BLB/Tapuscrit

L’INCONNU DU B.L.B.

Texte rapé, conçu par les jeunes du quartier de Bois L’Abbé à Champigny (Val de Marne), avec l’aide de Gérard Streiff

Janvier – juin 2006

A Zyed et Bouna

CHAPITRE 1

« Tout s’achète tout se vend
Même les gouvernements
Prêts à baisser leur froc
Pour une question d’argent »

Ibrahim chantait à tue tête un vieil air de rap. Il se rappelait bien l’air, il n’était plus sûr du titre. C’était peut-être « L’argent pourrit le monde ». Une chanson de qui, déjà ? NTM ? IAM ? L’argent pourrit, c’est vrai. N’empêche, Ibrahim en voudrait bien aussi sa part. Pas une grosse part, il était pas gourmand. Mais un peu quand même.
Il filait comme une flèche avenue Boileau. Enfin comme une flèche, façon de parler, disons qu’il allait au maximum de ce que pouvait donner sa mobylette. Il tombait un méchant petit crachin qui venait baver sur la visière en plexiglas de son casque et rendait la chaussée glissante.

« Tout s’achète
Tout se vend
Même les gouvernements ».

Ibrahim avait deux amours, enfin un amour, le rap, et un rêve, New York. Il avait une sacrée envie de s’offrir un jour un gros week-end là bas. Il s’imaginait déjà descendre les avenues de Manhattan, attraper le torticolis rien qu’en cherchant le ciel, au sommet des buildings.
Mais le problème pour l’instant, c’était de livrer dare dare sa pizza, square Carpeaux. Ibrahim depuis un mois était livreur.

« Tout s’achète
tout se vend
Même les gouvernements ».

Il prit le virage un peu vite pour s’engager dans la rue Matisse, dérapa sur sa gauche, se récupéra de justesse ; heureusement il n’y avait personne en face. Et pour cause. La rue semblait coupée. Il vit devant lui comme un soleil devant lequel des gens avaient l’air de danser. La pluie venait juste de s’arrêter mais il distinguait mal. Il freina, finit par s’immobiliser et souleva la visière.
Le spectacle était sidérant. Un bus, un de ces très longs bus à soufflet de la ligne 208, était en travers de la chaussée et il brûlait.
Le feu ravageait l’engin de bout en bout. Autour il y avait plusieurs cordons ; celui des pompiers qui avaient du mal à étouffer le feu, puis une rangée de CRS avait pris position ; elle semblait elle-même encerclée par des jeunes du quartier.
Par moment, un petit groupe de policiers faisait une sortie, cavalait après les manifestants sur les trottoirs, les poursuivait jusqu’aux entrées d’immeubles.
Ibrahim, toujours à califourchon sur sa mobylette, restait bras ballants ; il en oubliait sa livraison.
C’est la première fois qu’il voyait un tel spectacle. On lui avait dit qu’il y a quelques années déjà, le Bois-L’abbé s’était embrasé, notamment un fameux 14 juillet, mais il n’habitait pas encore là, ou alors il avait la tête ailleurs, en tout cas il avait loupé l’événement.
Il trouvait ça un peu débile de s’en prendre à un bus ; le quartier du coup s’isolait du reste de la ville, s’éloignait encore un peu plus des autres ; en même temps, il n’était pas trop étonné par ce qu’il découvrait là.
« C’est pas venu tout seul » se dit-il.

On sentait en effet la tension monter ces dernières semaines. Les contrôles musclés des policiers se multipliaient ; les échanges de paroles aussi, qui n’étaient pas toujours aimables. Lui même s’était entendu dire des phrases
du genre : « T’es pas chez toi » ; ou encore « Retourne dans ta grotte ». Mais Ibrahim se sentait autant chez lui que l’autre en uniforme. Quant aux grottes, il n’en avait jamais vu.
Au bloc Savoie, un contrôle avait mal tourné, un jeune s’était fait amocher à coups de matraque : bilan ? six points de suture. Et puis il y avait eu cette compétition de foot en salle, troublée par l’arrivée de trois cars de CRS ; ce soir-là, les choses avaient failli dégénérer.
Alors quand un ministre a prétendu passer les quartiers populaires au Karcher, quand il a traité les jeunes de racaille, forcément des gens ont eu la rage. Toutes ces provocs, petites ou grandes, jour après jour, s’accumulaient. C’était chaud, de plus en plus chaud. ça commençait même à sentir le roussi.
Pas étonnant à présent, finalement, que ça crame, se dit Ibrahim. Il regardait les flammes qui montaient en tourbillonnant, d’abord bleu-jaune puis couleur ocre-orangé pour finir dans une colonne noire. Elles jetaient sur tout le quartier une étrange lueur, chaude et inquiétante à la fois, se reflétant dix, cent, mille fois dans les vitres des blocs. Le feu l’envoûtait mais il n’allait pas y passer la nuit quand même. Il se secoua et entreprit de contourner l’incendie. Curieusement les flics le laissèrent passer. Sur le moment, il ne chercha pas à comprendre ; il se dit un plus tard qu’il portait ce soir là une veste imperméable bleu ciel, avec deux larges bandes fluo ; de loin, dans la confusion générale, avec son casque, sa mobylette, sa veste, on l’avait peut être pris pour un flic. C’était un comble mais c’était comme ça !

Il longea prudemment les immeubles en roulant au pas. Au pied d’une barre de quatre étages, il vit des policiers qui, avec de puissantes lampes torches, éclairaient les fenêtres des appartements. Ceux ci, alors, étaient dans le noir, sans doute que les gens ne voulaient pas se montrer. Ibrahim se dit que cela devait impressionner les habitants, cette violente lumière qui s’invitait tout à coup dans leur chambre ou leur salon ; il ne comprenait pas pourquoi les flics faisaient ça. Il croisa un officier qui disait tout haut : « Il y a des petits rigolos, là haut, qui veulent jouer avec nous ! ». Puis il entendit les petits bruits étranges d’objets qui s’écrasaient au sol, juste devant lui ; c’était des oeufs que des locataires balançaient des fenêtres sur ceux d’en bas. Ibrahim sourit et s’éclipsa.

Soudain, à l’entrée de la rue du Maine, il vit un corps étendu ; c’était un jeune, tête contre le bitume, un petit filet de sang sortant de sa bouche ; il portait un costume de toile beige, des baskets de la même couleur. De part et d’autre du corps, deux policiers discutaient. Ibrahim eut juste le temps d’entendre : « cuit ».
Cuit ? « Le type est cuit », disaient les agents.
Ibrahim eut l’impression d’avoir déjà vu le visage du gars à terre, mais il était incapable de mettre un nom dessus ; et puis il n’avait pas trop envie de traîner. Il passa très vite devant le trio.
Il finit par retrouver sa bande. Les gars se tenaient un peu en retrait sur la pelouse. Il y avait là Bwa, David, Sidney, Ahmet, Sofiane, d’autres encore, enfin le groupe presque au complet. Ils semblaient très énervés et parlaient tous en même temps, sans s’écouter vraiment.
Bwa interpella une petite équipe de journalistes qui passaient par là, un cameraman avec engin à l’épaule et une jeune femme qui faisait mine de prendre des notes.
« Vous êtes contents, là ?!
Les gens des médias firent la moue, ne répondirent pas.
« Vous pouvez vendre de la peur, maintenant, vous aimez ça, hein ! insista Bwa.
La fille haussa les épaules et disparut avec son co-équipier.
Ahmet salua Ibrahim
  Alors, où t’étais ? t’es jamais là quand il se passe de grandes choses, toi ?
  T’as vu un peu, c’est Bagdad, ajouta David.
Soudain un groupe de flics les prit en chasse. Ce fut la débandade, allée Carpeaux, place Boileau. Ibrahim décampa le premier sur sa bécane. La course poursuite ne dura pas longtemps. Ils finirent par semer leurs poursuivants. Mais Bwa boitait, il avait perdu une chaussure dans la bataille.
  Alors, bolos’, tu perds ton bien ? lui dit Sidney.
  Hé, remballe, bougonna l’autre.
Le livreur ne leur laissa guère le temps de reprendre souffle.
  Les potes, j’ai vu un macchabée !
  Au cinéma ? dit Ahmet.
Les autres rirent. Ils ne semblaient pas le prendre au sérieux.
  Je vous jure.
  Un quoi ? demanda David.
  Un macchabée !
  C’est quoi ça ?
Ibrahim s’impatienta.
  Un maccabée, ma-ccha-bée ! Un type raide, refroidi, kapout, mort, un défunt, un décédé, un trépassé, un claqué, un crevé, un cadavre, un disparu, tu comprends le français ou quoi ?
  Ça va, cool !
Le livreur expliqua comment il était tombé sur le corps du jeune homme au costume beige. Les autres restaient sceptiques. Il les invita à retourner rue du Maine. Ils n’étaient pas très chauds mais la curiosité l’emporta. Avec des ruses de sioux, ils revinrent sur le lieu de l’incident que tenait tant à leur montrer Ibrahim. Mais il n’y avait plus rien à voir. Plus de corps au sol, plus de flics non plus. Restait une vague trace de piétinements sur le gravier et c’était tout. La pluie qui venait de reprendre avait tout effacé.
  Alors, il est où ton macchabée ?
  Là, il était là !
  T’as pas rêvé, non ?
  Sur la tête de ma mère.
  Ibrahim, tu bois trop, lança Sofiane.
Mais le groupe évita de rigoler ; le livreur avait l’air si dépité ! Ils gardèrent tous le silence, alors que leur parvenaient les bruits de l’incendie, un peu plus loin. Soudain Ibrahim cria :
« Putain, j’ai oublié la pizza ! »
CHAPITRE 2

Le mort au costume beige obsédait Ibrahim. Il en rêva la nuit, un drôle de rêve où il n’en finissait pas de tourner en mobylette autour de sa cité, sur l’avenue Boileau ; apparemment, le Bois l’Abbé était désert ; pas une âme qui vive, pas un chat. Simplement, à chaque carrefour, près du gymnase Léo Lagrange, du square Houdon, de la rue Matisse, de la rue Salomon, le livreur tombait systématiquement sur un homme qui faisait du stop ; c’était toujours le même homme, celui du costume beige, le visage pâle, les yeux vides.

Au réveil, maussade, Ibrahim passa par le kiosque à journaux pour acheter Le Parisien. Il n’y avait pas grand chose d’intéressant sur Bois l’abbé ; on parlait du bus cramé bien sûr mais c’était tout. Comme s’il ne s’était rien passé d’autre. Surtout pas un mot sur l’homme mort. Il se dit que c’était peut-être trop tôt pour que la presse en parle. Le livreur travailla toute la journée, ne vit aucun de ses amis. Le jour suivant, il fut un des premiers clients du kiosque. Même topo, ou pire : pas le moindre papier sur le quartier. Rien, nada, makach.
Chaque fois qu’il croisait un de ses potes dans la rue, il lui faisait part de son souci mais il sentait bien qu’il lassait.
« Vu…, lui répétait-on gentiment, vu !
Mais il n’en démordait pas ; il ne s’expliquait pas cette disparition et ce silence ; ça l’énervait grave.
Il avait besoin d’en parler. On était mercredi soir, sa bande devait être au PRIJ. Pour leur rendez-vous hebdomadaire de rap. Ils avaient pris l’habitude en effet une fois par semaine de se mettre en tas pour parler musique, écouter Mafia black ou Syndrôme. Ou encore comparer leurs propres textes et leurs enregistrements.

Bonne pioche ! Ils étaient là. Il régnait dans le local une ambiance de ruche.
C’est Hamed qui tenait le crachoir et proposait son texte :

« Ouais ces cops
toujours op’
on n’est pas venu
pour se la raconter
mais pour tout niquer
maintenant j’ai les biftons
de 5, de 10, de 20 »

Tout en écoutant le rappeur, Ibrahim fit le tour de la salle, pour saluer les présents, Sofiane, Moussa 1, Moussa 2, Moussa 3, Sékou, Simamadou, Omar, Ili, d’autres encore … En fait, tous ou presque avaient un surnom. Hamed par exemple, c’était Cop’s et Cop’s continuait :

« Sur mes propres textes
je suis comme un écrivain op’
et toujours à regarder
des films d’horreur
ou d’enquête sur meurtre
quelle est la faille
pour définir cette arme »

Peu à peu, le livreur se laissa prendre par le rythme mais pas au point d’oublier pourquoi il était venu. Il aimait bien ce genre de musique, il avait d’ailleurs chez lui une maxi collection de rappeurs, NTM, IAM, Rocca, Assassin, KDD, Suprême NTM…
Il avait entendu que des députés de droite voulaient mettre des rappeurs en tôle. Interdire leur texte, les taxer de lourdes amendes. Z’étaient, soit-disant, violents. Qu’est-ce que c’était que cette histoire ? C’est le rap qui était violent ou la vie dont parle le rap qui était violente ?
La galère, le chômage, c’est pas violent ? Le racisme, c’est pas violent ? Les écoles au rabais et tutti quanti, c’est pas violent ?
Et il n’y aurait que le rap qui serait violent ? Les films amerloks où ils s’explosent la tête à longueur de bobine, c’est pas violent ? Les infos à la télé, c’est pas violent ?
Ibrahim se dit que si le rap était né dans les quartiers chic, il serait sans doute à l’honneur. Mais comme ça se chante dans les cités, alors faudrait le faire taire.
Cop’s terminait :

« Ou regarder le palmarès 2005
y a rien de nouveau
juste des grosses timpes
c’est toujours la galère
94 mon terre terre »

C’était pas mal, vraiment ; il faillit applaudir.
Mais d’autres déjà s’essayaient. Avec moins de succès.

« Bois l’abbé c’est l’Algérie
mais c’est aussi le Mali
le Maroc et puis encore
quelque chose comm’ les Comores.
Bois l’abbé mec c’est génial
Même si c’est pas l’Sénégal »

A gauche du livreur, Mamadou ne semblait pas d’accord. Il venait justement de rentrer du Sénégal, il était content et pas content du voyage, c’est à dire qu’il était content de la mer, de la plage, du monde, et pas content parce qu’il faisait chaud, trop chaud, beaucoup trop chaud et puis…
« Et puis quoi ? »
Mamadou laissa sa phrase dans le vide.
On sentait bien qu’il avait d’autres reproches à faire mais il n’avait pas envie de les faire là, devant tout le monde.

Sofiane, sur un coin de table, griffonnait son texte. Ça donnait :

« Bois l’abbé anti indic
anti sadique
anti flic
anti scenique… »

Ça partait bien. Plus loin, il était question de commissariat, de gestap’.
Chauffé par toute cette électricité qu’il y avait dans l’air, Ibrahim se mit à improviser. Le thème ? toujours le même, son histoire de disparu de l’autre soir, mais il se dit que s’il le racontait en rappant, peut-être que les autres l’écouteraient mieux. Son rêve était de les pousser à mener l’enquête avec lui, comme ça il se sentirait moins seul.

Il se mit à chanter, sur l’air de « Suzy », de la rappeuse Diam’s :

« C’est moi l’livreur
De Bois l’abbé
Je fais mon beur
Dans la cité.
Je rentre l’autre soir
D’une livraison
Oh ! Fallait voir
L’agitation !
J’tomb’ sur un bus
Qui cramait grave
Autour, plein d’gusses
Les keufs qui bavent,
Et les pompiers
Qu’étaient en transe.
Emoustillés
Mes potes qui dansent.
C’est là, j’vous l’jure
Que j’vois sur le dos
Dans la nature
Un type K.O.
Mais j’suis bien l’seul
A l’avoir vu !
Pan sur ma gueule
On m’a pas cru !
Aux potes j’en parle
M’traitent de mytho !
Rien dans l’journal
Rien aux infos !
J’ai pas rêvé
Il était là
Alors qui c’est,
Que ce mec là ?
A l’aide ! au secours !
Qui me dira
Au pied d’la tour
Qui c’était l’gars ? »

Ibrahim se taille un petit succès.
Sofiane réplique, sur le même ton :

« Hé ! tu nous lâches
Avec c’délire
Toi tu rabâches
C’est d’pire en pire »

L’émulation poussa Mamadou à intervenir :

« Moi j’ai une piste
pour l’macchabée
elle est pas triste
ouais, mon idée »

Et il s’arrête ! Frustrés, les autres le poussent à continuer. Il se fait désirer. Ses voisins s’impatientent : « Ben alors, t’y vas ? ». Mamadou reprend :

« Le type qu’a fui
Dans la nature
A mon avis
C’est une bavure »

Une grosse animation règne dans le groupe. Une discussion commence : une bavure ? d’accord. Mais pourquoi personne ne vient revendiquer le corps ? Comme si ce type n’avait pas de famille. Sofiane reprend alors la parole, toujours en rappant :

« Non pas accord
Une autre idée :
Si’y a pas d’corps
Dans la cité,
Si les keufs cachent
Son existence
C’est que cette tache
C’est une balance ! »

A ces mots, l’assistance se taît.
Une balance ? autrement dit : un indic ? un espion ? un délateur ? un dénonciateur ? un informateur ? un donneur ? un mouchard ? un mouton ?
Dans les têtes, les mots se bousculent. Chez Ibrahim, ça fait tilt. « Ah mais, en voilà une idée qu’elle est bonne », se dit-il. Il regarda les autres : à l’évidence, il n’était pas le seul à le penser, que c’était une bonne idée !
CHAPITRE 3

Ibrahim partageait tout avec sa bande, depuis toujours, enfin depuis l’école. Les cours, les CD, les tournois de foot, les places de ciné, même de concert, les battel de hip hop. Tout sauf un secret, récent : il était amoureux. Jusque là que du banal. Surtout qu’on savait vite dans la cité qui sortait avec qui. Mais le problème, c’est que la belle Ouïssane qui occupait ses rêves, cheveux noirs, courts et plaqués à la « Diam’s », yeux de biche et rondeurs un peu partout, Ouïssane donc était une fille des Boulereaux !

