une série de nobliaux députés UNR, l’imprimé demande : « Intelligente au profit de qui ? de la paysannerie française ? ou de quelques gros propriétaires fonciers ? »
Une autre expression de FG Dreyfus est contestée au point trois : « 1962 est l’année du triomphe » (du gaullisme). L’imprimé énumère alors Charonne, l’OAS, le scrutin très peu proportionnelle pour mettre en doute l’expression professorale...
Commentant le référendum du 27 avril 1969 ( point 4 : « Les raisons du Non au référendum »), le texte commence ainsi : « La victoire du Non au référendum-plébiscite atteste avant tout de la profondeur du mécontentement des larges masses laborieuses. » On retrouve cette rhétorique très Waldeck-Rochet dans tout ce chapitre.
Le point 5, « Au sujet des présidentielles », rappelle que Pompidou n’a été élu que par un français sur trois, un tiers optant pour Poher, un tiers s’abstenant. L’imprimé insiste sur le poids de l’abstention dans les communes populaires et le propos final dit ceci : « Tout se passe comme si l’origine sociale, le rôle de l’électeur dans la société jouait un rôle important dans la prise de position de beaucoup. Non pas de tous ! S’il en allait ainsi, c’est 95% des Français qui se seraient abstenus mais cette société donne à la bourgeoisie tant de moyens de pression : école, presse, radio, télé, pouvoir du patron ou du propriétaire foncier, qu’un scrutin reflète aussi la duperie dont les victimes sont encore des millions ».

Le contre-cours n°7 s’intitule « A propos de quelques mystifications ». Il ironise sur « la politique sociale » gaulliste, combat le thème politique naissant de la « bipolarisation », défendue notamment par un JJSS et surtout il touche à la bataille idéologique en critiquant « le mythe de la nouvelle classe ouvrière » : l’argumentaire évoque la « révolution scientifique et technique », montre le rôle nouveau des intellectuels (« et la part qu’ils ont prise des luttes du printemps 1968 ») et l’impasse capitaliste.

Le contre-cours n°8 reprend, sur un feuillet, sous le titre « Dialogue du général sourd et du civil têtu », un texte d’André Wurmser de 1965 qui entend montrer que l’échec de de Gaulle à la présidentielle de 1965 ( où il est contraint à un second tour face à François Mitterrand) s’explique plus par des préoccupations sociales « que par une crise internationale », thèse de FGD.

On peut penser que le cours « Vie politique depuis 1939 » est terminé et FGD entame un nouveau cycle d’exposés sur l’histoire de l’Allemagne de l’Ouest. Le contre-cours n°9, le dernier qui soit disponible, commence ainsi :
« De ce premier cours sur l’histoire de l’Allemagne de l’Ouest, nous avons retenu plus particulièrement le paragraphe concernant les facteurs économiques dont les deux idées sont : l’extraordinaire essor économique de l’Allemagne nazie et les « cadres » de l’industrie de l’Allemagne de l’ouest sont restés les mêmes. Que faut-il retenir de cela ? ». L’imprimé rappelle les liens entre Hitler et le capital allemand puis les engagements, non tenus, de démantèlement des trusts d’outre Rhin.

C’est donc le dernier contre-cours disponible. Il semble que cette activité là du cercle cesse ; pourquoi ? elle ne sera pas interdite, on a dit : FG Dreyfus jouait le jeu ; on peut penser que le cercle est moins à l’aise pour mettre en débat son cours sur l’Allemagne que sur la politique française contemporaine. D’autres activités mobilisent les militants. Au printemps 1970, le cercle sort un journal, intitulé « Critique », à la présentation et au contenu assez soignés, et destiné à tous les élèves de Sciences-po cette fois. « Critique » connaîtra au moins trois numéros au printemps 1970 ; il reste sur le terrain des luttes politiques et idéologiques à l’IEP ( la nation ; les intellectuels) ; un long article s’intitule « Il est temps d’introduire la politique à sciences politiques ») ; il traite des combats de l’heure, congrès de l’Unef, solidarité avec le Vietnam. Un numéro entier est consacré au « léninisme »...

Des contre-cours , on retiendra l’audace à contester, plus ou moins bien, c’est une autre affaire, la parole – et le pouvoir- professoral, posture typique de ces années là. L’attitude du cercle est offensive ; les arguments sont plutôt percutants dans l’affrontement directement politique, ils sont timides sur le terrain idéologique (la seule question vraiment traitée est celle de la nouvelle classe ouvrière), très décalés voire simplistes sur le plan théorique où on reste à un léninisme plutôt dogmatique.
Notons encore que cette prose là (cours et contre-cours) met en scène une opposition frontale : gaullistes contre communistes ; il n’y a pas de place ici pour l’argumentaire socialiste ou gauchiste. Tout se passe comme si le PC – bien sûr c’est une illusion d’optique renforcée par le « climat » sciences-po- occupait alors tout le terrain critique ; le PS est dans les choux, les gauchistes ailleurs ; il n’est pas question encore de programme commun. Les choses allaient très vite changer dans les mois qui allaient suivre.

Gérard Streiff



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