Les Boulereaux est un quartier de Champigny à la frontière de Bry sur Marne. Un quartier ordinaire avec son CES, ses tours, ses pavillons. Sauf que Les Boulereaux étaient en froid avec Bois L’Abbé, B.L.B. comme on disait. Enfin, pas tout le quartier, heureusement, mais quelques ados d’ici et de là-bas n’étaient pas vraiment copains copains. Et puis ce n’était pas la troisième guerre mondiale non plus, juste quelques petits énervements quand les bandes se croisaient. Pourquoi cette guéguerre ? Les uns parlaient d’un vol, dans le temps, d’une mobylette, les autres d’un racket de basquette qui remontait à…Mathusalem. En fait plus personne ne savait plus très bien pourquoi les gars des deux quartiers se frittaient. Presque par habitude, par tradition. Un usage, quoi.

Récemment encore, à la sortie du lycée Langevin, les deux clans s’étaient retrouvés face à face. Ça n’avait pas traîné : pif paf, l’escarmouche recommençait, les gros mots, les jeux de mains, les coups de tatane, les courses poursuites et tout le tintouin. Les uns et les autres aimaient bien se raconter, après, leurs exploits, vrais ou faux. « Tu te souviens comment on s’est débiné ? » ou « Et l’autre, t’as vu ce qu’il a pris ? ».
Bref, c’était un peu « La guerre des Boutons » version 9.4. Bois L’abbé et les Boulereaux remplaçaient les villages de Longueverne et de Vebrans, dont les mômes, il y a un siècle, se castagnaient déjà avec application. Sauf qu’à l’époque, ils se piquaient les boutons des chemises et des pantalons, alors qu’aujourd’hui, il n’y en a plus trop, des boutons.
Ca ressemblait aussi, mais en beaucoup plus petit, à une variante Champigny de « West side story », ce film des années soixante où la bande des « Jets », dirigée par Riff, et celle des « Sharks », dont le boss était Roberto, se disputaient des bouts de trottoir à Manhattan.

Et voilà qu’Ibrahim, icône de Bois L’Abbé, n’avait rien trouvé de mieux à faire que de draguer une meuf des Boulereaux. L’amour ne connaît pas de frontières, dit le poète. Notre livreur amoureux était partagé, déchiré entre la fidélité à sa bande et l’attirance pour la fille. Que faire ? choisir ? impossible ! Comme il ne se voyait pas raconter ses amours à ses potes, il garda son secret enfoui au fond de sa poche.

Mais un jour il se fit piéger. Bêtement. Les choses s’étaient passées ainsi. La bande de Bois L’abbé devait descendre avec Hamet, l’animateur du PRIJ, dans le centre ville. Ils se rendaient à un match de foot et avaient pris place dans un bus, ligne 208. L’ambiance était animée. Sans doute stressés par la compèt’ à venir, les garçons étaient tendus. Hassan s’était mis à improviser un air de rap :

« Ya nostic j’ai pris une grosse peine
laissé mon engin cinq minutes
pendant qu’il keine
pour les footballeurs
je baise Roy Keyne
je déteste l’OM
j’suis pour le PSG
et j’ fuck le PDG
le stylo et moi on s’roule des pelles
je le prends au marquage
et je le lâche pas d’une semelle
mon son est vener je le sais
il se permet de rouler dans les Champs Elysées
pas besoin de carte grise ou d’être français
rien à foutre de la politique
pas besoin de compatriotes
le maillot que j’ porte représente Authentic
C’est ROM qui te braque sans être armé
pour les mecs cagoulés qui viennent te désarmer »

Le groupe suivait le rythme en hochant la tête. C’est alors que Moussa 1 hurla :
« … tain, les mecs, j’hallucine ! Zyeutez l’Ibrahim ! »

Le bus venait de s’arrêter à un feu rouge, juste en face d’un Macdo qui faisait l’angle ; le restau était à demi désert sauf qu’il y avait un couple bien en vue au premier plan, assis derrière la vitre, et qui se faisait des mamours au dessus de deux burgers. Il était difficile de ne pas les voir.
Or le couple en question, c’était Ibrahim et Ouissane.

Le livreur avait raconté à ses copains qu’il ne pouvait pas venir au match de foot car il devait aller voir sa grand mère à l’hôpital. Tout le bus avait en tête son « excuse ». Les rires éclatèrent.
« Dis donc, elle se porte pas mal la grand mère ! » dit Slimane.
« Mais, cria Moussa2, vous avez vu avec qui il est, le ouf ? c’est la Ouissane des Boulereaux »

Stupéfaction dans l’assistance. On dévisage la fille comme une extraterrestre. C’était pourtant vrai. La Ouissane ! Alors la bande, amusée, se mit à frapper contre la fenêtre ; ça fit tellement de raffut qu’Ibrahim finit par l’entendre. Oubliant un instant sa partenaire, il se tourna vers la rue et le bus. Il découvrit alors toute sa bande, hilare, le nez collé à la vitre du véhicule, lui faisant des signes moqueurs de la main.
Le visage du garçon se décomposa, ses yeux s’arrondirent comme des boules de billards, un sourire un peu idiot apparut sur ses lèvres ; il aurait bien voulu se cacher n’importe où, derrière la carte du restaurant, derrière son burger, derrière le verre de coca, mais il était trop tard ! Il était repéré.

« Déserteur ! » cria Moussa 3.

Ouissane, étonnée, suivit le regard d’Ibrahim et saisit vite ce qui se passait ; elle connaissait l’équipe de Bois l’Abbé, elle comprit le drame que vivait son fiancé ; le couple était pris en flagrant délit ; et la torture durait, le feu semblait vouloir rester interminablement au rouge, le bus ne bougeait pas, la bande se moquait des amoureux de plus en plus fort. Plus tard, Ibrahim dira qu’il a connu là les pires instants de son existence.

Le feu vert, enfin ! Le bus s’ébranla, disparut.
Ibrahim était K.O. debout, épuisé comme s’il venait de se taper dix battles de hip hop sans s’arrêter. Il n’était vraiment plus en état de séduire sa fille ; il n’avait plus la tête à ça, le charme était rompu.
Il était découvert, ridiculisé ! Il ne savait pas comment il allait faire pour reparler à ses potes !

Dans le bus, on blaguait à mort sur le traître.
Puis Bwa se lança à son tour dans une improvisation de rap.

« Ouais là ces cop’s
je pose mon instru
un peu mal construit
mais qu’est-ce qui se passe
tous les jeunes veulent aller
dans la mauvaise passe
franchement je les comprends
ça vient d’authentiques cérom
l’équipe qui te flache au gom gom
viens pas dans ma cité le bois l’abbé
sinon tu vas te faire engrainer
après tu seras mal
tu vas repartir avec le visage pâle
trop de violence dans ce monde
c’est tellement atroce
toutes les choses que j’ai vues sont dans ma tête
alors tu peux pas teste ma tess
j’arrive avec la section criminelle
je retrousse le chargeur
quand je te vois j’ai envie de charger
mais j’peux pas, y a trop de condés
vise un peu nos vies, merde
quand tu nous vois en galère
poser sur le terre terre
et tu veux rien faire
mais je t’aurais à la prochaine
là ces cops qui te mettent H.S.
avec les mecs du B.L.B.
non, y a pas de caresses »

Le lendemain, Ibrahim retrouva sa bande au Prij. Il s’attendait au pire. Il ne fut pas déçu. Les vannes tombèrent sur lui comme les obus US sur Bagdad.
« Alors, on pactise avec l’adversaire ?
On caresse l’ennemi ?
On passe de l’autre côté ? »

Il avait décidé de tout endurer, de supporter les critiques. Il eut droit aux mots de judas, de parjure, de renégat, de transfuge, de félon, d’infidèle, de déloyal. Tout, il accepta tout.
« Et la prochaine fois qu’on rencontre les Boulereaux, tu fais quoi ?
tu vas à l’infirmerie ?
tu restes sur le banc de touche ?
tu vas voir les keufs ?
ou tu nous tapes dessus ? »

Le livreur ne disait toujours rien, à croire qu’il s’était mis de la cire dans les oreilles.
La bande fit semblant de bouder, il resta dans son coin.
Puis de nouvelles attaques partirent.
« Et ta Ouissane, comment elle est ? elle embrasse bien ? depuis quand ça dure ? »

Et c’était reparti. Toujours muet, il laissa passer l’orage. C’était la meilleure solution.
Le jour suivant, on le vannait déjà moins ; au bout d’une semaine, l’incident semblait oublié, Ibrahim, qui avait fait le dos rond pendant tout ce temps, retrouva sa place dans le groupe.
Il jugea alors qu’il pouvait reparler de son mystérieux bonhomme au costume beige, celui qui avait disparu, le soir des incidents. Il avait griffonné un vague portrait robot du gugusse. En le dessinant, il se dit qu’il était sûr d’avoir déjà vu ce gars une ou deux fois. Où ? Au kiosque ? A la pharmacie ? au café ? dans le bus ? Il ne lui avait jamais adressé la parole mais il l’avait croisé, c’est sûr.
Un gars aux cheveux bouclés, foncés, au visage maigre, des yeux un peu plissés, une bouche droite.
Plusieurs de ses potes firent le tour de la cité avec une photocopie du dessin.
« Z’avez pas vu ce bonhomme ? qu’ils demandaient à droite et à gauche, Ça vous dit quelque chose ? »
Mais personne ne réagissait.
On colla quelques affichettes avec sa bobine dans des cages d’escalier, mais aucune réaction. Le silence radio.

CHAPITRE 4

Les semaines avaient passé très vite.
Ibrahim voyait moins le groupe.
Avec les fêtes de fin d’année, tout le monde avait l’air d’être occupé dans son coin.
Le livreur n’avait plus revu Ouissane depuis l’aventure du Mac’Do. La fille lui manquait mais il ne savait pas comment renouer avec elle.
C’est alors qu’il y eut à Bois l’abbé le mariage d’amis maliens, Coula Kanamakasy et Bijou. Bijou ! Comment rêver de plus beau nom pour une fiancée : Bijou !

C’était encore l’hiver mais il faisait, le jour des noces, un temps exceptionnel, un beau soleil chaud comme cela arrive parfois en cette saison, une lumière à redonner le moral même aux plus déprimés, un ciel bleu marine à vous croire en vacances.

A voir l’agitation à Bois L’Abbé, ce matin-là, on pouvait penser que Coula avait invité à la cérémonie tout le quartier ou presque.
Des centaines de personnes étaient attendues à la fête.
Tous les garçons du groupe avaient répondu présent à l’appel ; il ne manquait personne. Ils s’étaient sapés comme des milords pour l’occasion.
Adieu casquettes, basquettes et sweats… Bonjour le costar, la chemise blanche souvent, la cravate parfois, même le nœud papillon pour Ibrahim ! Et puis tous portaient des mocassins de circonstance. Ils étaient beaux comme des petits princes ou comme des Rois mages. Un peu intimidés aussi par leur tenue ; ils se sentaient sérieux, grandis et du coup ils n’osaient pas trop chahuter.
Mais même si les gars étaient parfaits, ils n’arrivaient pas à la cheville des meufs.
Car la bande des filles était là aussi, bien sûr, au grand complet
Des splendeurs, un vrai bataillon de charme, une brigade de starlettes, une petite armée de rêve, qui avançait groupée, désinvolte, l’air de dire : « Z’avez encore rien vu, les mecs ! »
Il y avait là Fily, Fatoumata, Nadamé, Adam, Sandra, Safi, Fatou, Nany et Sylvette (ou Shirley), d’autres encore.
Elles offraient au quartier un vrai défilé de mode.
Chacune avait sa couleur. Elles avaient dû en parler avant entre elles, se partager les tâches ; ou alors c’était un pur hasard, comme un miracle.
Fily était en bleu. Elle portait un ensemble en jean, très classe, veste courte et cintrée, col tailleur, deux petites poches, avec le dos brodé, perlé et clouté et une jupe longue à godets et quatre poches.
Fatoumata était en rouge. Elle avait une veste et jupe à volants en panne de velours, un top en soie et dentelle ; elle la jouait romantique.
Nadamé était en noir, la plus élégante des couleurs, c’est bien connu : un blouson en cuir et fausse fourrure, une chemise en coton et dentelle, un pantacourt et une casquette de gavroche en laine, l’ensemble en noir, donc.
Ça lui donnait un petit côté punkette.
Adam était en parme. Une allure chicos avec une veste et une jupe droite en coton.
Sandra avait choisi le blanc, une blouse brodée en coton, un pantalon velours, une ceinture brodée.
Safi était très colorée, avec une dominante jaune-orangée sur sa robe brodée et pailletée, asymétrique, manches papillon, en mousseline de soie.
Nany était en boubou, un boubou de satin bleu ciel.
Sylvette avait une mini-jupe en toile, un haut blanc, des bottes blanches ; on voyait dans ses cheveux un très beau tissage blond.
Fatou portait un dialgati en tissu noir et satin bleu clair, des chaussures bleu clair également.
Une autre encore avait revêtu une longue jupe, blanche, brillante, avec une traîne et le dos nu. La dernière du groupe brillait dans une robe Versace, un bustier brodé en satin bordeaux, des chaussures chinoises pointues, rouge.

A les voir avancer, toutes ensemble, on avait l’impression d’accueillir un arc en ciel, un bouquet de fleurs, un feu d’artifice. Elles chantonnaient tout en marchant le dernier CD de « Diam’s » :

« Y’a cette meuf qui vend ses fesses pour payer son loyer
Et ce mec qui vend de la CC à ceux qui aiment se noyer
Y’a cette petite que l’on détourne au bas d’une tour
Et qui tourne et qui tourne puis qui pleure et qui court

Là où la barbe fait baliser
Là où les gosses sont agités
Là où les caves sont des apparts
Là où les femmes sont des papas ».

Découvrant les filles, Moussa3, qui avait l’habitude de parler vite, une vraie mitraillette à paroles, et qui mettait le mot « mère » à toutes ses phrases, au point qu’on le surnommait parfois « ma mère » pour le charrier, Moussa3 donc, découvrant ses copines, déclara, tout retourné :
« J’suis égaré d’ma mère ! »

Une enfilade de voiture se forma, une trentaine en tout, pour se rendre jusqu’à la mairie.
« Voulez vous prendre pour épouse… ? oui. Voulez vous… oui », la partie officielle du mariage fut vite réglée. Et tout le monde regagna la cité de B.L.B.
Quelle caravane ! un convoi de bagnoles bruyantes, un défilé joyeux, un vrai caravansérail. On se serait cru lors d’une étape du Tour de France ! Ou un jour de triomphe des « bleus » au championnat du monde !
La procession de voitures tourna et retourna dans les rues de Bois l’abbé comme si elle ne retrouvait plus l’adresse de fête ; elle fit deux fois le tour de l’Avenue Boileau, prit les rues Salomon et Carpeaux dans les deux sens. Tout le monde klaxonnait avec entrain. Les bus qui passaient par là voulurent participer à l’orchestre : ils jouèrent du klaxon à leur tour. Ça faisait un bruit d’enfer. Ou de paradis. Tous martelaient le même rythme : un-deux, un-deux-trois, un-deux, un-deux-trois ! Comme s’ils scandaient : « Cou-la-et-Bi-jou ! Cou-la-et-Bi-jou ». Les gens du quartier s’étaient mis au fenêtre, souriaient, agitaient les bras, poussaient des « youyous » ; des mémés avaient pris des casseroles et frappaient avec, sur leur balcon, en reprenant le refrain général : « Cou-la-et-Bi-jou ! Cou-la-et-bi-jou ! »
On avait même l’impression que les bébés dans leur berceau pleuraient en respectant le refrain de Bois L’Abbé. « Cou-la-et-bi-jou ». Un vrai moment de bonheur.

Les mariés justement, les héros, Coula et Bijou, ouvraient le cortège. Les voitures se rangèrent autour du Square carpeaux. On avait interdit ce jour là le parking, on avait même fait dégager le tas de cartons et de détritus qui enlaidissait d’habitude un coin de la petite place, car on avait dressé une grande tente, chauffée, pour la fête. De toute façon, il n’y avait pas de salle assez grande dans le coin pour accueillir la noce.

Des volontaires se chargèrent de préparer un barbecue géant ; comme le soleil n’arrêtait pas de taper, on pouvait faire ça tranquillement en plein air ; des voisins avaient préparé des plats exprès pour la rencontre ; chacun venait avec ses cadeaux, du plus modeste au plus voyant ; on organisa des séances photos, les mariés seuls, les mariés avec la famille, les mariés avec les amis, les mariés avec le groupe, les mariés avec chacun des invités ; on mit de la musique.
C’est Fily qui s’en s’occupait. Elle mélangeait tous les genres, pourvu qu’il y ait du rythme : musique sénégalaise, antillaise, Rn’b, raï, zouk, du rap même…

Les gars et les filles, qui étaient restés un peu dans leur coin respectif jusque là, commencèrent à se mélanger. Fily vint dire à Ibrahim qu’une surprise l’attendait du côté des meufs. Curieux, il rendit visite au bataillon féminin et tomba sur… Ouïssane. Elle était elle aussi sur son 31, un oiseau du paradis, avec une tunique en soie à fines bretelles, un décolleté gansé d’un volant, couleur jaune, portée avec une jupe volante, en soie, verte, coupée en biais, zip et boutons sur le côté, avec des ballerines de la même couleur que la jupe.
Le temps d’accuser le coup, le livreur ne trouva rien de mieux à lui dire que :
  Tu fais quoi là ?
  Bonjour l’accueil ! répondit la fille.
  Excuse, c’est l’émotion !
  Quant même, c’est pas très poli !
  OK, mais tu fais quoi là ?
  Je révise le bac !
  Arrête !
  Bin, tu vois bien ce que je fais !
  C’est à dire ?
  T’es relou : je suis invitée par Bijou et les filles. OK ?

Ces dernières étaient venues faire front autour d’Ouissane, pour manifester leur solidarité de filles, au cas où il y aurait un problème.

  Tu l’invites pas à danser ? demanda Fily à Ibrahim.

Le livreur tendit la main à la fille des Boulereaux et le couple dansa sous l’œil de la bande de B.L.B. qui, cette fois, ne dit rien.
CHAPITRE 5

Ce jour de noces à Bois L’abbé fut parfait ; un jour béni, un moment de grâce ; on chanta, on ria, on cria, on dragua.
En fin de journée, les garçons avaient tombé la veste ; les filles, ravies, n’arrêtaient pas de commenter l’événement.
« Ce mariage ?! Idéal, vraiment idéal ! s’exclama Fatou.

On faisait une pause, entre deux moments de danse. Les gars parlaient des filles, les filles parlaient des gars. Normal.
« Sont drôles, les mecs, dit Fily. Z’avez remarqué comme ils ont tous besoin de se trouver un surnom ? Il y a pas de surnom chez les filles !
  Ils se la jouent, ajouta Fatoumata.
  Mais faut dire que les surnoms qu’ils trouvent sont souvent marrants, dit Nadamé.
  Par exemple ? demanda Adam.
Sandra commença l’énumération :
« Moi, je connais Ackro, Cop’s, Barza… »
Safi continua :
« Zep’s, Kamaz, KX…
  Il y a aussi Poisson, Paillasse, Sergent, ajouta Sylvette.
  Et Général Ako, Justice, Karlito…
  Ou Chaca-Zoulou, Caz, Aéron…
  Sans oublier Goûter, Robot, Tsétsé…
  Et Corbeau, Kolo’s, Mad’leine…
  Mais aussi Boss, Foster, S’kro…
  Mecano, Foyard, Glam’s…
  S-mk, Re12, Zig Zag…
  Il y a encore Djelaks, Habs, Chourais…
  Et puis Soupap’s, Skyblog…

On se serait presque cru à un jeu télé où l’animateur venait de demander : « Donnez une trentaine de surnoms utilisés à B.L.B. ». Les filles étaient super compétentes. Elles avaient l’air de connaître tous les secrets de la cité. 35 appelations qu’elles avaient trouvé, en un rien de temps ! Si ça avait été en vrai, elles auraient gagné le gros lot.

Ibrahim riait en les entendant égrener tous ces sobriquets sur lesquels il pouvait, chaque fois, mettre un visage. Il avait trop dansé, il retira sa veste à son tour. Le portrait robot du disparu qu’il avait toujours sur lui tomba de sa poche. Fily la ramassa. Les meufs, curieuses, regardèrent le visage dessiné.

  Mais, c’est le voisin ! dit Sandra.
  Quel voisin ? s’étonna Ibrahim.
  Ben, ton gars sur le dessin !
  Oui, et alors ?
  Ben, je le connais !
  Tu rigoles ?
  T’es sourd ou quoi, je te dis que ce gars habite en bas de chez moi.

Ibrahim était estomaqué. Des semaines qu’il essayait de mettre un nom sur le gusse, il avait ennuyé tous ses copains avec ça, il avait interrogé les gens, il avait collé des affichettes. Tout ça pour rien. Et tout à coup, sans s’y attendre, un soir de noces, au milieu d’un bal, une nana lui filait, l’air de rien, une information sensationnelle. Il s’étrangla d’émotion :

  Ton voisin ?
  Affirmatif !
  C’est lui ? t’es sûr ?
  Oh, t’es zehef , toi !
  Excuse mais ça fait tellement longtemps que je cherche ce type...
  Bon bin, si ton dessin est ressemblant, c’est lui, sur la tête de ma mère. C’est le voisin !
  Pourquoi tu l’as pas dit avant ?
  Mais parce qu’on ne me l’avait pas demandé.
  Sans blague, t’avais jamais vu les affichettes ?
  Quelles affichettes ?
  Mais en bas de ton escalier.
  Jamais !
  C’est qui qui devait faire son quartier ? s’impatienta Ibrahim.

Personne ne répondit. Fily calma le jeu :

  Sois pas yéyé ! On s’en fout de ton histoire d’affichettes ? Si ce type t’intéresse, l’important, c’est d’avoir une piste, non ?

Sandra expliqua qu’à l’automne dernier, un jeune homme avait emménagé dans son escalier, dans un studio au premier étage. Elle pouvait même dire le numéro de la porte, le 201. Elle s’en rappelait bien car le type avait bloqué l’ascenseur, ce jour-là, elle avait piqué une colère, elle était tombé sur le gars qui s’était excusé. C’est la première fois qu’elle le voyait dans le quartier. Elle pourrait presque dire : la première et la dernière fois, car par la suite, elle l’avait juste entr’aperçu, de loin, en passant, une ou deux fois. Puis il avait disparu. Du jour au lendemain. Mais comme personne ne le connaissait dans l’escalier, personne ne s’était vraiment étonné de ne plus le voir.

  Et c’était quand déjà ?
  Quand quoi ?
  Quand il a disparu ?
  Vers novembre.
  Au moment des émeutes ?
  Oui.
  Quand le bus a cramé ?
  Si tu veux…
  Non, faut être précis !
  Ah, écoute, sois pas rapace , c’est des souvenirs qui remontent à des mois et tu me demandes des détails pas possibles !
  OK. T’as raison. Donc c’est lui, bon dieu, c’est lui ! criait Ibrahim.
  Et pourquoi tu le cherches ? demanda Sandra.
  Comme ça !
  Comment ça comme ça ?
Finalement il raconta aux filles l’épisode des émeutes de novembre, du corps couché entre deux keufs puis du même corps disparu. Volatilisé.

  Il est de ta famille ? s’étonna Fily.
  Non.
  Un pote ?
  Non plus.
  Un bolos ?
  Non.
  Il t’a chouravé quelque chose ?
  Non plus.
  Il t’a mis une pilule ?
  Mais non. Je connais même pas son nom !
  Alors pourquoi tu le cherches ?
  Parce qu’il y a un mystère ; sa disparition est un mystère ; et moi, les mystères, faut que je les comprenne sinon je deviens malade ! déclara-t-il, en frimant un peu.
  Et comment il s’appelle ? insista Sandra.
  Comment ça, comment il s’appelle ? réagit Ibrahim. Mais j’en sais rien, je te l’ai déjà dit. C’est toi qui vas me le dire, comment il s’appelle. C’est ton voisin, non ?
  Mais j’en sais rien moi non plus. Je te dis, je ne l’ai vu qu’une fois, on ne s’est parlé qu’une fois. Et encore, ça a duré deux minutes, maxi.
  Mais il y a un nom sur la porte ?
  Non.
  Non quoi ?
  Il y a pas de nom sur sa porte.
  Et sur sa boîte aux lettres ?
  Non plus.
  La galère !

La fête était loin d’être terminée mais Ibrahim invita ses amis, garçons et filles mêlés, jusqu’à l’immeuble de Sandra. Histoire de prendre l’air avant de recommencer à danser. Arrivée devant chez elle, elle leur montra la fenêtre du premier. Les volets étaient tirés. Pas la moindre lumière derrière. La boîte aux lettres du 201 était pleine de prospectus, on n’avait pas dû l’ouvrir depuis des semaines. Elle était anonyme. Anonyme aussi la porte du studio du premier.
« Faudrait trouver un passe ! dit Ibrahim.
Le serveur se demandait quelle surprise pouvait bien les attendre derrière la porte du disparu !
« Tu verras ça plus tard ; pour l’instant, direction les noces de Bijou et Coula, suite et fin » dit Fily.

Chapitre 6

« Sarkozy va venir au PRIJ ? !
  Quoi ?
  T’es sourd ou quoi : je te dis que Sarkozy va venir au PRIJ !
  De BLB ?
  De BLB !
  Quand ?
  Ce soir !
  Tu déconnes :
  Je te jure ! »

On devait être une semaine après le fameux mariage de Coula et Bijou. La nouvelle sensationnelle venait de traverser la cité, comme un coup de canon, comme une traînée de poudre, comme une explosion nucléaire : Sarkozy allait venir au PRIJ de la cité de Bois L’abbé ! On se pinçait pour être sûr de ne pas rêver ! Et tout cas, il ne manquait pas de culot, celui-là. Sarko à Champi ! Sarko à B.L.B ! Pire : Sarko au PRIJ ! Quel défi ! On avait quelques questions à lui poser, à Môssieur le ministre ! Et on allait les lui poser en face !
Au fait, qui est-ce qui avait donné l’info ? Qui avait annoncé, le premier, la venue de l’autre dans la cité ? Les choses étaient allées tellement vite qu’on ne le savait plus vraiment. Mais bon, un RV avec Sarko au PRIJ, un face à face avec l’avocat de Neuilly, fallait pas rater ça. Chaud devant !

En fin d’après midi, le local de la jeunesse de la rue Goujon était plein comme un œuf. Bourré comme une rame de métro un jour de grève. A se demander s’il y aurait encore de la place pour le ministre, quand il viendrait, tellement toutes les pièces étaient bondées à craquer. Tout le monde s’entassait, debout, épaule contre épaule, tout le monde tendait le cou : il est où, le ministre ? Il y avait une telle foule que Hamed, l’animateur, commençait à craindre que les larges fenêtres de la grande salle explosent sous la pression du public.

Le temps passait, toujours pas de Sarko à l’horizon. On poirotait, on hésitait. Cop’s, qui détestait attendre, improvisa alors un petit rap :

« Moi j’arrive dans le rap pour vous perturber…
Dès que j’arrive vous êtes déjà tous en train de reculer
Mais moi j’viens poser mes phrases comme un youvoi
Tu ne vois pas parce que je fais des choses calmement
M.C., apparemment tu me cherches
Bolos, tu me stresses, tu sais où j’traîne
Je serai ravi de t’accueillir
et de te faire repartir en express
C’est pour tous les bolos que j’dis ça
J’parle pour moi, bonhomme
Digne de te mettre une grosse hagla
Moi je parle pour ton alibi
Ou ton élixir
Tu te la racontes trop, tiens, bâtard
J’t’ efface d’un coup de tir
Ça te fera cesser de jouer le martyr
Et toi tu crois je crains le pire ».

Sous ses airs tranquilles, Cop’s était un nerveux, comme son rap. Son rythme était bon mais ça ne faisait pas venir Sarkozy plus vite.
A l’autre bout de la salle, Chaca-zoulou ne laissa pas retomber l’attention ; il prit aussitôt la parole, toujours en rappant :

« On arrive brutal au bois 94.5 double zéro
Tu peux pas texte ici c’est le 94 bois
J’ai entendu que tu voulais test la mafia
Si tu veux nous narguer
C’est que tu cherches à te suicider
Chez nous c’est Alcatraz
On n’est pas des fouteurs de merde
Mais si vous nous cherchez
Sachez qu’on est toujours là
Quand t’entends la mafia black
Tu te pisses dessus à l’idée de te faire
Trancher la gorge
On n’est pas des frimeurs
mais juste des mecs qui essaient de percer
On habite en France
Mais on vit à l’américaine
Le bois c’est notre Harlem à nous
Mais nous on va leur montrer
Que, même en étant dans le ghetto, on va s’en sortir
Fuck les Boulereau, une cité qui cherche les embrouilles
Sans avoir de quoi se défendre
Si vous voulez vous approvisionner
Vous avez juste à demander le bois
Et tu seras le bienvenu dans ma street
Mon rap sort des halls du bled où il fait sombre
C’est CAZ en direct du 94
Robot accro au micro
Dans ma bande que des blacks fâchés ! »

Il régnait à présent une ambiance du tonnerre au PRIJ, la température était montée au maximum ; il y faisait chaud comme dans un sauna. Mais toujours pas de ministre en vue. Un troisième chanteur, KX, se proposa :

« Je viens du bois pas de Boulogne mais de Champigny
Rien ni personne ne peut teste
Reste en dehors de notre tesse et tout ira bien
Pas de corps à corps
Que des tête à tête
Qui se finissent mal
T’as eu tort de vouloir nous tester
on nique tes gaz, reste à l’aise
nos criminels sont de la section
la protection, c’est l’escorte qui la produit
donc on déduit que l’émeute
provoque un syndrome meurtrier
je te l’ai déjà dit
on te fusille
ma clique n’a pas la gâchette facile
mais les points agiles
c’est KX Mc des Comores
j’ai déclenché ta mort
sur un instru américain
on est venu te ken
car tu nous fais de la peine
si t’as un problème
je te précise ma team n’a pas de time
c’est du 100% 94500
le son qui te met en sang
plus rapide qu’un pur-sang
génération 89 c’est nous
on vient te remettre à neuf, toi et ta meuf
et fais preuve de bon sens
en écoutant notre son »

L’assistance, comme un seul corps, bougeait sur la musique. Mais on commençait à trouver que le ministre se faisait désirer. Paillasse déclara alors :
« Je suis sûr qu’y cause pas BLB, l’autre !
  Qui ça ?
  Ben l’ministre ! »
Dans la salle, les gens opinaient. Paillasse continuait :
« Si je lui dis par exemple : à BLB, on banave pas ; les bolos se font pas carna, on chourave pas, on courave pas, il y a des geush, il y a des go, on fait pas de krom. Allez, nashave, tu m’as mis une pillule ; je poucave pas, même les pouraves ; ce raclo, c’est un rapace ; remballe si tu veux pas rodaver. Vu ? T’es yéyé ou quoi ? Je suis zehef ! »
La salle riait.
« Si je lui dis ça, il entrave que dalle ! »
« Que dalle » reprit l’assistance.

Quand le brouhaha se calma, on entendit une voix s’élever :

« Au fait, il doit arriver à quelle heure, le ministre ? »
Mais personne ne répondit. Une vague inquiétude commença à parcourir l’assemblée. Une autre voix :
« C’est qui qu’a annoncé la venue du ministre ?
  Ben, tout le monde !
  D’accord, mais c’est qui qui l’a dit le premier ?
   ? !
  C’est toi, Barza ?
  Non, c’est Goum’s !
  Tu rigoles, c’est Zep’s !
  Faux, c’est KX !
  Désolé, c’est Fil !
  Pas du tout, c’est Poisson !
  Mon œil, c’est Paillasse ! »

Et ainsi de suite… C’était tout le monde et personne, en fait. Peu à peu, l’assistance comprit qu’elle avait été la victime d’une fausse rumeur. Née on ne sait où et qui ne tenait pas debout. Y aura pas de ministre au PRIJ car il n’en avait jamais été question. Bref, y avait plus qu’à rentrer à la maison. La visite du ministre, ce serait pour une autre fois. Peut-être. N’empêche, on s’était quand même fait une soirée rap !
CHAPITRE 7

Le lendemain avait été rude pour Ibrahim. Il n’avait pas arrêté de livrer des clients toute la journée. A croire que tout BLB avait décidé de se faire une pizza. Il fit même des heures sup en soirée. Il était crevé et frustré, car il aurait bien voulu voir le match Lyon – Psg. En même temps, il savait que le patron de la sandwicherie allait enregistrer pour lui la partie. Il devait le retrouver après sa tournée ; il lui demanderait par la même occasion si le gars de la photo était déjà venu chez lui ; comme ça, Ibrahim continuerait son enquête.

Il faisait nuit noire quand il retrouva la rue marchande de BLB. Le coin était un peu plus animé depuis quelques années, plusieurs magasins avaient ré-ouvert leurs portes. La sandwicherie sentait le neuf ; le patron avait refait toute la décoration, couvert les murs de petits carreaux en céramique, l’ensemble était très élégant ; il avait même ajouté une nouvelle salle ; à l’évidence, il était fier et il avait raison : son restaurant était accueillant.

Ibrahim tomba sur Caz, qui était en train d’écrire de nouveaux textes de rap. Ce dernier était ravi de les faire écouter au livreur.
« Tu seras le premier à les entendre ! »
Ibrahim prit place à côté de lui :

« La mafia black jamais endormie
toujours op pour passer à l’attaque
on a plus la rage que tous nos ennemis
nous sommes des éternels débrouillards
venus tout droit du 9.4.
je commence à écrire mes textes
avec un cœur rempli de rage
et si t’es dans l’obscurité
dis : la mafia black
et t’auras de la lumière
je suis l’avocat défenseur du ghetto
pour les amateurs de la chourave
venez au bois et demandez Counta
je vous montrerai le chemin à prendre »

Caz voulait l’avis d’Ibrahim.

« Alors ? comment tu trouves ?
  Bien, mon pote, bien. De belles phrases ! J’aime bien : « Je suis l’avocat défenseur du ghetto. » Mais pourquoi tu veux « envahir la France » ? C’est drôle ça. T’es en France, non ? Et t’es aussi la France, toi non ?
  Bof…
  Ou alors pour toi, la France, elle commence quand tu sors de la cité ?
  Exact !
  Ha bon !
  Allez, assez de baratin et écoute mon autre texte.

« Pour tous les mecs des halls
qui terminent en tôle
Pour tous les mecs qui squattent les bus
Jusqu’à en avoir un Airbus dans l’anus
Moi j’ai pas une tendance rose mais black
La vie elle est pas rose
Je représente les blacks seigneurs et rusés des halls
Prends en une dose de mon rap de rue
C’est pour tous les mecs
Qui n’comprennent rien à la vie
Fais moi de la place pour passer
C’est pour tous les douaniers
Laisse moi passer enfoiré
Moi je viens du ghetto dans un quartier chaud
Appelé Bois L’abbé
Je suis qu’un MC amateur
Mais avant tout un délinquant de la rue
On essaye tous de s’en sortir
Mais c’est pas facile
Je snife pas de la coke ni de l’alcool
On vit au mieux avec
tous les biens que nous possédons
C’est pour tous nos frères du bled
Continuez à croire à vos rêves
Un jour ils se réaliseront »

« Bien, mon vieux, bien, il y a du rythme. Et le son est bon :… les mecs des halls qui terminent en tôle… Même si c’est triste.
  Attend, Ibrahim, j’ai pas fini.
  OK mais on fait une pause si tu permets.

Ibrahim alla saluer le patron ; le restaurateur lui confirma qu’il avait bien enregistré le match PSG/Lyon -Duchère.
  Combien ?
  3/0.
  Pour le PSG ?
  Affirmatif.

Le patron mit la cassette et le film venait de commencer quand « Justice » entra dans la resto. Justice n’était pas un très grand connaisseur de foot mais il aimait bien dire son mot. Tout de suite, il s’enflammait, parlait fort, écoutant rarement ce que les autres lui disaient. Ce soir là, cette manie allait lui coûter …une pizza.
« Je parie que Lyon va gagner !
  Et moi je dis que c’est Paris, répliqua Ibrahim.
  2/1 pour Lyon, tu paries ?
  Je parie mais fais gaffe, je connais le résultat !
  C’est ça oui et moi je m’appelle Saddam Hussein !
  Déconne pas, je te dis que je connais le résultat !
  Tu as peur de parier ou quoi ?
  J’ai pas peur de parier mais j’ai trop peur que tu perdes !
  Tope là ! Une pizza ! »
Et ils prirent le pari. Ibrahim fit un clin d’œil au patron du restau qui rigolait dans sa barbe.
Le match démarra lentement ; soudain, à la trentième minute, les choses s’accélèrent. Sur un corner tiré par Rodriguez, Bueno, démarqué au second poteau, reprend le ballon d’une volée du droit et trompe Morandini.
Buuuuuuuuuuuuuuuuut, crie Ibrahim. Justice hausse les épaules.
1/0.
Tout de suite après, les lyonnais s’énervent. Lemmouchia frappe un coup franc côté gauche à l’entrée de la surface. Letizi laisse échapper le ballon, Damiani jaillit au second poteau et place une tête. Le gardien parisien est battu…. Justice saute en l’air, crie de joie mais tout aussitôt retombe sur sa chaise, les mains sur le visage, les yeux exorbités, prêt à pleurer. Car le ballon ne va pas dans les caisses ; il est repoussé du pied sur sa ligne par Cissé !
Mi-temps.

Caz, qui ne s’intéressait pas vraiment au match mais répétait ses accords, propose un intermède musical et rappé.

« Counta, c’est comme ça qu’on m’appelle
car ils savent que je brutalise tous ces bâtards
je suis un guerrier fatal
faisant partie de la planète de la délinquance
venu pour fataliser tout ce baltringue
je suis la mitraillette qui va mitrailler
le rap français avec mes rimes mitraillantes
dans ma bande, que blacks et beurs fâchés
venus tout droit du ghetto
on vit dans un quartier rempli de haine
la mafia black et nos confrères du Bois
l’escort, la S.C., la gest, syndrôme, etc
on traumatise les fils de pute
qui veulent notre peau
car ils n’ont pas tous les pouvoirs que nous possédons
dans le quartier quand il n’y a rien à faire
on se tue à la muscul
en mâtant les posters des blacks sur les murs »

L’assistance applaudit. « Attendez le refrain » dit Caz :
« Viens pas dans mon terre terre
Si tu penses que t’as pas les couilles
Pour affronter mes confrères
Car chez nous quand tu rentres en guerre
C’est pour perdre ta lire ».

A l’écran, les pubs de la mi-temps étaient terminées, le match reprenait. Justice, toujours persuadé que Lyon gagnerait faisait à lui tout seul autant de bruit que toute une tribune de supporters déchaînés.

« Tu paries toujours ? lui demanda Ibrahim.
  Plus que jamais !
  Mais tu sais que je sais…
  C’est çà, oui… »

74è minute. Accélération côté gauche de Rodriguez qui sert Pancrate en profondeur. Celui-ci centre en retrait pour Pauleta qui ajuste Morandini du plat du pied.
Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut !
2/0.
Ibrahim se contente de sourire, Justice commence sérieusement à douter. Il désespère carrément quand deux minutes plus tard, lancé par Rozehnal, Pancrate prend son adversaire de vitesse sur le côté droit et sert de nouveau Pauletta qui marque sans opposition.
Buuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuuut !
3/0.

Justice était K.O. debout. Enfin, façon de parler car il faillit tomber de sa chaise quand le match se termina. 3/0 ! La pilule ! Ibrahim avait le triomphe modeste. Il laissa à Justice le temps de récupérer puis il réclama son dû.
« Par ici la pizza ! dit-il
  OK, OK, boudait l’autre.
  Je t’avais dit que je savais.
  Mon œil ! »

A ce moment-là, le patron arrêta la télé et retira la cassette.

« C’est quoi ça ? s’inquiéta Justice.
  Bin, une cassette ! répondit le patron.
  Je vois bien mais ça veut dire quoi ?
  Que le match était sur la cassette !
  Comment ça ?
  Putain, t’es dur de la feuille ou quoi ? J’ai enregistré le match, tout à l’heure, pour Ibrahim, comme il pouvait pas le voir à 20hoo.
  Comment, comment, c’était pas en direct ?
  Ha bin, t’es pas un rapide, toi. Non, c’était pas en direct. Mais en différé, comme ils disent dans le poste.
  Alors vous vous êtes foutus de moi.
  On s’est pas foutu de toi, Ibrahim t’a dit qu’il connaissait le résultat, non ?
  Mais je croyais…
  Tu croyais, tu croyais… Faut pas croire, mon vieux. Tu croyais qu’Ibrahim était un magicien qui pronostiquait les résultats avant le match ? T’es yéyé, toi alors !
  C’est un piège !
  C’est pas un piège du tout ; Ibrahim t’a dit, texto : « Fais gaffe, je connais le résultat, 3/0 »
  Mais je l’ai pas entendu.
  Bien fait, t’avais qu’à écouter !

Justice était cassé ! Mais parier, c’est parier ! En plus, il y avait des témoins. Il devait passer à la casserole, enfin plus exactement payer la pizza d’Ibrahim.
  Je suis pas chien, on partagera, dit l’autre, en rigolant.

Pendant qu’ils dégustaient, en frères réconciliés, la tarte garnie de tomates, d’anchois et d’olives, de nouveaux rappeurs étaient arrivés et testaient auprès de ce public ami leurs nouveaux textes. D’abord ce fut le tour de Sergent :

« J’viens avec mon micro et mon butin en main
J’ai les crocs et l’instinct d’un félin
Je vais te choquer avec mes mots
Te percuter avec un marteau
Ça se pourrait que les rimes mortelles
Soient dans nos gènes ».

Les mots pétaient bien : micro - crocs / instinct - félin / choquer - percuter !
Puis ce fut le tour de Robot Accro :

« Représente le 94 Bois L’abbé
Despi je resquille tous les condés
J’enfile tous les gars en uniformes bleus
Même s’ils sont 22
Je leur mets le feu à toutes ces petites queux
Opérationnel je reste
Même si les meufs me caressent
J’déteste tous les CRS
Sans cesse j’te dresse les gars qui patrouillent
Nous fouillent pour nous foutre la trouille
Ils nous saoûlent
C’est pour ça qu’on fout nos cagoules
N’oubliez pas, ici, c’est le Bois l’abbé
Ses R.O.B.O.T.S. venus vous épater
J’fume pas de shit
J’rap trop vite
Comme Sonic
Qui comme sur mon Panasonic
Moi et ma clique on te nique
Ecoute cette ziq
On a du fric
Les flics nous coursent
Pour nous voler notre fric
Mais on est trop technique pour ces flics
car on leur met des kick
Mafia black négro
C’est Robot accro au micro ! »

Enfin, c’est Corbeau qui reprit le crachoir :

« Compte un, deux, trois, quatre, cinq, six
Memphis en 2006
Dans le rap roule en V6
J’pilote le mig à ma guise
J’ai un brolique en guise de iz-iz
Je débute avec un rap kalach
A l’arrache, avale quand je crache
MC j’débarque dans une barque
Qu’est-ce tu vas faire au fait
Je contre attaque avec un but
Te buter dans ce milieu rap
Moi je veux le salaire d’Bekham
Plein de grosses bécasses
Que mon bled gagne la CAN
On te calme calmé
Ecoute ce morceau accro au micro
Je suis mafia black
On a les crocs j’crois
Nous sommes moi j’te somme
Alors réveille toi ton sommeil
On veut tous atteindre le sommet
Mais y a ce bâtard de Kosar
Qui a ouvert sa bouche avec son vieux karcher
J’sais pas si mes paroles sont hallal
Mais sûr elles sont pas cachères.
Les lois, l’Etat, c’est tous des racistes
Ils veulent nous laisser couler dans nos cités
On est tous remontés à la surface
La preuve en est la dédicace
A la Gestap, l’escort, Bamak
Ce mig c’est toujours le même vice
Donc c’est Memphis ».

Là aussi, il y avait de belles rimes : Même vice, Memphis /
Débarque et barque / Bekham et bécasses / accro au mico / les crocs j’crois.

Il était tard. Le restau fermait. Ibrahim rentra chez lui, s’apercevant trop tard qu’il avait oublié d’interroger le restaurateur sur l’homme du portrait robot.

CHAPITRE 8

« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
Ibrahim venait de retrouver dans sa boîte à lettres un bout de papier, une page quadrillée arrachée à un cahier d’écolier, pliée en quatre, avec, inscrite à l’encre rouge, en majuscules, cette simple phrase : « Si l’inconnu du BLB vous intéresse toujours, rendez-vous au gymnase Guimier samedi soir ! »

Evidemment il n’y avait pas de signature ni aucun autre détail. Qui fallait-il voir ? comment ? Mystère. Mais Ibrahim avait trop envie d’en savoir plus ; il décida donc d’aller au rendez-vous proposé.

Samedi soir, il pleuvait sur B.L.B. ; une pluie entêtante douchait le quartier. Les gens étaient rentrés chez eux, au sec et au chaud ; les rues étaient désertes ; enfin, pas tout à fait. Aux pieds d’un immeuble, un homme promenait son chien ; et il régnait une petite agitation du côté de la grande halle du gymnase Guimier, sur l’avenue Boileau.

Le livreur salua l’animateur de la soirée dans l’entrée du bâtiment ; celui-ci le mit au parfum de l’initiative : un petit groupe d’ados du quartier allait se rendre en vacances au Maroc ; à cette occasion, ces vacanciers avaient eu la bonne idée de faire aussi dans l’humanitaire ; ils entendaient profiter du déplacement pour apporter à une école d’Oujda du matériel scolaire collecté sur la cité ; ils avaient recueilli sous par sou les dons ; et cette soirée, un repas préparé par les parents puis une partie artistique, faisait partie de ce mouvement de solidarité.

Dans la salle, une dizaine de longues tables avaient été dressées, avec des nappes de papier blanc, le couvert, des amuse-gueule, des boissons ; au mur qui faisait face à l’entrée, on avait affiché la liste des voyageurs : Kimzi, Sabrina, Mamadou, Nesrine, Mounir, Dounya, Oumar, Moussa et Salimen. Deux animateurs pour les accompagner : Redoine et Kacem. On détaillait leur circuit : Oujda, Marrakech, Agadir.

A gauche de l’entrée, près des cuisines, un DJ s’occupait des platines ; les haut parleurs balançaient une musique super cadencée. Le public arrivait peu à peu. Première surprise, Ibrahim tomba sur son père ! Ils ne s’étaient pas vus de la journée et aucun des deux ne savait que l’autre irait à cette soirée.
  Qu’est ce que tu fais là ?
  Et toi ?

Ibrahim ne pouvait pas dire la raison de sa présence ; il avait peur que son père se moque de lui. Il répondit simplement qu’il avait repéré de la lumière depuis la rue, qu’il avait voulu voir… Son père lui était là en voisin et comme une personnalité du quartier. Salif en effet était médiateur. Il était d’ailleurs en train de s’expliquer sur son métier à un journaliste du 9.4 qui lui posait des questions.
Son travail consistait à créer et entretenir les liens entre les gens du quartier, être à l’écoute de leurs demandes, les aider dans leur démarche, contribuer à ce que tout le monde puisse vivre ensemble.
« Comment devient-on médiateur ? Il faut vous dire que je viens du Sénégal, et là-bas, dans mon village, il existe une forte tradition de la vie collective, de l’échange au sein de la famille, de l’entraide. On se conseille, on se soutient, on s’épaule. On vit ensemble, on décide ensemble ; le collectif, ça veut dire quelque chose là bas ; tout monde fréquente tout le monde, depuis la plus petite enfance ; on grandit ensemble, on partage les soucis et les joies. Alors cette habitude de bon voisinage, de partenariat, de coopération, je l’ai mise au service ici de ce travail de médiateur. Avec le soutien de la mairie, j’aide les gens dans cette cité à se rencontrer. On peut organiser des repas de quartier, des fêtes des voisins, square Ronsard, pour mieux se connaître »

Ibrahim connaissait la vie de son père par cœur mais ça lui faisait tout drôle de l’entendre répondre aux questions de ce journaliste. Cela dit, il n’était pas venu là pour écouter la vie de son géniteur ; on l’avait attiré avec un message ; qui avait bien pu l’écrire ? sûrement pas son père !
Il n’avait pas d’autre choix que d’attendre ; il se disait qu’« on » lui ferait sans doute signe au cours de la soirée ; mais qui était ce « on », ce mystérieux informateur ? Devait-il soupçonner chacun des participants à la soirée ? A présent la salle était comble ; il y avait bien là entre 200 et 300 personnes.
C’était un public très jeune, au trois quart des garçons.

Les deux animateurs, Redoine et Kacem, au micro, présentaient les différentes étapes de la soirée. On servit le repas : poulet, riz, fruit, gâteaux. Tout cela avait été préparé par les parents, par les mamans de ces jeunes.

Après le dessert, on eut droit à une danse orientale. Ibrahim trouva ce moment magnifique. Deux très belles jeunes femmes, l’une à la chevelure blonde comme le sable du sud, l’autre aux cheveux noirs éclatant, en tenue de danse, jouaient avec des voiles, pieds nus sur un grand tapis. Sur une musique envoûtante, elles ondulaient, ondoyaient, tournoyaient sur elles mêmes, bougeaient bras et jambes. Les jeunes avaient instinctivement rapproché leur chaise de la piste et assis à califourchon, ils formaient un cercle admiratif autour du duo, frappant dans leurs mains.

Puis on changea de style de danse mais c’était toujours des filles qui assuraient. Cinq danseuses du groupe « Ghetto super classe » interprétèrent comme des professionnels un morceau de hip hop. Il faut dire que le nom de leur groupe était vraiment étonnant, drôle et efficace à la fois.

Les animateurs demandèrent ensuite aux garçons, largement majoritaires dans l’assistance, de montrer leur talent sur la piste. Grosse gêne dans les travées. A l’évidence on appréhendait de se montrer. Kacem insista :
« Alors ? on m’a dit qu’à BLB, on était des as du rap criminel ! C’est vrai ou c’est pas vrai ?
Finalement, « Cops » donne l’exemple. Au micro, il commanda la musique ; il releva la capuche sur sa tête, histoire de se donner un mauvais genre puis, sec, net, tranchant, il reprit cet air :

« Ouais ces cops
toujours op’
on n’est pas venu
pour se la raconter
mais pour tout niquer
maintenant j’ai les biftons
de 50, de 100, de 200 »

L’assistance appréciait ; les jeunes avaient les bras levés, les doigts dressés, ils soutenaient le chanteur d’interpellations diverses, réagissaient à certaines phrases comme on rit d’un bon mot ; il scandaient la chanson avec lui.

« Sur mes propres textes
je suis comme un écrivain op’
et toujours à regarder
des films d’horreur
ou d’enquête sur meurtre
quelle est la faille
pour définir cette arme »

Comme s’il avait l’air en colère, Cop’s, toujours à demi dissimulé sous sa capuche, tint son public en haleine :

« Ou regarder le palmarès 2005
y a rien de nouveau
juste des grosses timpes
c’est toujours la galère
94 mon terre terre »

La soirée se termina en dansant. Garçons et filles ne se mélangeaient pas trop, chacun restant dans son coin. C’est alors que le concierge du gymnase vint chercher Ibrahim :
« Il y a quelqu’un qui te demande…
  Qui ça ?
  Un garçon, je connais pas.
  Où ?
  Dans l’entrée !

Il suivit le gardien ; dans le sas qui servait de fumoir, une jeune femme terminait sa cigarette. Elle leur confirma qu’un homme avait attendu là il y a peu encore, l’air plutôt nerveux. Quand il vit une ronde de flics passer dans la rue, il prit peur et s’éclipsa .
« A quoi il ressemblait ? demanda Ibrahim.
  Peux pas dire. Il restait dans l’ombre, et puis il portait un sweet avec une capuche ; on voyait pas sa tête.
  Jeune ? Quel âge ?
  Sais pas bien.

Ibrahim donna un coup de poing rageur dans le mur ; décidément, il était dit qu’il n’arriverait jamais à croiser l’inconnu.

Chapitre 9

Ibrahim jouait de malchance. Chaque fois qu’il croyait être sur la piste de l’inconnu, un grain de sable venait compliquer sa quête. Ce soir, en rentrant chez lui, le livreur avait le bourdon.

Dans le hall d’escalier, il tomba sur Kacem et Abdel, deux médiateurs de la cité. Leur job consister à aider les gens à vivre ensemble, un peu comme le faisait son père, à mettre de l’huile dans les rouages ; à accueillir les nouveaux habitants, faciliter les rapports entre voisins, se soucier aussi du cadre de vie. Par exemple organiser les fêtes de fin d’année, les décorations d’entrée d’immeuble ; ou encore animer des journées propreté avec les gens, faire la chasse aux papiers. Tout ça n’avait l’air de rien mais ces gestes facilitaient finalement la vie dans le quartier. Les médiateurs préparaient aussi un voyage de solidarité au Sénégal ; durant ce séjour, des jeunes apporteraient du matériel informatique et initieraient les gars de là-bas à ces outils. C’était quelque part du côté de la frontière entre le Sénégal et la Mauritanie.
Ibrahim trouvait formidable cette envie des jeunes des cités d’être solidaires, que ce soit avec le Maroc ou avec le Sénégal. Il avait aussi entendu parler d’une initiative en Inde. Cette façon de tendre la main, au-delà des frontières, de soutenir ceux qui sont le plus dans le besoin, c’était vraiment super. Le livreur se sentait déjà un peu moins triste.

Il écoutait parler Abdel ; il avait plein de souvenirs en commun avec lui, des bons, des moins bons, sur l’histoire de la cité. Ils étaient ensemble par exemple quand les gens de Félix Potin - ou alors c’était le magasin 8 à 8 – avaient inauguré leur magasin en faisant venir deux bolides de course, deux superbes Formule 1, en plein BLB ! Il se dit qu’un de leurs meilleurs moments, ce fut cette sortie de jeunes de BLB, il y a au moins cinq ans de ça, pour participer à un saut à l’élastique. On était allé du côté du Mans. On s’était retrouvé sur un pont, qui était à une hauteur vertigineuse ; là il fallait s’accrocher aux jambes une corde en caoutchouc, enfin, pas trop en caoutchouc non plus...sinon on se rétamait ! Et hop, on se précipitait dans le vide ! C’était bien flippant, bien profond. Putain, l’angoisse !
En même temps, chacun était trop fier pour montrer sa trouille au voisin ; tous jouaient les durs, les blasés.
Tout un groupe du quartier s’était inscrit pour l’opération. Dans le car, on ne parlait que de ça, histoire de tromper sa peur. On riait, on parlait fort. Puis était venue la question : c’est qui qui saute le prem’s ? Toi ? Non ! Toi ? Non ! Toi ? Finalement, on avait tiré au sort l’ordre de saut. Ibrahim était un tout petit peu rassuré, il n’était pas parmi ceux qui sauteraient les premiers. ça lui laissait encore un peu de temps pour se préparer, au mental comme au physique, pour calmer aussi l’espèce d’excitation qui lui torturait le ventre. C’est Kéké, l’animateur de l’époque, qui avait tout organisé.
Kéké ! Bon dieu, Kéké ! Franck Kéké ! Son visage lui revint soudain en mémoire ; il dit :
« Abdel, tu te souviens de Kéké ?
– Quel bon mec c’était ! Répliqua l’autre.

Il avait dit « c’était » parce que Kéké avait eu la très mauvaise idée de mourir, emporté par une sale maladie, un cancer.
« C’est quand qu’il est parti ?
– Qu’il est mort ?
– Oui.
– 2000 ?
– 2001 ?
– Dans ces eaux là.

Kéké était vraiment un gars en or, dévoué, estimé, toujours là pour conseiller, encourager, remettre sur pied, dire aux petits de ne pas traîner, de travailler à l’école, toujours prêt à soutenir les grands. Il savait être joueur et sérieux en même temps.

Kéké !
Ça lui faisait tout drôle, à Ibrahim, de se rappeler ce mec. Curieusement, lui qui était plutôt triste ce soir, ce souvenir de Kéké lui faisait du bien.
Celui-ci n’avait pas son pareil pour organiser une compétition ; d’ailleurs, il y a encore au Prij une coupe d’un tournois de foot où il est marqué : « Compèt’ Kéké ». D’habitude on voit des coupes Renault, des coupes Paribas, des coupes Canal+. Ici, c’était la coupe Kéké. Et franchement, pour les gars du coin, ces simples mots avaient plus de valeur que toutes les marques du monde.

Ivoirien d’origine, Kéké était super bien intégré ici ; il avait le don pour se faire écouter des petits, pour stopper leurs conneries, si besoin ; un jour où ça chauffait dans le quartier, il avait croisé le petit frère d’Ibrahim qui se promenait avec une bouteille d’essence.

« C’est quoi, çà ?
– De quoi tu parles ?
– Fais pas l’andouille, j’te parle de la bouteille !
– Ha, ça ! C’est rien, c’est pour ma mobylette !
– Parce que t’as une mob’s maintenant ?
– Bientôt !
– Bientôt quoi ?
– J’en aurais une !
– Oui, d’accord, en attendant, laisse tomber ça !

Ce que fit le gamin qui lâcha la bouteille, laquelle se brisa dans le caniveau ; il était temps. Kéké et le garçon étaient en train de passer devant le commissariat !
Ibrahim relança Abdel :
« Tu te rappelles ce jour où on est descendu au Mans pour le saut à l’elastique. Kéké était seul à ne pas sauter, lui qui était toujours le premier à donner l’exemple ! Ça nous a fait tout drôle, on était même sur le coup un peu déçu. Mais personne n’a rien dit. Et lui n’a fait aucun commentaire. C’est plus tard, une ou deux semaines après, qu’on a appris qu’il était déjà malade, très très malade ; il ne pouvait plus supporter le moindre choc mais il ne s’en était plaint à personne. Il gardait ça pour lui. Il est mort peu après.

« Et puis c’était un super connaisseur de rap ! Dit Abdel
– Oui, c’est lui qui a encouragé la création du groupe Emeute.
– Emeute ! Tout un programme !
– Ce groupe a même sorti un album.
– Exact !

Ibrahim soupira :
« Kéké, c’était un saint !
 N’exagèrons pas. C’était pas un héros, il aurait bien rigolé si on lui avait dit ça : Kéké, t’es un héros ! Non, c’était simplement un type bien, un vrai type bien, super-actif, super-dévoué, drôle aussi, toujours avec un bon mot.

Casimir, entouré de deux ou trois amis, venait de rejoindre le groupe.
Autour de lui, on se chamaillait à propos d’une histoire de hamburger trouvé devant la sandwicherie... Mais comme tout le monde parlait en même temps, il était impossible comprendre de quoi il retournait.

Caz tendit l’oreille en écoutant Ibrahim et Abdel échanger leurs souvenirs :

« On parle de rap, ici ?
– On parlait de Kéké, en fait ! T’as connu ?
– Non, pas personnellement mais j’en ai vachement entendu parler ; tiens, je vais lui dédier ma dernière chanson :

« Si vous voulez vous approvisionner
vous avez juste à demander le loyer
et tu seras le bienvenu dans ma street
mon rap sort des halls, du bled où il fait sombre
tout le temps que j’ai perdu
c’est l’avenir qui recommence
mes potes m’appellent counta alias caz
la rue et moi, on fait qu’un
mon rap grandit au fur et à mesure
comme moi
je suis rapide sur mes rimes
comme une balle tirée à bout portant
j’encule le show biz
je sais qu’il y a des fils de pute qui veulent m’avoir
mais qu’ils sachent que je les ai déjà baisés
avant qu’ils ne passent à l’action.
Si on veut me tester
ma porte est ouverte
j’ai de quoi recevoir
je ne peux pas concevoir la défaite
contre des chiens comme ça
je fume pas, je bois pas
et mon nez ne sniffe pas de la coke
je veux juste dire que ce qu’on attend de la vie
c’est dieu qui choisit
j’espère que si tu veux des produits illicites
t’es conscient que tu mets ta famille en danger
dites vous bien que c’est la banlieue sud ici
trop dangereux pour les petits mecs
qui ne savent pas assumer leurs actes
si t’assume pas ta vie
tu n’avanceras jamais ».

Il était l’heure d’aller se coucher. Ibrahim avait presque retrouvé le moral. Sans doute grâce à Kéké. Merci, Kéké !

Chapitre 10

« Ibrahim à l’Olympia ! Concert unique ! ».
Les mots s’écrivaient en lettres rouges, éclatantes, au dessus de l’entrée du célèbre music-hall, Boulevard des Capucines, dans le 9è arrondissement de Paris. Dans la rue, de gros amplis diffusaient son dernier tube, intitulé BLB, son quartier ; le texte était de lui, la mélodie venait de Nirvana « Like teen spirit » :
« Expulsion sans relogement
des méthodes karcher
des familles nombreuses qu’attendent toujours un nouveau toit
entassés dans des conditions sordides
au logement insalubre
à une époque où tout vole en éclats
j’m’efforce de sortir tout ce qu’il y a de plus vrai en moi... »

La musique à peine terminée, Ibrahim, décontracté, tint une conférence de presse sur le trottoir devant l’établissement et répondit aux questions de la meute des journalistes.

« Etes-vous content de vous produire à l’Olympia après Kool Shen, Kery James et 113 ?
– Oui, répondait-il simplement, faussement modeste.
– Pourquoi accumulez-vous tant de succès : victoire de la musique, disque d’or, des télés, bientôt un film ?
– La chance, beaucoup, et un peu de talent...
– On dit que votre style est plus commercial ?
– Faut bien vendre, mais je reste proche de mon style d’origine.
– Et êtes vous resté fidèle à BLB ?
– Absolument.
– C’est pas ce qu’on dit.
– N’écoutez pas les menteurs.
– Vous y retournez ?
– Pour sûr ; ce matin encore, je suis allé y distribuer des centaines de places pour mon concert.
– Donc vous êtes toujours attaché à votre quartier ?
– Puisque je vous dis oui !
– Pourtant on raconte que vous vous la « pètez », passez moi l’expression.
– Calomnie !
– Que vous avez la grosse tête ?
– Faux !
– Vous n’avez pas la grosse tête ?
– Non, non et NONNNN !

Ibrahim cria si fort.... qu’il se réveilla.

Il était dans sa chambre, boulevard Boileau. Il avait fait un rêve.
Un drôle de rêve. Il n’avait jamais voulu être une star du show biz. Alors pourquoi cette idée était-elle venue le hanter ?
Le temps de se débarbouiller, il regarda le quartier par la fenêtre. C’était une belle journée de printemps. Le ciel était dégagé, le soleil tapait tranquillement, se reflechissant sur toutes les vitres des immeubles ; les pelouses reverdissaient, les fleurs jaillissaient, les gosses dans les parcs couraient en riant. Ce lundi de Pâques avait presque un air de vacances, sauf... qu’il y avait des keufs partout !

La cité était pourtant calme, paisible mais eux tenaient le quartier, avec leurs véhicules, leurs cars, leurs uniformes, un peu comme si on était en guerre ; ils s’étaient déployé sur toutes les rues ou presque ; certaines voies étaient encore ouvertes, on pouvait toujours entrer dans la cité mais impossible d’en sortir sans leur montrer patte blanche, ou patte noire, ou mate, ou café au lait, ou caramel, ou mordorée. Les keufs avaient tout vérouillé, une vraie souricière, un vrai piège à cons. Pourquoi ils faisaient ça, ce matin si calme de printemps ?
Il se rappelle qu’un jour, aussi tranquille qu’ aujourd’hui, un jour sans problème, toute l’armada policière s’était également mise en place ; Ibrahim avait alors demandé à un uniforme pourquoi il y avait ce déploiement, alors qu’il ne se passait rien ; on lui répondit que c’était de la prévention. Pré-ven-tion !
– Prévention de quoi ?
– Avant que ça pète !
– Mais ça pète pas !
– Ça pourrait !
– Alors ?
– Alors on contrôle !

Ça le foutait en rage, ce genre de raisonnements. Sûr que dans le Seizième arrondissement, il n’y avait jamais ce genre de démonstration. En plus, lors de ces contrôles, les flics trouvaient toujours quelque chose à vous coller, pour un phare pas catholique, une ceinture pas vraiment attachée, un pneu un peu louche, un portable allumé... Bref, se disait le livreur, non seulement on nous les brisait mais il fallait payer, par dessus le marché.

Comme un fait exprès, il y avait ce matin-là à la radio une émission où l’on faisait parler des jeunes de banlieue ; ils avaient créé leur collectif au lendemain des émeutes, avec une idée, une promesse : que Zyed et Bouna, les deux jeunes électrocutés dans une ville au nord de Paris, ne soient pas morts pour rien.
Ce collectif faisait le tour des quartiers, pour entendre la parole des jeunes ; et partout on leur disait « Assez du mépris policier ! », « Assez des contrôles pour rien ! » ; ils disaient encore « Pas de travail si on s’appelle Mohamed ou Fatima » ; et puis surtout il y avait ce regret : « On ne nous demande jamais notre avis ! ». Mais c’est vrai aussi que le collectif tombait, dans ces mêmes cités, sur des gens pour qui il y avait trop de bruit, trop de tags, trop d’impolitesses... Alors il fallait discuter, disaient les interviewés.

Ibrahim décida de sortir ; il laissa sa mob au garage, c’était plus prudent ; il traversa le square Jean Goujon, rejoignit la rue Rodin et chercha un café ouvert. Il passa devant l’appart où avait vécu l’inconnu, aux dires de sa voisine Sandra. A présent, il y avait là, depuis deux semaines, de nouveaux occupants. Le jour où ils s’étaient installés, le livreur était dans les parages ; curieux, il avait jeté un oeil dans l’appartement juste avant qu’il soit à nouveau habité ; tout était vide ; il n’y avait aucune trace, aucun signe de l’Autre.

Le livreur continua sa route. Sur un banc, un homme parlait tout seul ; il s’exprimait fort et débitait à toute vitesse son discours ; Ibrahim tendit l’oreille mais il ne comprit rien à cette langue inconnue, une sorte de mélange de mots de toutes les langues, de l’anglais, de l’allemand, du créole, un mic mac étonnant ; comme une prière affolée avec des termes qui revenaient en boucle, comme Police. Le type tendait les bras devant lui, puis se tapait sur une main avec l’autre, la gauche sur la droite, la droite sur la gauche. Qu’est ce qui lui était arrivé, à ce gars ? Qu’est-ce qu’il voulait dire ? qu’est ce qu’il voulait faire comprendre ? L’homme n’était pas agressif, il semblait même ne pas voir les gens autour de lui. Ibrahim avait toujours eu beaucoup de compassion, presque de la tendresse, pour ce genre de types qu’on appelait un peu vite des « fous ».

Il continua de déambuler dans le quartier, fit un saut à la brocante qu’organisait l’association des commerçants du Bois-l’Abbé. Les stands étaient tenus par des individuels et des associations ; on y vendait un peu tout et n’importe quoi, des bricoles, des chaussures, des bouquins, des outils, de la vaisselle, des cartes postales, des jouets d’un autre temps, des maquettes de bateaux, des poupées démantibulées, des vêtements. Un stand africain proposait des boublous, des colliers, des statuettes. Le livreur connaissait tout le monde et tout le monde le connaissait. Sur chaque visage, il mettait un nom, une histoire, des souvenirs communs.
Il finit par arriver devant le Prij. Il y avait là Moussa qui parlait avec son portable :
« Tu joues à la play avec qui ?
Manifestement, on ne lui répondit pas. Ou Moussa n’entendait rien. Alors il redisait :
« Tu joues à la play avec qui ?
Nouveau silence, nouvelle demande :
« Tu joues à la play avec qui ?
Ibrahim se dit que c’était peut-être un code, un mot de passe qu’il fallait répéter plusieurs fois avant que ça fonctionne.
Il s’étonnait tout de même de cette manie que le monde avait de parler mais de ne pas écouter.

Il croisa un groupe de jeunes qui revenait du parc Asterix ; ils se chariaient les uns les autres, s’accusant chacun d’avoir eu trop peur sur les manèges, notamment sur « Tonnerre de Zeus ».
« Toi, je t’ai vu, tu en bavais !
– Et toi tu pouvais même plus parler !
– Menteur.
Puis tous ensemble, ils riaient avec de grands gestes heureux.

Sur un panneau d’affichage, il remarqua un article sur l’immigration ; la politique dite sécuritaire de Sarkozy, écrivait le journaliste, allait conduire à un durcissement des conditions d’obtention de la carte de séjour. Le journal montrait que pour le ministre, il fallait d’un côté faire peur aux étrangers et de l’autre entretenir chez les gens d’ici la peur de l’étranger ; le reportage montrait aussi comment certains attiraient les étrangers dans des pièges, en leur promettant des papiers officiels mais en les livrant en fait, lors des rendez-vous, à la police ; ces méthodes étaient la meilleure façon de faire d’eux des clandestins, des gens qui se cachaient...

Ibrahim se souvint alors d’une histoire que lui avait raconté un ami espagnol de BLB ; celui-ci lui avait dit comment les policiers de Madrid s’y étaient pris, un jour, pour piéger les sans papiers : les clandestins avaient été aimablement invités à se rendre dans un site administratif ; on allait enfin les régulariser, disait-on ; les gens se rendirent à ce rendez vous, confiants, heureux ; certains, ce jour-là, dansaient même devant les policiers ; on leur donna une petite collation, à manger, à boire, pour patienter, le temps de faire des papiers pour tous, leur dit-on. Puis ces sans papiers se sentirent soudain tout drôles. On les avait drogués ! Il y avait du somnifère dans les boissons offertes ; ainsi affaiblis, à demi conscients, ils furent conduits à l’aéroport, installés dans un avion, scotchés sur leurs fauteuils. Deux heures après, ils étaient à Dakar. Il y eut beaucoup d’agitation dans la carlingue quand les passagers retrouvèrent leur esprit ; ça cogna dur ; l’équipage se cacha dans la cabine de pilotage. Les gens, « les revenants » comme on les appelait, durent descendre de l’avion ; mais beaucoup d’entre eux reprirent aussitôt le chemin du Nord.
L’affaire fit scandale en Espagne. Cynique, le premier ministre d’alors déclara : « Il y avait un problème ; il n’y a plus de problème ; où est le problème ? »

Soudain Ibrahim eut une sorte d’illumination.
« Bon dieu ! Et si l’inconnu était tout simplement un clandestin ? Un sans papier ? Et s’il se cachait toujours dans le coin ? À BLB ? »

Chapitre 11

Ibrahim rentrait de Paris ; son patron lui avait demandé d’aller chercher du materiel chez un grossiste pour la pizzeria. A la station Champigny du RER, il prit le bus 208B. Le chauffeur répétait à tous ceux qui montaient et voulaient prendre billet :
« J’ai pas de tickets, vous pouvez vous asseoir !
– Super, répondit le livreur, des transports gratuits ! Ça devrait être comme ça tous les jours !

En arrivant sur le pont qui enjambe la Marne, là où les berges donnent des envies de promenade, il rêva à ces îles que l’on devinait au large, l’île de l’abreuvoir, l’île du martin pêcheur, l’île de pissevinaigre.
A force de livrer ses pizzas non seulement sur Bois l’abbé mais dans tout Champigny, le livreur commençait à bien connaître la ville et avait repéré des noms étonnants, comme le chemin des bas-moguichets, le mail de la demi-lune, le hameau des gilbardes, le sentier des simonettes, le pont des ratraits, le square de la source, la rue du regard des luats, la villa des hautes courantes, des appelations d’un temps qu’il avait du mal à imaginer et qui le laissaient songeur.

Sur le pont, un idiot, au bord d’un 4X4 noir, portant des lunettes de soleil et un tee-shirt représentant le drapeau américain, le bras gauche gesticulant hors de sa machine et jouant son petit caïd, grilla la priorité au bus. Cette voiture portait un numéro d’immatriculation qui amusa Ibrahim : 1986 IB 94. 1986 comme son année de naissance, IB comme les premières lettres de son prénom, 94 comme son département. 1986 IB 94. Facile à retenir, se dit-il. Entre le chauffeur de bus et l’agité du 4x4, il y eut un échange de gros mots et de coups de klaxons ; heureusement, on en resta là. Le 4x4 disparut ; mais, énervé, le conducteur du 208B pianota rageusement sur son tableau de bord durant toute la traversée du centre ville.
A l’arrêt « Musée de la Résistance », là où la vue est belle sur le bas de Champigny et les méandres de la Marne, un jeune homme monta. Il était hirsute, cheveux longs, barbu, moustachu. Ibrahim se dit qu’il y avait beaucoup trop de poils sur ce visage. L’homme, maigre, flottait dans un vieux costume beige .
Le chauffeur répéta, comme à chaque arrêt, qu’il n’avait pas de tickets et le nouveau passager, furtif, s’assit juste derrière le livreur. Il semblait sur ses gardes, comme s’il se méfiait de tout le monde. A la station suivante, « Fort de Champigny », une imposante brigade de contrôle de la RATP, près d’une dizaine de personnes, attendait le véhicule de pied ferme ; Ibrahim entendit dans le bus des soupirs, des « Oh ! », des « Ah ! », il sentit des mouvements divers et ça et là il y eut comme un léger vent de panique autour de lui. Mais le chauffeur cassa l’élan des contrôleurs qui commençaient déjà à grimper dans le véhicule en avouant qu’il n’avait pas de ticket aujourd’hui, qu’il avait laissé les gens s’installer et qu’on ne pouvait donc rien leur demander. Apparemment déçue, la brigade fit marche arrière. Le 208B repartit et Ibrahim remarqua que le siège du barbu qui était monté peu auparavant était vide ; poussé par la curiosité, il le chercha du regard ; c’était un long bus à soufflet ; il finit par le retrouver, réfugié tout au fond de la seconde partie du véhicule, se faisant le plus petit possible, le corps fatigué mais les yeux en éveil.
Place Rodin, Ibrahim descendit, le jeune homme aussi.

Le livreur le regardait avec attention. Il réalisa alors que l’autre pouvait être après tout ce fameux inconnu qu’il cherchait depuis des semaines ; il ne l’imaginait pas aussi grand, il ne l’avait vu qu’allongé au sol ; il ne portait pas, en novembre dernier, ces cheveux longs comme pour se cacher le visage ; mais c’est vrai qu’il avait déjà ce costume beige, froissé. Si c’était lui... Emu, Iibrahim voulut l’aborder, mais l’autre était déjà loin. Il décida de le suivre mais c’était difficile car l’autre avait un sacré rythme, sportif ; il marchait à grandes enjambées, tout droit, il courait presque ; il s’engagea sous un porche de la rue Carpeaux. Quand le livreur y parvint à son tour, l’autre avait disparu mais il tomba sur deux amis, Marie Jeanne et Bertrand.

Ils se saluèrent.
« Z’avez pas vu passer un jeune homme barbu ? » demanda le livreur.
Ils lui assurèrent que non. C’était étrange, ils avaient pourtant bien dû le croiser. C’était à croire que l’autre était invisible, ou que personne ne voulait le voir ou encore que tout le monde faisait comme s’il n’était pas là. Comme s’ils étaient complices. Il n’insista pas.

Marie Jeanne et Bertrand étaient des animateurs d’associations sur BLB ; Ibrahim aimait bavarder avec eux. Ils connaissaient bien différentes cités de la région parisienne, pour avoir beaucoup bouger, et ils pouvaient donc comparer ; ils trouvaient que BLB était finalement un endroit calme, solidaire, avec ses problèmes bien sûr mais où l’on trouvait plein de gens ouverts. Eux-mêmes étaient très actifs ici ; ils s’occupaient d’un atelier d’arts plastiques, d’un atelier de danse pour femmes, d’un autre encore contre les violences familiales et même d’un lieu d’accueil, le « dejeun’bar », où on assurait le petit déjeuner pour les jeunes du quartier. Ils s’étaient rendus compte en effet que beaucoup de jeunes, le matin, « sautaient » ce repas. Il y avait là un vrai besoin ; d’ailleurs, leur café marchait bien, le lieu était toujours plein de monde.

Mais aujourd’hui Ibrahim n’avait pas trop la tête à discuter avec eux. Il continua sa quête et tomba sur Tony, rue Goulon.
Tony était lui aussi un accro du rap et le livreur avait eu plusieurs fois l’occasion d’apprécier ses rimes.
Un jour d’ailleurs, comme sa chanson lui avait plu, Ibrahim lui avait demandé de la lui écrire. Il gardait sur lui ce texte qui disait :

« la vie c’est dur
mais ici on s’en remet
à force de se la faire mettre
la pillule passe plus
le bas du batiment H 24
on occupe a méfu,
à s’vanner voir les yenkhi
et les biftons tourner
tout pour faire des thunes
c’est le mot d’ordre
ma bave coulera pas devant les porcs
on rêve de serrer des Khenzet
avant d’se faire serrer dans une ruelle
avant d’canner parce que jalousé
tout est pas encore clair dans nos têtes
et nos comptes se règlent par des tête à tête »

Il y avait bien des phrases qu’il n’aimait pas trop, du genre « tout faire pour des thunes ». Tout faire pour le fric, penser qu’au fric, vivre pour le fric ? C’était vraiment pas un idéal pour Ibrahim. De la thune, il en faut, c’est sûr, mais être obsédé par le Veau d’or, non merci !
Et puis il y avait d’autres phrases qui lui plaisaient bien, du genre : « Tout est pas encore clair dans nos têtes » ; il aimait cette idée, celle de chercher à comprendre, l’envie d’être lucide, le sentiment que ça peut bouger, etc...

Bref Ibrahim et Tony se connaissaient bien. A tout hasard, il reposa sa question :

« T’aurais pas vu passer un jeune barbu ?
– Un barbu ?
Ibrahim se dit que décidemment, personne dans le coin ne parlerait.
 Tu veux pas me dire ? Insista-t-il.
Cette fois, l’autre lui répondit par une autre question :
« Et pourquoi tu le cherches ?
Surpris, il ne sut que répondre sur le coup ; puis il dit, embarrasé :
« Parce que je le connais.
– Hé bien, si tu le connais, tu vas chez lui.
– Non, enfin, je veux dire, je crois le connaître.
– Tu le connais ou tu crois le connaître ?
– C’est à dire que....
– Oui, je t’écoute !
– Je l’ai reconnu.
– Dis mon frère, tu sais que t’es pas clair ! C’est pas dans tes habitudes, ça ! T’as bu ou quoi ? »

Le serveur se sentit alors obligé de raconter toute l’histoire, les émeutes, le corps, la disparition, l’appartement désert, etc.
Tony l’écouta attentivement, en hochant la tête puis il déclara :
« Faut pas le déranger, tu sais, il a assez de problème. »
Et il lui avoua ce qu’Ibrahim pressentait depuis peu : le jeune homme au costume beige était un sans papier.

Le soir commençait à tomber. Ils continuaient à discuter. Un flic vint à leur rencontre. Ils s’attendaient au pire mais au lieu d’exiger, comme d’hab, leurs papiers, il demanda :
« Vous savez que ce soir il y a un match de foot ? »
Ils se regardèrent, plus qu’étonnés, pas trop habitués à ce genre de rapports. Mais c’était vrai, ils avaient oublié le match !
Bonne info, merci l’agent ! Ils se quittèrent pour aller voir la rencontre.

Chapitre douze

Sur la photo on voyait une salle de classe, modeste, propre, sobre, plusieurs rangées de bureaux d’écoliers, en bois, comme dans le temps, et derrière chaque bureau, deux jeunes enfants, garçon et fille ; ils semblaient à la fois attentifs, ordonnés, les bras croisés et très impatients aussi de voir ce qui allait se passer ; ils avaient le visage rond, souriant, de grands yeux écarquillés. Cette photo que regardait Ibrahim avait été prise courant avril dans une école d’un village marocain, dont il n’avait pas retenu le nom, au sud de la ville d’Oujda.

Le livreur était un peu jaloux du groupe de gars et de filles de Blb et des Boulereaux, qui revenait du Maroc ; il était jaloux mais en même temps heureux pour eux. Et heureux aussi de cette coopération de jeunes, garçons et filles, des deux quartiers. Les deux cités copinaient, c’était super.
L’hiver dernier, il avait croisé ces ados lors d’une soirée-repas dans un gymnase, alors qu’ils préparaient leur expédition sous la direction de Kacem et de Redoine.
C’était à la fois un voyage à but humanitaire, puisqu’il s’agissait d’apporter dans une école marocaine des fournitures scolaires récoltés à Champigny grâce à la solidarité de tous, et puis des vacances, des vraies, genre plongeons dans les vagues et bronzette tranquille, les doigts de pied en éventail.

L’air ravi, Sabrina et Dounia, Mounir, Omar et Saliman faisaient passer de main en main les photos de leur séjour. On les voyait sautant dans une piscine, jouant aux cartes, faisant de la randonnée, courant sur une plage, posant devant un grand batiment ocre, « la plus grande boîte de nuit d’Afrique » dit quelqu’un, partageant un repas, se promenant dans un souk. Ils commentaient aussi un Dvd qui racontait leur périple.
Ils se chamaillaient parfois ; les filles hésitaient à ce qu’on montre certains clichés :
« Montre pas celle-là, j’suis pas belle !
– Celle-là non plus, j’suis pas peignée ?!
– Oh, non, pas celle là ?!
– Pas grave, on était en vacances, non ? Dit un garçon. C’était pas un défilé de mode !
– Et puis, vous êtes superbelles, craignez rien.
– N’empêche, j’veux pas qu’on me voit comme ça !

Finalement, les filles avaient toujours raison. Elles exerçaient un contrôle rigoureux et efficace sur le film. Elles voulaient qu’on les voit super classe, un point, c’est tout.

Le voyage avait duré une dizaine de jours.
De Paris, ils étaient arrivés en avion à Oujda, dans le Nord-Est du pays, non loin de la frontière avec l’Algérie. Première surprise, le climat. Il faisait plutôt frisquet dans le 9.4, mais très doux au Maroc. Ils étaient restés dans cette région d’Oujda quelques jours, le temps de visiter la ville, de dépasser l’étonnement de la découverte mutuelle, celui des gens d’Oujda devant ces « étrangers » et celui des campinois devant cette cité inconnue.

Ils avaient été invités dans la famille de Redoine, originaire de cette ville ; ils avaient goûté l’hospitalité marocaine, sa cuisine aussi, le couscous, le tajine. Le plaisir du repas pris ensemble autour d’un immense plat, où on se sert directement avec sa main. Pour certains, ces plats et cette façon de manger étaient complètement nouveaux.
Mais la grande affaire, lors de cette première étape, fut donc la visite dans un village, au sud de la ville, à trente ou quarante kilomètres. On les attendait dans l’école du hameau. Celle-ci était plantée au milieu d’une prairie, assez vaste ; les habitations étaient un peu plus haut, étagées sur une colline.
A l’arrivée de la délégation de Champigny, les écoliers, enfants de paysans, étaient alignés dans la cour, garçons et filles en rangs séparés. Le directeur de l’établissement, le concierge étaient aussi de la partie.

Les écoliers, qui étaient alors en vacances, étaient revenus spécialement pour voir leurs visiteurs. Ils les applaudirent, leur souhaitèrent la bienvenue, les reçurent avec du thé et des gateaux. Puis les enfants rejoignirent leurs trois classes, qui elles étaient mixtes ;
au tableau, on voyait des mots arabes, pour désigner une table, une chaise, etc.
Comme sur la photo que venait de voir Ibrahim, les enfants semblaient ravis et intimidés ; la délégation distribua aux plus petits des brochures à colorier et des crayons de couleur ; les plus grands eurent droit au papier, aux cahiers, à des feutres.
Et tous reçurent aussi de pleines poignées de bonbons !

Il y eut pendant ces deux heures d’échanges beaucoup d’émotion dans l’air, beaucoup de respect mutuel, de sourires, un sentiment partagé de générosité et de gratitude. Bref, un beau moment de vie !

Puis, apprit Ibrahim, le groupe des campinois partit pour Marrakech, deuxième étape du voyage. Un long déplacement en train, une bonne douzaine d’heures à travers la montagne de l’Atlas, des forêts, des oliveraies, des vignobles, des villages et encore des villages pour atteindre, via Taza, Fes et Rabat, le bord de mer et Casablanca ; ils repartirent dans les terres, en descendant plein Sud, via Settat ; bref, ce fut presque une traversée de part en part du Maroc. Le train s’arrêtait parfois en pleine nature, pour permettre aux passagers – et peut-être au conducteur aussi- de se dégourdir les jambes. Enfin, l’arrivée à Marrakech.

Cette ville fabuleuse, une ville rouge argile, avec ses remparts, ses minarets, ses palais, ses souks, ses jardins méritait sa réputation flatteuse. Une ville d’art avec sa mosquée Koutoubia, sa place Djemaa el-Fna, la porte monumentale de sa Casbah, son Mausolée d’Al Mansur. Une ville d’un autre monde : entre ses palmeraies, ses fontaines et ses marchés, on s’y sentait au Sahara.

Place alors aux vacances, au farniente à l’hôtel, au hammam et ses bains de vapeur, aux ballades en quad pour les garçons, grosses motos à 4 roues, en boggy pour les filles, sorte de quad avec des tubulures en guise de carosserie.

La troisième étape du périple emporta le groupe à Agadir, au bord de l’Océan. A Champigny, on sortait péniblement de l’hiver, ici c’était presque un temps d’été ! Belle ville de vacances, grand port de pèche, aussi, réputé pour son thon, ses sardines, ses langoustes..

A nouveau, hôtel, piscine, jet ski, équitation, randonnée. Beau programme. Le bonheur, quoi ! Difficile d’imaginer en voyant cette ville qu’elle avait été quasiment rasée par un tremblement de terre au début des années soixante et complètement reconstruite. Là aussi en partie grâce à la solidarité.

Et difficile de penser que ces plages de sable fin, ces alignements de cocotiers, ces décors de rêve pouvaient être aussi le lieu de drames à répétition.
En regardant ces photos et ce film, Ibrahim se rappelait en effet qu’on avait beaucoup parlé ces derniers mois dans la presse du Maroc, et notamment de la région d’Oujda. Et les informations alors n’étaient pas toujours très gaies. En effet des colonnes d’immigrés d’Afrique passaient souvent par là, y passent encore ; ils traversaient la frontière algéro-marocaine pour se diriger ensuite vers les villes espagnoles de Ceuta ou de Melilla, ou celle de Tanger, toutes situées en bord de Méditerrannée ; de là, ils espéraient filer vers l’Espagne, vers l’Europe.

C’était la quête sans cesse recommencée du travail, de l’espoir pour des foules d’émigrés ; c’était aussi les embûches qu’ils devaient éviter, les longues marches, les frontières solidement gardées, les murs de barbelés, les courses-poursuites avec la police, les rackets par des passeurs, les dangers des traversées en petits bateaux, la nuit, la rencontre avec la mort parfois, etc. Et partout il fallait payer, payer le transporteur, payer le passeur.

C’était sans doute une histoire comme ça qu’avait dû connaître l’inconnu de BLB., se dit Ibrahim. Il fallait vraiment qu’il le retrouve, celui-là.

Les rires autour de lui le sortirent de sa rêverie.
Les participants du groupe parlaient des souvenirs qu’ils avaient ramené de leur périple, des vêtements, des sacs, des chaussures, des baskettes.
« Des baskettes ? S’étonna-t-il.
 Ben oui, tu sais pas que c’est là-bas qu’on les fabrique les boots que t’achètes ici ?
Chapitre 13

Sortant de chez lui, ce matin là, Ibrahim tomba sur des grappes de jeunes gens qui déambulaient entre les immeubles de BLB. Ils avançaient lentement, groupés, regardant par terre comme s’ils étaient à une cueillette de champignons, ce qui était plutôt curieux dans le quartier. Le livreur se dit qu’ils ressemblaient à ces enquêteurs qu’on voit parfois à la télé, au journal de 20 heure, dans la rubrique des faits-divers, et qui avancent en ligne, cherchant à retrouver un indice, un objet disparu ; on aurait pu les prendre aussi pour des rabatteurs qui doivent, lors de battues, faire fuir le gibier vers les porteurs de fusils ! Ou bien pour des gens qui s’inquiéteraient des retombées de Tchernobyl, vingt ans après, en inspectant l’état de la nature... Ou encore, car ce matin là le livreur avait beaucoup d’imagination, on aurait pu penser, en les voyant, à une nouvelle secte qui se livrait à un rituel inconnu, peut-être des adorateurs des espaces verts.

Bref, Ibrahim était perplexe. C’était quoi, au juste, ce lent défilé de jeunes gens ? Ce n’était tout de même pas une démonstration anti CPE car ils avaient l’air bien jeunes, ces manifestants. Un spectacle original ? Mais il n’y avait rien pour l’annoncer, pas de banderole, pas d’orchestre, pas de musique. Des collectionneurs de papillons, alors ? Absurde. Une nouvelle danse ?

Il trouva que le mieux était encore de demander à un participant de l’un de ces cortèges ce qu’il faisait là. Il avait repéré le petit frère de son voisin.
Et il comprit alors pourquoi il y avait tant de monde, ce mercredi, à fouiner sur les pelouses en bas de chez lui.
– Hammadi, tu fais quoi là ?
– Je fais propre !
– Tu fais propre ?
– Ben, oui, on fait la chasse aux détritus, aux saletés ; on est des écolos, quoi !

La raison de cette animation était donc simple : c’était la 3è édition de la « journée propreté », organisée par le bailleur, l’immobilière 3F, en partenariat avec les services municipaux et l’association Champigny- prévention.

Il y avait là une bonne centaine de personnes, surtout des enfants de 8 à 15 ans ; cetains portaient pour la circonstance des T shirts rouges. Tous avaient répondu à l’appel des organisateurs. Munis de pinces, de gants, de sacs poubelles, ils avançaient en petits groupes, encadrés par des médiateurs et des gardiens.
Au programme : ramassage des ordures, sensibilisation sur le respect des espaces publics, sur le travail des gardiens également.

La récolte semblait bonne, on remarquait sur les trottoirs plusieurs dizaines de gros sacs-poubelle déjà pleins à ras bord, tout gonflés de détritus ; après l’épreuve, un goûter convivial était prévu pour tous ces citoyens « nettoyeurs » à l’espace de jeux, rue du Maine.

Ibrahim quitta ces militants de la propreté pour tomber presque aussitôt sur « les intellos », comme il les appelait.
C’était les gars de sa promo qui allaient passer le bac ou étaient déjà des étudiants. Il y avait là Youssef, Omar et Karim. Le premier était dans une filière multimédia, à Champ sur Marne ; le second préparait un BTS management, le troisième était en terminales pro, section « énergie ».

Plutôt contents de leur parcours, avec un bon sourire qui avait l’air de vous dire : « Vous voyez, à Bois l’Abbé aussi, on peut faire des études », ces jeunes hommes, en même temps, jettaient un regard un peu nostalgique sur leur passé. Ils disaient ce que disent tous les « anciens » depuis que le monde est monde : c’était mieux avant ! Ils parlaient de leur jeunesse, de ce temps de l’ insouciance où ils ne pensaient qu’à s’amuser et à faire des blagues, à jouer au foot, à rouler en vélo.
Ils pensaient aussi que leur génération avait été plus unie : « Il y avait moins de concurrence entre nous qu’aujourd’hui. Plus de solidarité, plus de mélange. On était plus ensemble, tous ensemble, français, portugais, beurs, blacks... »

Simple regret, comme chaque génération en formule, depuis la nuit des temps ? Ou vrai diagnostic ?
Ibrahim n’était pas complètement d’accord avec eux ; il trouvait que de la solidarité, il y en avait partout aujourd’hui dans ce quartier. Il pensait par exemple à ces réunions d’aide aux devoirs que Fily organisait au PRIJ. Mais il ne dit rien, il continuait d’écouter les trois « intellos ».

Ceux-ci avaient dû grandir, ils n’avaient pas le choix ! Pas moyen de faire le chemin de la vie en sens inverse ! Et ils avaient découvert les petits soucis de la vie des grands, les histoires de fric, de travail, de responsabilité, l’existence, quoi ?! Ils s’étaient colletinés, dans des administrations, des commerces, des petits chefs « à la Sarko ». Et puis ils condamnaient les replis des uns et des autres sur les communautés, la morale du chacun pour soi aussi.
« Il y a un culte du fric pour le fric. Trop de jeunes se font plein d’ illusions sur des réussites rapides, comme si chacun allait devenir un Grand footballeur, un Grand rapeur, un Grand de la télévision. Avec plein de fric. Tout de suite. »
Un des « intellos » eut cette belle formule :
« Aujourd’hui, on grandit trop vite ! ».

Ils trouvaient que le quartier changeait, que les gens étaient souvent plus démunis, que la pression policière était plus forte qu’avant. Certes il existait des CRS « supergentils » dit l’un d’eux mais aussi des adeptes des contrôles musclés, des types qui leur manquaient de respect.

Ces « intellos »avaient en commun des paquets de souvenirs.
Des bons souvenirs. Par exemple quand ils faisaient semblant de se chamailler entre jeunes, entre blacks et beurs par exemple. « Des fausses rivalités qu’on règlait au foot, dans de super-compétitions ». Ou des souvenirs de fête de quartier, des histoires de pétard qui avaient failli mal tourner, des histoires de vraie solidarité entre voisins.
D’autres souvenirs, ni bons, ni mauvais. Par exemple, ces classes où ils étaient trois ou quatre à bosser vraiment, trois ou quatre sur trente ; les autres, il fallait les tirer. Et c’était lourd de tirer 30 copains qui n’avaient pas trop envie de bouger.
Et puis, il y avait les mauvais souvenirs mais qui, avec le recul du temps, faisaient aujourd’hui plutôt rire. C’était le cas des baffes de la mère Painsec. A l’école primaire Salomon, il y avait une prof, Mme Painsec, qui était, selon ces jeunes gens, une vraie terreur. Pourquoi ? Parce qu’elle baffait du matin au soir. Une réponse de travers ? Une baffe. Une indiscipline ? Une baffe. Un devoir pas rendu ? Une baffe. Un retard dans les rangs ? Une baffe. Un mot plus haut que l’autre ? Une baffe. C’était une vraie machine à baffer ; elle devait en avoir mal au main en fin de journée.
Elle baffait pour un rien, pour un oui, pour un non ; et tout le monde y passait, sans exception. Elle avait même baffé un jour le meilleur de la classe, et lui c’était VRAIMENT sans raison. Ou alors, la raison, c’est simplement qu’il n’avait jamais reçu de baffe de l’année, elle avait dû trouver ça anormal, alors il l’avait eue lui aussi, sa baffe, histoire de ne pas faire de jaloux.
Painsec avait dans sa classe son propre fils ; le pauvre garçon avait connu lui aussi le régime général, baffe à la moindre occasion ; peut-être même qu’il en avait reçu plus que les autres et des baffes mieux appliquées que celles de ses voisins. Ah, les gifles de la Painsec !

Les petits à l’époque supportaient l’épreuve en se disant : « Plus tard, tu verras, plus tard, on lui fera regretter de nous avoir si mal traité, à celle-là ». Hé bien pas du tout ! Devenu grand, quand l’un d’entre eux, par malchance, croisait Mme Painsec dans les rues de Bois l’abbé, allait-il lui demander des comptes ? Des explications ? Des excuses ? Rappeler ces méfaits passés ? Lui dire au moins qu’il ne fallait pas taper comme ça sur les petits ? Non ! Il changeait illico de trottoir. Par peur, par traumatisme, par habitude ! Comme s’il retombait en primaire ! Dix ans, quinze ans après, le réflexe marchait encore. Cette prof était devenue à jamais une image de terreur et continuait d’impressionner ses anciens élèves devenus grands, souvent bien plus grands qu’elle !

Quittant ses trois amis, du côté de la rue marchande, il tomba nez à nez ... avec l’inconnu ! Il sortait d’un Taxiphone. Leurs regards se croisèrent. Ibrahim pensa que l’autre allait encore se débiner. Mais, à son grand étonnement, l’inconnu l’attendit, lui sourit.
« On m’a parlé de toi, dit-il, en lui tendant la main. Je crois que tu me cherches. C’est vrai ?
Dérouté par cette franchise, le livreur ne sut d’abord que répondre. Puis, serrant sa main, il l’invita à prendre un pot.
« C’est vrai que je te cherche ! Et depuis longtemps, mon vieux ! »
Chapitre 14

L’inconnu s’appelait Dabo. Il était malien. Il avait vingt ans. Il était arrivé en France il y a deux ans :
« Je voulais voir ce qui se passait dans le monde réel, connaître le pays qui nous avait colonisés, apporter en retour ce que je pourrais à ma famille ».
Ibrahim l’invita à prendre un café chez le « grec ».
Dabo préfèra marcher, rester dehors.
« On ne sait jamais » dit-il.
Ils passèrent devant une agence de voyage, « Le bel horizon » ; des affichettes annonçaient en vitrine des vols pour Bamako, 500 euros. Dabo, rêveur, regarda, soupira.

Puis ils se dirigèrent vers le marché qui se tenait le long de la route du Plessis, entre le 1ter, square Jean Goujon et le groupe scolaire Anatole France. Le marché tirait à sa fin, c’était déjà l’heure de ranger.
Ils déambulèrent entre les étals de chaussures et de vêtements, de chapeaux et tissus, de viande et d’olives, de fruits et de boissons, de poissons aussi.
Ibrahim aimait ces odeurs où se mêlaient un parfum d’herbe coupée. Déjà des services de voirie allaient tout nettoyer.

Dabo continuait son histoire :
« Le voyage n’a pas été simple. J’avais obtenu un visa de court séjour. Puis je suis resté car je voyais ma place ici. Les Français étaient des gens humains. Respectueux. En plus à Champigny, je me sens bien. C’est une ville-monde, tu ne trouves pas ? »
Dabo avait travaillé un peu partout. Surtout dans la restauration à Paris, dans le nettoyage aussi. Il était resté célibataire.
« Comment se marier ici ? On va m’accuser de faire un mariage pour obtenir des papiers ! Et puis se marier quand on n’a pas de travail reconnu qui vous donne droit à un logement, un vrai logement, pas un squatt ou une chambre en foyer, c’est pas un bon plan. »

Il dit encore ce que c’était de se lever, le matin, de se laver, se raser, avaler un petit déjeuner et franchir la porte de chez soi, la peur au ventre, sans savoir si on allait retrouver son hébergement le soir ; sans savoir si en sortant dans la rue, on n’allait pas être contrôlé, arrêté, menotté, brutalisé, expédié comme un vulgaire paquet dans un avion chaque fois qu’on s’approchait d’une bouche de métro ? Chaque fois qu’on voyait un uniforme. Il fallait tourner la tête, tout le temps, pour vérifier que la voie était libre, qu’on n’allait pas se faire sauter dessus ; avoir le courage d’entrer dans un bistrot, dans un bureau de tabac.
« Chaque pas est un problème » dit-il.
Et pourtant, sa vie, aujourd’hui, elle était ici. S’il avait le choix, ce qu’il préfererait, c’était de pouvoir faire l’aller-retour en Afrique, mais il ne voulait pas y rester.

Dabo parlait un excellent français.
« Comment vivre en France sans lire ses journaux, sans écouter ce qui se passe. La culture française, c’est comme ça que je l’ai acquise ».
Son rêve ?
« Ne plus être dans l’illégalité, être reconnu dans mes emplois, pouvoir me loger. C’est tout ».

Ibrahim comprenait mieux pourquoi il lui avait été si difficile de mettre la main sur le « disparu ».
« La première fois que je t’ai vu, c’est lors de cette fameuse nuit de novembre ; tu étais au sol, entre deux policiers. Tu t’en souviens ?
– Quel cauchemar ! En fait j’avais eu un malaise en sortant de chez un ami, j’étais tombé, inconscient. En me réveillant, j’ai vu les uniformes qui m’entouraient, l’incendie un peu plus loin. J’ai vite compris ce qui se passait, et surtout j’ai réalisé que si on me prenait, là, on allait m’accuser d’être un casseur, et on me renvoyait illico au bled. Alors, j’ai profité d’un moment d’inattention de mes gardiens, pendant qu’ils s’éloignaient, pour fuir sans demander mon reste ».

Il avait beaucoup d’amis dans la cité. Il passait de l’un à l’autre, sans jamais rester longtemps à la même adresse. Pour ne pas les gêner et éviter d’être repéré.

Ils parlèrent encore longtemps, comme deux vieux amis. Dabo avoua qu’il avait eu un problème au travail, il n’y avait pas longtemps. Comme d’habitude, il travaillait au noir.
« Tu trouves pas ça drôle, toi, de dire d’un noir qu’il travaille au noir... »
Ibrahim ne réagissant pas, Dabo poursuivit.
Il avait bossé trois mois dans une entreprise de déménagement mais son patron ne l’avait pas payé. C’était un type dont il ne connaissait même pas le nom. Un matin, Dabo arriva comme d’habitude à l’entrepôt ; plus de camion, le garage était vide, tout s’était volatilisé dans la nuit.
« Et tu n’as aucune trace ?
– Aucune. L’entreprise n’avait pas de nom, il y avait juste un local. Le patron ne parlait jamais de lui. A croire qu’il voulait être clandestin lui aussi. Tout ce que je peux dire...
– Oui ?
– C’est qu’il se promenait tout le temps en 4x4 noir. Immatriculée dans le 9.4. C’est qu’il en avait les moyens, non ?

Ibrahim réagit au quart de tour :
« Dis donc, ton type, ton patron anonyme, il portait pas parfois des lunettes noires et un Tee shirt représentant le drapeau américain ?
– Bingo ! Tu le connais ?
– Pas vraiment mais je l’ai croisé il n’y a pas longtemps »

Il raconta l’incident à la hauteur du pont sur la Marne entre l’autobus et cette voiture. Ibrahim avait retenu le numéro de la plaque d’immatriculation. Par un hasard incroyable, cette plaque lui rappelait en effet sa date de naissance, 1986, son nom, IB, son département, 94. Soit 1986 IB 94.
« Il devrait pas être trop difficile à retrouver ! »

Ils se quittèrent en se promettant de se revoir bientôt. Ibrahim l’assura qu’il allait voir, pour cette histoire d’employeur disparu lui aussi. Grâce à des amis à la préfecture, il retrouva vite le nom et l’adresse du mec à la 4x4.

Le surlendemain, Ibrahim, Dabo et deux amis allèrent rendre visite au patron fantôme, aux aurores, à Saint Maur, chez lui. Quand l’autre, toujours avec son Tee shirt américain, vit Dabo aussi bien encadré, il comprit tout de suite... et sut s’adapter. Il vint au devant du jeune malien, souriant, la main tendue :
– Dabo, te voilà ! Comment tu vas ? Figure toi que je te cherchais mais je n’avais pas ton adresse, tu comprends ?
Le malien le regardait avec méfiance.
– Tu sais que je te dois encore trois mois de salaire, insista l’homme aux lunettes.
– Je sais, je sais, dit Dabo, avec un petit sourire.
– Suis moi, on va régler ça.

Quelques minutes après, Dabo, ravi, revenait avec son salaire, au noir, toujours, sans fiche de paie mais, comme on dit, c’était toujours ça.
« Merci les amis, dit-il à Ibrahim et à ses deux potes. Je vous revaudrai ça ».

Chapitre 15

Ibrahim voulait en faire plus pour Dabo. Pourquoi pas réaliser son rêve, lui trouver des papiers ? C’était plus facile à dire qu’à faire. Mais déjà, comme première étape, le livreur réussit à faire parrainer son ami par un élu du quartier, avec la bénédiction de la mairie.

La cérémonie se déroula à l’occasion de la fête de la ville, un beau samedi de juin, alors que l’été commençait à chauffer pour de bon. Cette fête avait pour cadre le parc du plateau, un vaste espace vert avec une pelouse légèrement en pente et encadrée d’arbres. Plusieurs scènes étaient ouvertes à la danse, à la musique, à la poésie, à des démonstrations sportives, des expos de peintres et de plasticiens du coin ; plein de stands associatifs aussi s’éparpillaient dans le parc.

Autour de Dabo et d’Ibrahim, ils étaient venus, ils étaient tous là, les jeunes de BLB et leurs amis, Bwa, David, Sidney, Ahmet, Sofiane, Mafia black, Syndrôme, Moussa 1, Moussa 2, Moussa 3, Sékou, Simamadou, Omar, Ili, Hamed, Cop’s, Mamadou, Ouissane, Hassan, Coula, Bijou, Fily, Fatoumata, Nadamé, Adame, Sandra, Safi, Fatou, Nany, Sylvette, Shirley, Ackro, Barza, Zep’s, Kamaz, KX, Poisson, Paillasse, Sergent, Général Ako, Justice, Karlito, Chaca-Zoulou, Caz, Aéron, Goûter, Robot, Tsétsé, Corbeau, Kolo’s, Mad’leine, Boss, Foster, S’kro, Mecano, Foyard, Glam’s, S-mk, Re12, Zig Zag, Djelaks, Habs, Chourais, Soupap’s, Skyblog, Kimzi, Sabrina, Mamadou, Nesrine, Mounir, Dounya, Omar, Moussa, Saliman, Redoine, Kacem, Salif, Kacem et Abdel, Marie Jeanne, Bertrand, Tony, Youssef, Omar, Karim, Gérard, Bruno et tout le groupe Ghetto super classe.
Quelqu’un avait même cru voir passer Mme Painsec ainsi que le fantôme de Kéké.

Le maire présida la cérémonie de parrainage civil.
« Ces jeunes, ce sont nos jeunes ! Ces enfants, ce sont nos enfants, les enfants de la République ! ». Applaudissements.
Le parrainage était une action symbolique pour la loi mais il plaçait solennellement le filleul sous la protection de son parrain, l’élu, ainsi que de la ville et de son premier magistrat. A défaut – et en attendant- d’être reconnu par le pouvoir et d’avoir de vrais papiers, bien officiels.
Dabo se vit remettre une carte de parrainage signée par le maire et ornée du tampon de la ville.
« Cela pourra toujours aider en cas d’arrestation » dit-il, souriant.
L’élu de son côté rappela qu’ « il est important de s’unir et de montrer que des gens s’opposent au gouvernement et au ministre de l’Intérieur Nicolas Sarkozy, au moment où s’installe un durcissement des critères d’obtention des titres de séjour. Manifester, parrainer, soutenir, c’est plus que symbolique, ça va au-delà de l’amitié, c’est simplement un geste d’humanité ! »

Il dit encore que tous ces jeunes présents étaient en quelque sorte ses jeunes à lui, des jeunes de la République.
Solidaires, tous les rappeurs de BLB montèrent alors sur scène pour fêter le parrainage. C’est Hamed, dit Cop’s, qui ouvrit le feu :

« Sur mes propres textes
je suis comme un écrivain op’
et toujours à regarder
des films d’horreur
ou d’enquête sur meurtre
quelle est la faille
pour définir cette arme. »

Bwa prit la suite :

« Bois l’abbé c’est l’Algérie
mais c’est aussi le Mali
le Maroc et puis encore
quelque chose comm’ les Comores.
Bois l’abbé mec c’est génial
Même si c’est pas l’Sénégal ».

Ibrahim ressortit un texte écrit il y a longtemps déjà :

« C’est moi l’livreur
De Bois l’abbé
Je fais mon beurre
Dans la cité.
Je rentre l’autre soir
D’une livraison
Oh ! Fallait voir
L’agitation !...
C’est là, j’vous l’jure
Que j’vois sur le dos
Dans la nature
Un type K.O.
Mais j’suis bien l’seul
A l’avoir vu !
Pan sur ma gueule
On m’a pas cru !
J’ai pas rêvé
Il était là
Alors qui c’est,
Que ce mec là ? »

Tout en chantant, il montrait du doigt Dabo, le mec en question qu’il avait si longtemps cherché. Mamadou, mis en confiance, lacha sa petite romance :

« Moi j’ai une piste
pour l’macchabée
elle est pas triste
ouais, mon idée.
Le type qu’a fui
Dans la nature
A mon avis
C’est une bavure. »

Sofiane poursuivit :

« Non pas accord
Une autre idée :
Si y a pas d’corps
Dans la cité,
Si les keufs cachent
Son existence
C’est que cette tache
C’est une balance ! »

Hassan continua :

« Ya nostic j’ai pris une grosse peine
laissé mon engin cinq minutes
pendant qu’il keine
pour les footballeurs
je baise Roy Keyne
je déteste l’OM
j’suis pour le PSG
et j’ fuck le PDG »

Bwa en superforme prit le relai :

« Mais qu’est-ce qui se passe
tous les jeunes veulent aller
dans la mauvaise passe
franchement je les comprends
ça vient d’authentiques cérom
l’équipe qui te flashe au gom gom...
trop de violence dans ce monde
c’est tellement atroce
toutes les choses que j’ai vues sont dans ma tête... »

Cop’s enchaîna aussitôt :

« Moi j’arrive dans le rap pour vous perturber…
Dès que j’arrive vous êtes déjà tous en train de reculer
Mais moi j’viens poser mes phrases comme un youvoi
Tu ne vois pas parce que je fais des choses calmement
M.C., apparemment tu me cherches
Bolos, tu me stresses, tu sais où j’traîne
Je serai ravi de t’accueillir
et de te faire repartir en express
C’est pour tous les bolos que j’dis ça ».

Puis ce fut le tour de Chaca-Zoulou :

« On arrive brutal au bois 94.5 double zéro
Tu peux pas texte ici c’est le 94 bois
J’ai entendu que tu voulais test la mafia
Si tu veux nous ? c’est que tu cherches à te suicider
Chez nous c’est Alcatraz
On n’est pas des fouteurs de merde
Mais si vous nous cherchez
Sachez qu’on est toujours là. »

Il n’avait pas terminé que déjà KX lançait :

« Je viens du bois pas de Boulogne mais de Champigny
Rien ni personne ne peut teste
Reste en dehors de notre tesse et tout ira bien
Pas de corps à corps
Que des tête à tête. »

CAZ s’invita dans la série :

« La mafia black jamais endormie
toujours op pour passer à l’attaque
on a plus la rage que tous nos ennemis
nous sommes des éternels débrouillards
venus tout droit du 9.4.
nous sommes des banlieues...
La vie elle est pas rose
Je représente les blacks seigneurs et rusés des halls
Prends en une dose de mon rap de rue
C’est pour tous les mecs
Qui n’comprennent rien à la vie ».

Sergent s’imposa :

« J’viens avec mon micro et mon butin en main
J’ai les crocs et l’instinct d’un félin
Je vais te choquer avec mes mots
Te percuter avec un marteau
Ça se pourrait que les rimes mortelles
Soient dans nos gènes ».

Robot Accro ne voulait pas qu’on l’oublie :

« N’oubliez pas, ici, c’est le Bois l’abbé
Ses R.O.B.O.T.S. venus vous épater
J’fume pas de shit
J’rap trop vite
Comme Sonic
Qui comme sur mon Panasonic... »

Puis c’est Corbeau qui prit le crachoir :

« Compte un, deux, trois, quatre, cinq, six
Memphis en 2006
Dans le rap roule en V6
J’pilote le mig à ma guise
J’ai un brolique en guise de iz-iz
Je débute avec un rap calach... »

Et il y eut enfin Tony :

« La vie c’est dur
mais ici on s’en remet
à force de se la faire mettre
la pillule passe plus... »

Et pour clore la soirée, un superbe feu d’artifice salua l’événement. Le ciel un instant fut de toutes les couleurs. A l’image de B.L.B.

Fin.

ANNEXES

Parlez-vous le « Bois L’abbé » ?

Un peu de vocabulaire sur les mots à la mode dans le quartier

BLB : Bois l’abbé
Banaver : avoir peur
Bolos : client (arnaqué)
Carna : arnaquer
Claké : nul
Chouraver : voler
Couraver : bastonner, bagarrer
Coup de pute : coup en traître
Crapule : traître
Crass(e) : trahison
Dé : client (drogue)
Disketter : embobiner
Geush : personne dépendante de drogue dure, junki
Go : meuf
Krom : crédit
Malus : négatif
Méf : attention
Nashave : Casse-toi
Peps : tirer sur un bede ?
Pillule (mettre une) : une arnaque
Poucave : balancer
Pourave : pourri
Raclo : gars, mec
Rapace : radin ou hargneux
Remballe : s’en foutre ?
Rodaver : crâmer
Shiro : visage
Violent (c’est) : c’est très bien
Vu : laisse tomber
Yéyé : idiot
Zéhef : énervé



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